@Khayley Ardoise
An 1 Mois 10 Semaine 1

Où en était-il ?

Il devait se hâter avant de prendre à nouveau le départ. Le jeune homme avait eu bien peu de sommeil la veille, son cerveau ne s’était pas arrêté de tourner. Lui rappelant chaque détail auquel il devait encore penser avant le départ avec son Roi dans les jours à venir. À chaque fois qu’il avait réussi à sombrer dans le sommeil, il avait rêvé -ou plutôt cauchemardé- que Jon lui hurlait dessus qu’il n’était pas à la hauteur de son rang. Il n’avait jamais réellement vu le jeune homme s’énerver à ce point-là mais visiblement cela faisait travailler son subconscient. Le roi du Nord avait plutôt tendance à maugréer en silence quand il était très en colère, ou bien il prenait ses distances avec ses sujets en attendant que la tempête ne passe. Benjen ne pouvait qu’imaginer les difficultés de gérer ses émotions devant autrui, ces dernières pouvant porter préjudice au souverain. Il lui semblait qu’à son niveau, il était déjà soumis à cette restriction de sentiments et que ce n’était pas facile de contenir ce qui se passait dans son cerveau et le débordait.

Enfin, les occupations du jour du jeune homme n’étaient pas les cauchemars ou le caractère de son Roi, mais plutôt sa future expédition en compagnie de ce dernier. Ils devaient se rendre au Nord, vers l’édifice gigantesque qu’était le mur. Ce sera la première fois qu’il constaterait la hauteur de la structure, et son gigantisme, ainsi que le froid glacial qu’il y régnait. Bien qu’il fasse déjà assez froid au nord de Winterfell, il ne s’imaginait pas qu’un froid puisse être plus mordant que celui qui lui suçotait les doigts et le bout de son nez actuellement quand il sortait à l’air libre. Enfouissant celui-ci dans son manteau à l’abri du vent, il fit quelques pas pour quitter la chaleur douce des pierres du château pour venir à la rencontre du froid dans la cour du château. Des jeunes garçons sellaient leurs montures pour aller en chasse, enfin c’est la conclusion qu’il en fit, d’autres s’entrainaient au maniement de l’épée en bois. Il y avait beaucoup de mouvement dans la cour, ainsi que des cris de toutes sortes, d’enfants et d’animaux. Mais Ben fut bientôt contraint de s’arrêter, les bottes dans la boue, quand un chariot manqua de lui écraser un orteil.

À vrai dire, il en était tout excité bien qu’il se gardait de le montrer à quiconque. Il rêvait depuis longtemps de poser ses yeux sur l’édifice de glace et dans quelques semaines il allait enfin pouvoir le réaliser.

Benjen arrangea son manteau de fourrure et plongea ses doigts congelés dans les poches, sentant rapidement la tiédeur lui bruler le bout des doigts. L’été semblait déjà loin derrière eux alors que la neige avait commencé à tomber sur le royaume du Nord. Il ne neigeait pas aujourd’hui mais le ciel laiteux semblait menacer d’en déverser une nouvelle salve à tout instant. Le jeune homme se demanda s’il aurait le temps de partir en chevauchée avant que le soleil ne tombe sur l’horizon. Il aimait beaucoup l’ambiance que donnait la neige à la forêt non loin du grand château. Mais en y réfléchissant un peu plus, il se dit qu’il allait déjà poser son fessier pendant un certain temps sur la selle de son cheval pour aller dans le Nord. Peut-être ferait-il mieux de conserver son noble popotin encore quelques jours.

Le chariot poursuivit son chemin devant lui, éclaboussant un peu ses bottes dans sa route. Le jeune homme s’apprêtait à reprendre le pas pour traverser le reste de la cour une fois la voie libre, quand il vit du coin de l’œil du mouvement près des jeunes garçons qui s’entrainaient au tir à l’arc. Il lui sembla qu’une flèche déviait beaucoup de sa trajectoire et, cela pouvait arriver, mais la cour était particulièrement bondée à cette heure de la journée. Aussi, il ne fut pas surpris quand il entendit quelques badauds souffler et héler le jeune archer quand son tir siffla assez loin de sa cible, manquant de toucher une jeune femme assise non loin de là. Il ne prit pas le temps de regarder celle-ci, concentré sur le comportement du jeune garçon qui la rejoignit pour s’excuser de façon trop légère à son goût. Il mit quelques temps à se rendre compte que la femme en question qu’il avait manqué de pourfendre était connue de Ben. Il n’avait jamais eu vraiment l’occasion de parler très longuement avec elle mais il savait qu’elle était non voyante. Ce qui rendait ce geste d’autant plus répréhensible.

