Herpivoie n’a jamais dû connaitre une telle activité depuis le mariage de l’Empereur et de l’Impératrice. Des hommes et des femmes courent dans tous les sens. Certains prévoient leur prompt retour à Fort-Darion, d’autres se préparent à courir du Valois, de l’Ouestrien, du Bieffois et du Croisés. Moi-même, je ne sais où donner ma tête tant les demandes sont nombreuses - et souvent contradictoires. Je dois trier et surtout trancher. Et dans ce lot de bonnes ou mauvaises nouvelles, une certaine dame occupe une place grandissante dans mon esprit : Isla Chelsted.

Je ne sais pas quels sont ses projets – suivre l’Impératrice, ou l’Empereur, ou rester à Fort-Darion. Le doute est là. Je ne peux pas me permettre d’attendre notre prochaine rencontre. J’ai promis à ce Vieux Loup que je l’aiderai à construire son propre bonheur, qu’il n’a pas à considérer les conséquences car je m’en occuperai. Je trahirai, d’office, ma promesse si je ne saisis pas l’opportunité d’avoir la Conseillère à Herpivoie pour l’alpaguer et discuter franchement avec.

Je profite de la mission donnée par Rhaenys, récemment, pour m’inviter dans les appartements temporaires de la dame. Celle-ci doit m’attendre, ayant été prévenue un tantinet en amont. Je ne peux pas m’empêcher de repenser à cet entretien à trois, ayant sous les yeux l’épouse et l’amante de l’Impératrice. Elles sont semblables physiquement, mais leurs caractères respectifs diffèrent – à moins que la guerre ait trop changé celle qu’était jadis Rhaenys Braenaryon, née Targaryen. Je ne comprends pas exactement l’attrait de Torrhen – à moins que je ne veuille pas le reconnaitre.

- Dame Isla, je suis heureuse de pouvoir enfin discuter avec vous. Nos rencontres ont toujours été extrêmement brèves, et dans des circonstances très solennelles. Pourtant, nous partageons une proximité presque amicale avec nos Souverains, déclarais-je avec un sourire chaleureux.

Cette dernière phrase peut avoir bien des sous-entendus, et notamment pour Isla, mais je n’insiste pas. Je préfère voir comment la demoiselle va réagir à cette simple, ingénue et candide pique. Si jamais les rumeurs viennent à courir, dans le futur, les critiques seront bien plus brulantes et terribles. Cependant, je ne doute pas qu’elle saura garder son calme : nous ne devenons pas une proche des Braenaryon si nous ne sommes pas capables de nous contenir. Le Vieux Loup peut aisément pousser dans les retranchements, et la Dragonne semble faire d’une franchise propre tout autant.

- Il me semble nécessaire que nous prenons le temps de nous connaitre.

J’ose espérer qu’elle ne sera pas aussi condescendante et aussi frigide qu’Oranne. Cette dernière m’a déjà bien en horreur, je voudrais bien éviter d’ajouter un nouvel ennemi à une liste qui se rallonge d’années en années, de décisions en décisions … A l’inverse, celle de mes amis se réduit dans le sang. Je ne compte plus les mauvaises nouvelles, les deuils et j’en passe. Petit à petit, je sens que ma propre heure approche, que je serais ce nom écrit sur une lettre mortuaire. Et cette jeunesse blonde qui me fait face me le rappelle avec un soupçon de cruauté.

Pourtant, je ne suis pas jalouse de ses quelques étés. J’ai bien vécu – trop vécu, dirons certains.

- Je suis venue discuter de plusieurs sujets sensibles avec vous, Dame Isla. Nous ne pouvons pas profiter de cette belle journée, malheureusement. Je crains que si des oreilles indiscrètes surprennent nos propos, vous et moi serons bien embêtés, répondis-je calmement, ne laissant rien paraître de ma gêne ou de mon trouble.