Ben parcourut la distance qui le séparait des deux individus à pas rapide et vint s’interposer assez brusquement. Il posa une main sévère sur l’épaule du garçon et planta ses ongles dans le cuir et la peau, maintenant une bonne prise sur l’apprenti archer. Celui-ci, surpris, en perdit son sourire et tourna vers Benjen un visage livide. Il s’apprêtait à se défendre, ouvrit la bouche pour prendre la parole, mais le regard noir du Corbois lui intima immédiatement le silence.

« — Quand on est aussi mauvais au tir à l’arc, on s’entraine en forêt là où on ne risque d’éborgner personne ! » Gronda-t-il. « Est-ce de cette façon qu’il est séant de se conduire auprès d’une Dame ? » Continua-t-il d’une voix grinçante « De simples excuses en riant ?! » Appuya-t-il encore. Le garçon en devint cramoisi et ses épaules semblèrent rentrer un peu dans son torse alors qu’il se recroquevillait un peu sur lui-même. Il le sentit essayer de s’extirper de son emprise, ce qu’il évita en resserrant sa poigne. « Présente de vraies excuses. » Lui ordonna-t-il.

Il observait du coin de l’œil les autres garçons qui s’entrainaient, et un homme qui était probablement celui qui faisait office d’entraineur à ce louveteau. Attiré par le léger flottement qu’avait suivi le tir manqué, il croisa le regard froid de Ben et rejoignit d’un pas rapide à son tour la jeune femme.

« — Excusez-moi messire, je lui avais pourtant signifié d’attendre que je sois à ses côtés pour qu’il tire. » Il adressa à son tour un regard noir au jeune garçon qui se ratatina un peu plus.

« - Pardon ma dame… » Bégaya le jeune archer. « M’sire… » Il baissa la tête en se tournant vers Benjen alors que celui-ci relâchait son étreinte.

La jeune femme restait debout, visiblement désorientée et le jeune Corbois resta près d’elle tandis que le garçon semblait attendre qu’elle réagisse à ses excuses.

« — Ma dame, allez-vous bien ? Vous n’êtes pas blessée ? » S’enquit-il assez rapidement.

Le jeune garçon se dandinait d’une patte sur l’autre et n’attendit pas davantage quand la dame accepta timidement ses excuses. Il fut pris d’une soudaine honte, s’éclipsa à grand galop rejoindre ses confrères apprentis archers, suivi de près par son mentor qui n’en menait pas large non plus. Benjen les regarda s’éloigner, le regard toujours noir et agacé qu’il y ait un tel manque de jugeotte chez ces apprentis. Avait-il été comme ça ? Il lui semblait avoir été élevé avec tant de règles et de préceptes qu’il ne pouvait s’imaginer avoir jamais réagit de la sorte face à une de ses fautes, encore aurait-il fallu qu’il se retrouve dans une telle situation. Il n’avait pas été un enfant modèle. Il avait fait des bêtises dans sa tendre jeunesse. Mais il lui semblait tout de même qu’il avait été plus mûr à leur âge.

Une fois tous les deux seuls, la jeune femme prit la parole. Sa voix était fébrile et un peu tremblante. Autant de peur que de colère, pensait-il. Il ne pouvait s’empêcher d’imaginer la colère qu’il aurait pu ressentir à sa place si on l’attaquait de la sorte alors qu’il était incapable de voir ne serait-ce qu’à deux centimètres de son nez. La pauvre demoiselle était légitime dans sa plainte.

« — Effectivement, vous êtes chanceuse qu’une flèche perdue de la sorte… » Il garda sa phrase en suspens, décidant qu’il n’était pas nécessaire de la finir alors que chacun savait l’image d’horreur qu’il avait en tête.

Il fut affublé d’un sourire, ce qui le ragaillardit. Et quand celle-ci le questionna sur son identité, il se rappela soudainement qu’il ne devait pas être aisé de reconnaitre les gens par leur voix.

« — Je suis Benjen… » Se présenta-t-il en souriant. « …De la maison Corbois. » Ajouta-t-il doucement alors qu’il prenait la main de la jeune femme pour déposer un léger baiser au dos de celle-ci. « Ma dame, je suis enchanté de vous connaître, et ne mentionnez pas cette intervention. Je ne comprends pas que l’on puisse laisser des enfants aussi peu adroits jouer avec des arcs et des flèches en pleine matinée alors qu’il y a tant d’activités. » Il soupira, visiblement agacé. « Le principal étant que vous ne soyez pas blessée, vous m’en voyez soulagé. »

Les bruits alentours reprirent alors que leur environnement se lassait de cette histoire de tentative de meurtre accidentel. Les voix reprenaient avec vigueur pour héler individus et animaux tandis que chacun reprenait le cours de sa vie comme s’il ne s’était rien passé. En y réfléchissant, il se demanda si tout ce bruit n’incommodait pas la jeune femme qui lui tenait compagnie. Qu’elle soit aveugle de naissance ou de parcours, il avait entendu qu’une personne qui se retrouvait privée de l’un de ses sens, en développait d’autres de façon plus prononcée. Il ne savait pas si c’était la réalité, mais si tel était le cas, elle ne devrait pas supporter ce bruyant environnement trop longtemps.

« — Bien sûr, je suis votre serviteur. » Répondit-il à la jeune Khayley quand elle mentionna un service. Benjen avait bien des choses à faire mais un peu de contact social avec un individu qui n’avait pas de barbe ou de calvitie, lui ferait le plus grand bien. « En quoi puis-je vous apporter mon aide ? »

Les joues à la peau si délicate de la jeune femme s’empourprèrent quand Benjen lui baisa le dos de sa main gantée. Cela ne lui échappa pas quand il se redressa pour reporter son attention sur le visage de Khayley. C’était assez étrange de regarder quelqu’un qui semblait avoir le regard diriger dans votre direction, sans pour autant vous apercevoir. Elle semblait regarder derrière lui… À travers lui, même. Cela lui procurait une légère gêne qu’il s’efforça de masquer derrière un sourire. Après tout, elle ne pouvait pas voir, mais il ne savait pas à quel point elle n’avait pas conscience de ce qu’il faisait en face d’elle. L’entendait-il respirer ? Était-il capable d’entendre le battement de son cœur dans sa poitrine qui accélérait tant la situation n’était pas des plus communes pour le jeune homme qui avait davantage fréquenter les camps d’hommes et les champs de bataille, que la cour ?

Elle reprit finalement la parole, démontrant qu’elle savait utiliser son cerveau malgré son déficit visuel. Elle était observatrice d’une toute autre manière et cela attisait tout autant la curiosité du jeune homme.

« — Je ne peux rien vous cacher alors. » Ajouta-t-il en ponctuant d’un léger rire.

Il écouta ensuite sa demande : se rendre au bois sacré. Benjen ne prit pas tellement le temps de réfléchir à ce qu’il avait à faire. Cela pouvait attendre de toute façon. Il acquiesça doucement, de façon un peu habituelle, avant de reprendre la parole puisqu’elle ne pouvait pas voir ses hochements de tête.

« — Je ne dirais pas non à une petite balade non plus. Et puis, cela fait un certain temps que je n’ai pas pris le temps d’aller au bois sacré. » Répondit-il avec un sourire. « Allons-y, je vous y accompagne ! » Fit-il d’une voix assez enjouée. « Prenez mon bras. » Il lui tendit son bras pour qu’elle l’utilise comme guide. Ainsi il serait sûr de ne pas la perdre en route, et de pouvoir la retenir s’il lui arrivait de trébucher sur un pavé.

Il l’entraina d’un pas tranquille à travers la cour, s’arrêtant pour laisser passer deux enfants qui couraient, puis reprenant un pas ni trop rapide, ni trop lent.

« — Votre servante vous laisse-t-elle souvent seule de cette façon ? » La questionna-t-il pour meubler un peu le silence. « Je ne dis pas qu’elle n’est pas sérieuse mais… On ne sait jamais ce qu’il pourrait arriver. » Bien sûr, Benjen voulait appuyer qu’il n’était jamais très sécuritaire de se balader seule en tant que femme, qu’il y avait des hommes étranges, même au cœur de Winterfell, et qu’elle n’était pas vraiment en capacité de se défendre aux vues de sa condition. Mais ça, il ne savait pas trop comment le dire sans que cela sonne comme des remontrances mal placées.

Aussi, il ne mit pas longtemps à dévier le sujet pour éviter de glisser et de paraitre un goujat.

« — Allez-vous souvent au bois sacré ? » Demanda-t-il.

La jeune femme ne mit pas longtemps avant de passer sa main sur son bras. Il sentit le léger poids qu’elle mettait sur son corps alors qu’elle se servait de lui comme de son guide temporaire. Il ne savait d’ailleurs pas tellement de quelle manière il fallait plutôt la guider, il essayait donc de rester le plus naturel possible. Le jeune Corbois faisait ce qu’il pouvait en tout cas, prenant garde à la diriger vers les pavés les moins inégaux, évitant les petits obstacles, peut-être même en faisait preuve d’un certain excès de prudence. Mieux valait être trop prudent que de risquer qu’elle ne s’écroule dans une flaque boueuse de neige fondue.