S’il a été aisé d’assurer à Torrhen que je m’assurerai de son fichu bonheur, l’affaire est assez délicate. Je suis l’intruse dans cette équation libertine. Est-ce que cette jeune femme est au courant des confessions de son amant à son Intendante ? Si oui, est-elle à son aise ou, au contraire, est-elle dubitative et méfiante ? Si non, risque-t-elle de se braquer définitivement à mon égard, refusant de m’entendre, qu’importe que je sois hostile ou bienveillante à de telles pratiques ? En effet, tout le monde ne partage pas une telle vision de l’amour. Pour ma part, si l’affaire m’étonne et me surprend, elle me rend également curieuse. Malgré moi, je me suis interrogée sur un tel arrangement, cherchant à savoir si je pourrais y trouver mon propre compte si un homme me le proposait un jour. Aujourd’hui, je n’ai toujours pas la réponse.

- Je vous propose que l’on marche jusqu’à mes appartements, mais en passant par les jardins.

Evidemment, je ne compte pas me lancer dans ce sujet particulier de but en blanc. Heureusement, l’Empereur et l’Impératrice nous ont donné suffisamment de sujets sur lesquels travailler de long en large ! D’ailleurs, la blondinette cherche à deviner la raison de ma venue. Je ne réponds pas immédiatement, préférant réfléchir et peser attentivement mes mots. En parallèle, discrètement, je m’assure qu’il n’y a personne susceptible de nous entendre.

- Je peux vous mentir et prétendre que je vous importune uniquement pour la mission donnée par l’Impératrice. Puis, par des ruses du langage, je vous entrainerai vers un second sujet. Cependant, je me refuse à jouer avec vous. Si nous sommes différents dans nos parcours et dans nos caractères, nous partageons un même but : soutenir nos souverains, tant sur un plan politique que sur un plan personnel. Si vous avez été longtemps la confidente de l’Impératrice, j’ai été celui de l’Empereur, commençais-je, glissant un regard inquisiteur. Par respect pour vous, Dame Isla, je vais être honnête. Je viens discuter des missions données, d’une part, mais aussi de rumeurs qui pourraient naître vous concernant au sein de Fort-Dario et qui inquiètent l’Empereur, d’autre part. Il a vos intérêts à cœur. En tant qu'Intendante, il m'a également confié une mission.

La décence m’oblige à ne pas révéler davantage dans un espace public et surtout à attendre la première réaction de la blondinette. Si elle joue le déni et refuse de parler de ce sujet sensible aujourd’hui, je n’ai nul droit de m’imposer immédiatement. J’aurais à respecter sa demande implicite et à prendre mes mesures personnellement – et sans son soutien, sa participation ou son aide. Car quoi qu’elle en pense, ni son nom, ni celui de l’Empereur ne seront trainé dans l’opprobre d’un triangle amoureux – ou d’orgie, quoi qu’ils fassent, quels que soient leurs goûts et leurs plaisirs.

L’honnêteté et l’hypocrisie ne sont que les deux faces d’une même pièce ou, plus largement, deux outils distincts pour un même usage : la manipulation. Les plus ingénues se contentent d’être sincères et francs, là où les plus viles et les plus lâches ne sont qu’un sac de mensonge. Les plus brillants savent jouer de cette piécette à double tranchant avec précaution et brio. En somme, je crois qu’il n’y a pas de mal à commettre un méfait, s’il contribue à un objectif plus grand, voire qui nous transcende. Est-ce que cette blondinette partagerait mon avis ? A moins qu’elle soit encore trop jeune, pétrie d’idéaux et de perles de sagesses tirées tout droit de romans et de rêveries ? Je ne doute pas que je me ferais un avis rapide dans les prochaines heures, jours, semaines ou mois.

La demoiselle fait preuve d’hardiesse et de témérité, m’interrogeant dans les jardins. Je ne réponds pas, lui offrant simplement un sourire courtois et aimable. Silencieusement, d’un regard plein de sous-entendu, je l’invite à me suivre en silence. Qu’importe que nous nous trouvons dans le désert de la Principauté, ou dans les glaciers du Nord, je ne dirais rien à vive voix dans un lieu où je ne suis pas certaine d’être seule, à l’abri de tous les oreilles et regards indiscrets. Car oui, même si on ne nous entend pas, nos expressions faciales pourraient largement nous trahir ! Je veux aller là où quelqu’un peut rougir de honte, de colère ou de joie, et où elle peut hurler, pleurer, rire ou exprimer toutes ses passions et amours.