« — Je vois… » Répondit-il de façon un peu abstraite alors qu’il la guidait autour d’un petit groupe de jeunes gens chahuteurs. Une fois le groupe passé, il ajouta : « N’êtes-vous pas à l’aise à Winterfell ? C’est un château que je trouve plutôt chaleureux malgré la rudesse du climat. » Il réfléchit puis reprit : « Peut-être est-ce bien différent de chez-vous après tout. Il n’est jamais facile de se sentir chez soi quand on est chez les autres. »

Cette pensée ramena irrémédiablement le jeune seigneur à son propre fief qu’il n’avait guère le loisir de gérer depuis qu’il était auprès du Roi du Nord. Cela faisait bien longtemps qu’il se sentait aussi bien chez lui à Winterfell qu’à Corbois, ce n’était pourtant pas les mêmes lieux et il n’y vivait pas de la même manière. Mais il avait appris à vivre ainsi.

Benjen exhala un léger rire quand elle évoqua à nouveau sa servante et son excès de précaution. Il comprit donc assez facilement entre les lignes que cette jeune femme appréciait de s’échapper de l’omniprésence de sa servante et qu’elle aimerait certainement gagner une autonomie dans ses déplacements. Ce qui était difficilement envisageable en étant dépourvue de vision.

« — Votre Jenny a l’air très dévouée, c’est certain. » Ajouta-t-il simplement avec un sourire entendu.

Ils arrivèrent finalement dans le bois et la jeune femme ralentit assez vite pour laisser ses doigts frotter l’écorce d’un arbre à proximité. En se rapprochant de la sorte du tronc, Benjen ne fit pas attention aux racines qui sortaient de terre et qui se révélaient pernicieuses pour sa compagne d’un jour. Ainsi, quand elle perdit l’équilibre en avant, il eut le réflexe immédiat de la tirer vers lui. Peut-être un peu trop brusquement surement tant il fut surpris. La jeune femme récupéra son équilibre et Ben fut étonné par le trait d’humour qu’elle lui lança. Tant étonné d’ailleurs, qu’il ne rit pas tout de suite, et préféra scruter le visage rosi par le froid de la jeune dame pour s’apercevoir de la mine amusée qu’elle arborait. Alors seulement, il éructa un rire et cela eut pour conséquence de le détendre.

« — Il faut toujours écouter les sages paroles de sa mère ! » Répondit-il en riant doucement. « J’espère ne pas vous avoir fait mal ? » S’enquit-il tout de même.

Puis devant la question de Khayley, il haussa lentement les épaules, détachant son regard du visage de la dame.

« — Je n’y vais pas si souvent, je dois le concevoir. » Dit-il simplement. « Il faut aussi dire que je n’ai pas énormément le temps d’y aller, ou que je ne prends pas le temps quand je le pourrais. Je dois m’occuper des préparatifs pour la prochaine expédition du Roi. Nous partirons dans quelques jours pour le Mur…  » Sa voix avait un timbre calme dont la pointe d’excitation le trahissait. « …J’ai très hâte ! »

Benjen gardait le principal de son attention sur les gestes de la jeune femme qu’il s’évertuait à guider le mieux possible. Celle-ci lui assura se sentir bien à Winterfell, moins maternée qu’auprès des siens, ce que le jeune homme comprit tout à fait. Et en même temps, il ne pouvait s’imaginer la tâche d’élever un enfant non voyant. Comment faire pour lui expliquer les choses, lui apprendre à se comporter auprès d’autrui quand on ne les voyait pas ? Heureusement, naitre avec cette condition dans une famille aisée aidait considérablement à avancer dans l’âge sans trop en souffrir.

Alors que la jeune femme expliquait à nouveau ses déboires avec humour, Benjen laissa échapper un nouveau rire, se sentant finalement moins empoté que d’autres. Si la princesse Lyanna était si mauvaise guide, elle ne pourrait pas se sentir mal en sa propre compagnie. Du moins, c’est ce qu’il espérait.

« — Cela me rassure ! » Dit-il en riant.

Et il sentit la poigne de la jeune femme se refermer un peu plus sur son bras, son poids se poser davantage sur son épaule, manquant de lui faire perdre l’équilibre un instant. Un peu surpris, il baissa les yeux vers la jeune femme et s’aperçut qu’elle frissonnait. Alors que l’idée qu’il y ait des choses inconnues au-dela du mur provoquait un grand désir d’aventure au jeune homme, cela ne semblait pas avoir le même effet sur sa comparse. Pire, celle-ci semblait en éprouver une certaine angoisse, alors que pourtant, ce n’était que des histoires.

De sombres histoires racontées par de vieux mestres qui ne voulaient pas que l’on s’aventure trop loin des limites du territoire des hommes. Mais cela pouvait-il être si affreux ? Existait-il réellement des géants ? Des hommes capables de se fondre en animaux ? Des « Autres » comme dans les vieilles histoires des Premiers Hommes ? Bien que Benjen avait appris tout ça, il était assez pragmatique pour en douter fortement. Et en même temps, il existait bien des dragons.

Ils pénétrèrent finalement dans la clairière de l’arbre-cœur, leur pas feutrés par le manteau neigeux qui tapissait le sol humide. Abandonnant un instant le sol qu’il fixait pour éviter que la jeune femme ne trébuche, il porta ses prunelles sur le fantastique arbre qui était planté au milieu de cette clairière. Le poids de la neige ne semblait pas être le même sur le barral que sur les arbres environnants. Les branches blanchâtres de l’arbre cœur ne ployaient pas de la même manière sous son poids et il semblait même que la neige ne tenait pas. Les couleurs chatoyantes des feuilles pourpres ressortaient vivement par rapport à la couleur pâle de l’écorce, et encore plus dans cette atmosphère froide de neige imminente. C’était un spectacle reposant, il n’y avait aucun doute là-dessus. Il entendit d’une oreille un peu distraite l’explication des couleurs de la jeune aveugle et trouva cela assez saugrenue, même s’il se garda bien de le lui dire.

« — C’est un concept assez difficile à comprendre pour une personne telle que moi qui aie toujours pu me représenter la couleur rouge comme elle l’est véritablement. » Répondit-il, ne comprenant pas tellement comment elle pouvait deviner que le barral était réellement en partie blanc et rouge. Ne sachant pas du tout reconnaitre les couleurs, elle pourrait très bien se les représenter bleu, jaune ou même noir. C’était au-delà de sa propre compréhension. Et probablement qu’il ne lui était pas possible de se représenter les choses autrement que par sa vue.

Il essayait tout de même quand elle lui proposa de le faire.

« — Je vois… une certaine chaleur dans la forme d’un barral. La neige ne prend pas comme sur les autres arbres, comme si l’arbre est vivant et tiède. Les feuilles sont de la couleur du sang mais n’ont pas l’odeur désagréable du sang. Le tronc, les branches et les racines sont si pâles que c’est à se demander si l’arbre n’est pas mort. Cela me fait penser à… des ossements. » Il s’arrêta un instant, fit quelques pas en entrainant la jeune femme avec lui pour s’approcher de l’arbre-cœur. « Quant à son visage, il est effrayant. De grands yeux vides qui semblent vous sonder, d’où s’écoulent une sorte de sève qui donnent un aspect encore plus angoissant à sa figure aux traits sévères. » Benjen eut un léger frisson à son tour. Il ne savait jamais trop réellement ce qu’il ressentait précisément devant un barral. De la peur, du respect, de la chaleur… Tout cela à la fois sans vraiment comprendre pourquoi.

Il acquiesça à sa remarque sur les couleurs, hochant légèrement la tête tandis que son regard était dirigé dans la direction de l’arbre-cœur.

« — Hélas, je ne peux qu’essayer d’imaginer, mais je ne peux imaginer les couleurs autrement que ce qu’elles sont à mes yeux. » Il réfléchit un instant, se gratta le menton et la barbe bien taillée qui le recouvrait. « Est-ce que cela veut dire que vous avez accès à des couleurs que vous vous représentez et que je ne peux même pas imaginer ? » Il laissa cette question en suspens, tant cela lui semblait hors de sa propre compréhension.

La jeune femme se mit à déverser un flot de paroles qui dénotait étonnamment avec la figure frêle devant laquelle il s’était trouvé au tout début de leur rencontre. Elle semblait prendre de l’assurance à ses côtés. Surpris mais pas décontenancé, Benjen l’écoutait tandis qu’un fin sourire restait accroché à ses lèvres légèrement gercées par le froid. Il appréciait découvrir cette nouvelle perception du monde dépourvue du regard que lui proposait sa comparse d’un jour. Il se reposait énormément sur ses yeux et il n’en prenait réellement conscience que maintenant, en sa compagnie.