Nous ne tardons pas à arriver à mes appartements, et je referme tranquillement la porte derrière moi. Le lieu est à la fois sobre et spacieux. Une antichambre – si on peut le nommer ainsi – me permet d’accueillir des invités, de partager quelques repas ou verres. Une porte donne directement à ma chambre à coucher ; plus exiguë et plus étroite. Je dois avouer que cette dernière me sert assez rarement : une mère dort que très peu, soit par inquiétude, soit par les réveils inopportuns de jeunes enfants. Dans cette même chambre, il y a encore une porte dissimulée grâce à un ingénieux trompe-œil, me permettant de dissimuler quelques précieux objets ou discrètes lettres.

- Je vous prie de prendre place, pendant que je nous sers quelques breuvages. Avez-vous une préférence ?

J’avance deux cruches : du vin, et une eau parfumée délicatement aux agrumes. Je me sers du second, un brin lassée et fatiguée de tous ces verres que je prends avec les dignitaires, les seigneurs et autres bourgeois de Fort-Darion. Mon palais va commencer à développer une sincère insensibilité !

- Les domestiques servant le couple impérial et leurs proches sont triés sur volet, et choisis avec la plus grande précaution. J’ai, également, assigné deux responsables, une femme et un homme. Leur rôle est de tenir tout ce beau monde dans les rangs et, surtout, de me rapporter tous les ragots qui pourraient courir. Et on m’a rapporté que l’Empereur ne dort pas, forcément, avec l’Impératrice ces derniers temps.

Je prends garde de n’exprimer aucune émotion, que ce soit la jalousie ou la bienveillance, le jugement ou l’indifférence.

- Il est commun qu’un Souverain aime une autre femme que son épouse. Cette autre dame peut être plus importante, moins importante ou d’importance égale. Dans le cas de l’Empereur, vous et moi savons exactement la réponse à ce questionnement. Il n’est pas un homme qui se joue des femmes.

Non, c’est plutôt l’inverse. Il préfère souffrir que de faire souffrir.

- Il s’inquiète que ces ragots entachent votre réputation. Sachez que j’ai déjà maitrisé la situation et que personne ne parlera à ce sujet-ci tant que j’ai un souffle de vie.

Par contre, un « mais » planait dans l’air.

- Je ne souhaite pas m’immiscer dans les affaires de cœur mais, j’ai malgré tout besoin de savoir. Est-ce que je dois m’attendre à taire davantage de ragots dans les jours, semaines, mois voire années à venir ?

Qu’elle me dise ce qu’elle souhaite, et je déciderai moi-même les informations que j’ai en ma possession. Par les Anciens, qu'il est difficile de parler avec une maîtresse !

Je n’ai pas honte d’avoir été extrêmement proche de deux Princes du Nord. Chaque décision prise à leur égard, chaque émotion ou sentiment ressenti envers eux sont pleinement assumées. Pourtant, le secret est nécessaire car il en va de la légitimité et de l’honneur de mon ainé, Benjen. S’il porte le nom Corbois, il n’est qu’un sang mêlé – ou batard – des amours d’une Mormont et d’un Stark. Les mœurs auraient exigé le déshonneur de mon nom et l’imposition du nom Snow à mon fils. Torrhen l’a empêché, me mariant à un très bon ami à lui, préservant tant mon nom que celui de l’enfant à venir.

Evidemment, un mariage aussi soudain et impromptu n’a pas échappé à quelques rumeurs. Lucan, son père adoptif, et moi-même avons mis tant d’énergie à les taire, que je me refuse de jeter tous ces efforts par la fenêtre pour quelques vantardises. Qu’importe qu’Isla soit une femme de confiance ou non, qu’importe qu’elle fasse un effort d’honnêteté ou non, elle ou quiconque ne vaudra jamais le risque de jeter l’opprobre sur mon fils et, plus largement, sur la Maison Corbois.