Puis elle se mit à décrire la façon dont elle le percevait lui-même et Benjen en demeura étonné. Il n’avait pas l’habitude qu’une femme, qu’il connaissait assez peu, lui parle autant. Et le fait qu’elle s’épanche sur la façon dont elle le ressentait auprès d’elle, lui apporta un peu de rose aux joues. À ses mots, il sourit de plus belle et se gratta l’arrière de la tête de façon un peu gênée comme s’il avait le sentiment de ne pas tout contrôler sur cet échange. Alors qu’il pourrait s’imaginer être avec une jeune femme handicapée, il se rendit compte qu’elle était capable d’observer et remarquer un bon nombre de détails. Qui était donc le plus aveugle des deux ?

Elle poursuivit sur la description de leur environnement et il fut surpris de sa précision rien qu’en utilisant le reste de ses sens. Et quand elle lui parla du calme environnant, celui-ci lui sembla devenir brusquement assourdissant. Les oiseaux ne chantaient plus et avaient désertés les branches et cimes des arbres environnants pour trouver un coin calme ailleurs. Le tintamarre de la cour de Winterfell s’était tut, les sons occultés par les bois qu’ils avaient traversé. Il n’entendait plus les claquements des épées d’entrainement qu’elles faisaient en se rencontrant avec force, ni les grincements des roues de chariots sur les pavés. Les braillements, cris et chants avaient cessé. Plus rien n’était audible ne serait-ce que le vent dans les feuillages et les épines de pins, quand il se levait un peu en s’engouffrant dans les bois. L’endroit était paisible et agréable. Il en aurait presque oublié qu’il avait froid.

Ils étaient désormais proche du barral dont l’ombre les toisait tous deux. Le visage blafard de celui-ci dardait sur eux un regard livide et une expression de sévérité. Doucement, il fit approcher la jeune femme en évitant les racines noueuses qui éventraient le sol afin qu’elle soit assez proche du tronc pour pouvoir le toucher.

Il hésita avant de briser le silence qui s’était engouffré entre les deux êtres.

« — Vous voyez bien mieux que certaines personnes. » Affirma-t-il d’une voix presque basse, un sourire dans la voix.

Le silence était doux. Il était revigorant. Ou bien était-ce sa présence qui avait cet effet sur lui ?

Il acquiesça à sa remarque sur les couleurs, hochant légèrement la tête tandis que son regard était dirigé dans la direction de l’arbre-cœur.

Elle avait le visage tourné vers lui, le regard dans sa direction et pourtant il semblait passer à travers son corps. Ses pupilles n’étaient pas arrêtées sur son corps, c’était comme si elle voyait à travers lui et au-delà. C’était une sensation encore très étrange pour le jeune homme qui ne pouvait s’empêcher d’éprouver un certain malaise quand elle tournait son regard vers lui. Il ne savait pas trop ce qu’il ressentait, de la gêne peut-être par ces yeux qui ne pouvaient pas le suivre ? Benjen n’éprouvait pourtant pas de la peur devant cette jeune dame, surtout de la curiosité. Il la trouvait ravissante dans ses atours et avec ses doux gestes. Elle semblait tout faire un peu au ralentie comme si elle craignait toujours de se heurter à un mur.

Si proches de l’arbre-cœur, elle tendit la main nue vers le tronc et en caressa le tronc du bout de ses doigts roses, comme pour s’assurer que l’arbre était bien là. Benjen restait proche de Khayley, toujours soucieux qu’elle perde l’équilibre et se brise un membre en tombant sur une racine. Cela serait un comble dans ce lieu sacré.

« — Vous devez avoir appris les contours de votre chambre par cœur, j’imagine, pour éviter de vous cogner à chaque recoin. » Dit-il un peu désolé.

Des avantages à son handicap ? Benjen en voyait bien un, tout de suite, c’est qu’elle ne pouvait pas admirer son visage qui s’empourprait alors qu’il la scrutait de ses prunelles vertes. Comment pouvait-il la décrire ? Cela le mettait dans l’embarras mais il fit tout son possible pour ne pas qu’elle le ressente, du moins c’est ce qu’il s’imagina. Un peu pétrifié et essayant d’ignorer le regard du barral, il se concentra sur la jeune femme, sur son visage et les formes de son corps. Étonnamment, il se sentait presque comme un voyeur quand il l’observait.

« — Je vois… Mmmh… » Il n’en menait pas large. Gonflant son torse en avalant une goulée d’air, il se lança. « Je vois une Dame aux formes fines et légères, et aux gestes doux et attentionnés. Un visage calme avec des prunelles qui m’évoquent les eaux claires d’une rivière, un nez fin et une bouche simplement dessinée. Je vois une jeune femme qui prend garde aux autres et à soi-même, qui écoute et observe de cette manière singulière… » Il s’arrêta dans sa description, sourit et eut le réflexe de replacer une mèche rebelle qui lui frottait le visage quand le vent venait à se lever un peu.

« — Quels sont ces avantages à votre handicap ? » Demanda-t-il curieusement, espérant détourner son attention en passant car il était mal à l’aise et un peu cramoisi.

Le temps semblait passer lentement en compagnie de la jeune femme. Ou peut-être était-ce trop vite ? Dans les deux cas, il se situait hors du temps et il avait de la peine à savoir depuis combien de temps ils étaient là, tous les deux, en face du barral, à s’observer mutuellement. Était-ce le manque de connaissance de la gent féminine qui le rendait si fébrile devant elle ? Ou bien était-ce son regard si bleu qui le pourfendait de toute part ? Il n’osait trop se poser davantage de question, ni s’attarder non plus sur la chaleur qui s’étendait sur ses joues, mêlée à la gêne qu’il pouvait ressentir devant l’apparition de ces nouvelles émotions.

Ses doigts semblèrent assurer leurs étreintes sur sa main alors qu’il finissait sa petite tirade de description. Le visage de la jeune Khayley ne montrait pas tellement d’émotion mais le rose qui lui étirait les joues démontrait bien qu’elle n’était pas insensible aux jolis mots de Benjen. Peut-être était-elle douée pour cacher les émotions sur son visage, mais son sang la trahissait en venant colorer sa peau blanche. Bien sûr, cela fit sourire le jeune homme qui s’imagina pouvoir le faire silencieusement et en toute impunité.

Puis Benjen fut à nouveau prit au dépourvu par l’audace de la demoiselle. Elle évoqua le timbre de sa voix et la sensation de sa peau contre la sienne. Cela lui fit prendre conscience de ces deux choses assez soudainement, si bien qu’il s’en trouva un peu pétrifié de bêtises, sans réellement quoi faire avec cela. Encore moins quand elle leva la main vers lui, lui effleurant la joue du bout de ses doigts chauds.

Était-ce à ce moment-là qu’il surprit un certain désir à vouloir toucher les lèvres semblant si douces de la jeune femme ?

« — Il est bien plus aisé d’assommer un ennemi quand on le voit. » Ricana-t-il doucement. « La vision me sert pour tout. Elle est une chance et une malédiction à la fois. Je peux conserver de jolis souvenirs, votre sourire par exemple. Mais je retiens aussi certaines horreurs dont les images restent terrifiantes. » Il sourit, cette fois-ci un sourire un peu las. Il aurait mieux fallu être aveugle que de poser les yeux sur certaines scènes de guerre.

Ce lointain trauma ne le distrait pas longtemps du présent.

Qu’est-ce qui le retenait ?

Le désir brulait et il constatait que Khayley n’était pas insensible à ses signaux. Seulement… Il ne pouvait pas s’y résoudre. Ou plutôt, il devait s’y contraindre. Il n’était pas d’un tempérament méfiant mais n’importe qui pouvait arriver dans la clairière et les surprendre. Sa réputation serait entachée, celle de la jeune dame également. Sans rien faire, il en ressentait déjà la culpabilité dévorante d’avoir croquer au fruit défendu et de s’être fait pincer alors qu’il le mettait à sa bouche pour y gouter. Peut-être était-il trop sage, trop naïf, trop… Son premier baiser ne pouvait pas être ici, sous le regard des Anciens Dieux qui le jugeraient forcément.

« — Je devrais probablement vous raccompagner à Winterfell pour reprendre mes activités. Mon voyage ne va pas se préparer seul, hélas. » Finit-il par dire entre ses dents alors que son regard ne quittait pas le doux visage qui le fixait.

Sa stratégie serait donc la fuite.

Le petit instant de légèreté et de désir se brisa sur ses propres actes et par sa volonté de ne pas se laisser prendre au jeu. Il sentit la jeune femme s’éloigner, retirer malgré elle sa main de sa joue, détournant son visage du sien en l’inclinant vers le sol comme s’il y avait une quelconque honte. À vrai dire, Benjen aurait probablement fait un mouvement vers elle s’ils n’avaient pas risqué de se faire surprendre par le premier dévot. Il en ressentait l’envie. Mais ça il ne le dirait pas à la jeune dame pour ne pas la blesser et pour ne pas lui donner de faux espoirs non plus. Le jeune homme était conscient qu’en tant que Lord, il ne pouvait pas faire n’importe quoi de ses sentiments ou même de son corps. Son honneur de Nordien le castrait totalement, ainsi que le regard accusateur de sa mère s’il venait à faire un pas de côté.