- La Maison Mormont est située très près du mur, et est une ile. Si nous n’essuyons pas l’attaque des sauvageons ou des fer-nés, nous apportons notre soutien aux Maisons voisines. La Maison Stark a toujours été présente, pour protéger ses terres contre ces invasions intempestives. J’ai donc rencontré l’Empereur et ses frères lorsqu’ils n’étaient encore que de jeunes Princes insouciants. Les loups appréciaient ma compagnie, se vantant des batailles gagnées. Mes interactions avec eux ne se limitaient pas à les écouter, commençais-je tranquillement, sourire chaleureux aux lèvres. Extrêmement intelligente et studieuse, j’ai vite pris en charge le domaine natal, échangeant toujours plus avec les Rois, Reines, Princes et Princesses du Nord sur les difficultés inhérentes à cette lourde tâche. Mes idées ingénieuses m’ont valu le respect et l’attention de l’Empereur, lorsqu’il était encore Roi du Nord, continuais-je. Jeune femme prête à marier, j’ai épousé le meilleur ami de l’Empereur, Lucan Corbois. Un homme que j’ai aimé profondément, et qui me manque toujours malgré les années passées depuis son décès, dis-je, le ton nostalgique, la voix un brin tremblante par l’émotion. Je me tais, inspire profondément puis expire. J’ai aussi apporté mon aide aux enfants de l’Empereur, lorsque la Reine a décédé. Aujourd’hui, je les aime comme les miens, malgré la distance, malgré les protocoles et malgré les trahisons,, ajoutais-je. Ce que j’essaie de dire, Dame Isla, est que j’ai l’honneur d’être l’une de ses plus vieilles amies. J’ai été présente lors de grands moments de son règne ou de sa vie, et il l’a été tout autant lors de mes réussites ou mes difficultés en tant que Dame Mormont, Dame Corbois et, plus récemment, Dame Omble.

Je ne dis rien de plus, préférant me taire et la laisser méditer sur mes réponses. Je ne rougis pas, je ne fuie pas de regard. Mon port reste altier, ma tête bien haute et les gestes toujours calmes et maitrisés.

- Il est étrange que vous semblez hésitant. Je n’ai jamais rien ressenti de tel avec mes époux et surtout avec le dernier. J’ai vite été charmé par Conrad et je n’ai pas patienter bien longtemps pour le demander en mariage, avouais-je, souriant encore au souvenir des traits surpris de Conrad – suivi d’un grand éclat de rire.

Il me manque, ce bougre.


- Comme vous le savez, sans doute, une liaison nécessite de la réciprocité, Dame Isla. L’Empereur sera toujours conciliant avec vos envies, et se pliera à vous. Il ne s’imposera pas, il n’exigera pas. Je le sais car ses frères et moi étions fort agacé de le voir agir ainsi, en tant que Prince Héritier, puis en tant que Roi. Prenez bien en compte ce trait de caractère avec lui, c’est important si vous désirez le réconforter ou être son soutien.

Je tais que j’ai fait partie de ces sacrifices.

- Il a besoin d’un amour à son image : entier et grand. Faites preuve de franchise et d’honnêteté envers lui. Si vous ne vous sentez plus animer par un véritable sentiment d’amour, mais simplement de pitié ou d’amitié, alors cessez le jeu. Le Vieux Loup a le cuir suffisamment épais pour supporter. C’est là ma seule et unique demande non pas en tant qu’Intendante, mais en tant qu’amie inquiète.

La blondinette a également fait référence à ces ragots. Ma main les balaie avec nonchalance.

- Il ne sera pas le premier Souverain à avoir une maitresse, ni le dernier. J’ai toujours su que j’aurais à cacher ce genre d’aventures aux yeux du monde. J’avoue, mes soupçons sur le Prince Héritier impérial, avouais-je. Aucun ragot de ce genre ne coutera à l’Empire tant que je suis là et, surtout, tant que vous respectez votre cœur et ceux de nos Souverains, conclus-je avec un sourire chaleureux.

Je calcule, et je manipule, certes. Je suis née dans le Nord et j’ai grandi au milieu du froid et de la neige, certes. Pour autant, je ne suis pas une femme insensible, incapable d’aimer passionnément. Au contraire ! La jalousie me ronge, doucement, mais nullement au point d’aveugler mon jugement ou me faire oublier la promesse faite à Torrhen. S’il juge que cette blondinette assurera son bonheur, alors je ne peux que me plier et respecter le choix de son cœur – et son âme. S’il juge mal, alors je m’assurerai de remettre les pendules à l’heure.