Doucement, il vint prendre le menton de la jeune femme entre deux doigts, lui faisant relever doucement le visage vers lui afin qu’il puisse le voir, même si elle ne pouvait pas en faire de même.

« — Je vous interdis de dire que vous m’avez mis en retard, c’est moi qui ai pris du temps pour vous, mmh ? » Il plissa les yeux, voulant être sûre qu’elle ne se flagellerait pas trop par son propre manque de confiance en soi.

Ils évitèrent les racines du barral et descendirent lentement le chemin qu’ils avaient pris quelques temps auparavant. Un silence certain s’installait entre les deux êtres et le jeune homme se sentit tout aussi culpabilisé que s’il avait agi sous la pulsion qui s’était épris de lui. Quand Khayley s’excusa à nouveau, Benjen s’arrêta de marcher et vérifia autour de lui s’il y avait des regards curieux. Devant l’absence de témoin, il tourna la jeune femme dans sa direction en s’apprêtant à lui répondre à nouveau. Mais il ne dit rien. À la place, il vint placer une main derrière la nuque de la demoiselle et se servit de sa taille supérieure à la sienne, pour se pencher en avant et rejoindre ses lèvres sur le front chaud de la jeune dame.

Le contact fut fugace mais doux et chaud. Il eut le temps de sentir son parfum boisé et de constater la douceur de sa peau.

« — Merci de m’avoir guidé un peu dans votre monde, Dame Khayley. » Répondit-il avec tendresse. « Et j’espère que vous m’importunerez à nouveau bien vite. » Ajouta-t-il chaudement.

Déjà, il faisait un pas en arrière et replaçait sa main sur son bras en la guidant de retour vers la cour de Winterfell où Jenny devait probablement faire une crise d’angoisse terrible.

Il répondit par un sourire à ses mots alors qu’il la tenait fermement contre lui pour éviter qu’elle ne chavire. Il tentait de masquer les émotions qu’il ressentait, son visage ne montrait guère d’émotion particulière, si ce n’est la concentration dans sa précaution à guider la jeune femme hors du bois sacré. Il avait appris à cacher ses émotions derrière un masque qu’il arborait régulièrement quand il ne savait pas réellement trop quoi ressentir. Le jeune homme avait l’habitude d’être dans un contrôle de ses émotions, et tout ce qui pouvait lui échapper pouvait provoquer une certaine angoisse. Or, ce qu’il ressentait pour la jeune femme, cette tendresse et ce désir de rester près d’elle, étaient des sentiments bien nouveaux pour le jeune homme. Il ne pouvait s’empêcher de ressentir cela, mais il fallait qu’il se l’interdise, car il ne pouvait s’imaginer débuter quoi que ce soit pour cette dame.

Mais bien sûr, en face de cette jeune Khayley, ce masque ne servait à rien. Car l’expression que son visage arborait n’était, dans tous les cas, pas observable par sa compagne. Dénuée de sa vision, elle passait à travers cette carapace qu’il s’était forgé, se retrouvant bien inutile face à son intuition. Ses joues s’empourprèrent à nouveau quand elle en profita pour déposer un baiser sur sa joue. Et ce fut le dernier geste tendre qu’ils eut l’un envers l’autre. Avant qu’ils ne s’extirpent du bois et que le bruit de la cour ne leur revienne aux oreilles, les sortant de leur instant de paix.

Aussitôt, une voix s’éleva de ce brouhaha, Jenny appelant en panique et se précipitant vers la jeune femme, qui se raidit sous les doigts de Ben. Il lui adressa un sourire en coin, compatissant, bien qu’elle ne puisse pas le voir. Puis Khayley se détacha de sa timide étreinte pour rejoindre sa dame de compagnie qui l’observait déjà sous toutes les coutures pour s’assurer qu’elle avait encore tous ses membres aux bons endroits. Elle se mit à déverser un flot de paroles et d’inquiétude devant une jeune dame au visage fermé, froid, et même un peu contrit. Il salua Jenny entre deux regards mi-inquiet, mi-méfiant, qu’elle lui renvoya. Il ne savait pas s’il devait être amusé ou gêné par la situation et le comportement de son accompagnatrice.

Elle se retourna vers lui, lui adressa de manière un peu froide et tenue, ses au-revoirs, probablement agacée. Benjen sourit finement, salua en retour la jeune femme quand elle lui fit une révérence avant de tourner les talons, n’osant pas rajouter quoi que ce soit devant la dame de Khayley.

« — Prenez soin de vous, Dame Khayley. À très bientôt, j’espère. » Répondit-il, un sourire dans la voix.