Revenir sur le champ de bataille n'était pas une chose que Mina appréciait particulièrement. Ce n'était nullement une question qu'elle se croyait, qu'elle se trouvait au-dessus de tout le monde, qu'elle estimait qu'elle n'avait pas à traîner dans la boue et dans le sang au vu de son statut. La jeune orageoise n'avait jamais eu de telles considérations, même si elle avait plus souvent évolué dans des Cours royales ou impériales, que le nombre d'années qu'elle avait bien pu passé à courir, les pieds nus, dans les vignes de la Treille, sur les terres de sa famille. En réalité, il n'était déjà pas possible de réellement savourer d'être sur un champ de bataille, sauf peut-être pour celui qui avait construit toute sa vie autour des combats. Le problème pour elle, c'est que tout cela venait à la ramener à des idées bien plus sombres et à des souvenirs qui l'étaient tout autant. Regarder les blessés, les morts, les feux qui brûlaient un peu partout, cela faisait naître en elle une peur discrète mais belle et bien présente. Et si elle voyait le visage de quelqu'un qu'elle connaissait ou qu'elle avait connu. A cet instant, elle repensait à son défunt mari, elle pensait à chacun de ses frères, quelque soit le camp dans lequel ils venaient à combattre. Elle pensait à ses amis, et elle venait à considérer que Torrhen en faisait sincèrement parti mais elle pensait également à certaines connaissances plus récentes, qui combattaient sur d'autres fronts. Il y avait toujours cette angoisse qui venait à la prendre aux tripes, il n'y avait pas d'autres mots et il fallait bien dire que l'odeur qui venait à recouvrir les lieux, qui semblait s'imprégner partout n'arrangeait rien. Mais comme toujours, elle faisait en sorte de ne rien montrer de son côté. Elle avait pris soin des enfants, comme elle le faisait bien souvent, toujours avec le sourire, toujours avec cette douceur maternelle, pour pouvoir les apaiser, pour pouvoir  éviter que le trajet ne devienne un véritable calvaire, pour eux d'abord mais pour les autres également.

Pour autant, elle était consciente que si elle était venue jusqu'ici, à Herpivoie, ce n'était pas seulement pour accompagner les jumeaux ou pour veiller sur eux jusqu'à leur retour à Fort-Darion mais pour une raison toute autre, celle qui la dépassait quelque peu ces derniers temps, celle qui concernait le royaume qui l'avait accueilli après ses noces. L'Orage. Torrhen avait été clair dans sa lettre, ils devaient avoir une conversation tous les deux.  Elle avait fait en sorte de ne pas y penser jusque là, mais dès qu'elle était arrivée et qu'ils s'étaient croisés la veille, elle avait commencé sérieusement à ruminer sur les points qu'ils allaient pouvoir aborder pendant leur tête à tête et elle avait attendu l'instant avec impatience. On avait fini par venir la chercher et elle avait alors du traverser une partie du campement militaire pour pouvoir retrouver l'Empereur sous sa tente. Elle se demandait dans quel état d'esprit il se trouvait, car même si la victoire avait été la leur, la situation aurait pu facilement basculé, Rhaenys avait en plus été blessé alors que la femme avait perdu son enfant à naître quelques temps auparavant. Tout cela faisait beaucoup à digérer, beaucoup à gérer et il ne pouvait pas s'arrêter, même si ce n'était pas simple pour lui. Pour autant, quand elle passa la porte et qu'elle put observer un sourire franc se dessiner sur son visage à son attention, elle ne put s'empêcher de le lui rendre. « Votre Majesté. C'est un plaisir également. » Elle avança vers lui et s'inclina doucement. « Ce sont des enfants, ce n'est jamais simple pour eux. Mais, nous avons été jusqu'au cœur de l'Orage ensemble, ils étaient alors bien plus jeunes et le trajet bien plus long. Donc je dirais que cela, c'est relativement bien passé. » Elle hocha la tête. « Je crois que je vais choisir de m'asseoir et en même temps de prendre un petit rafraîchissement, si cela ne vous dérange pas, je serai sans doute plus efficace pour notre discussion ainsi. Concernant, la vue et les odeurs … La guerre ne se fait pas avec des fleurs et de l'encens. »

Vainqueurs ou perdants. Tout était encore possible dans un sens ou dans l'autre, même si elle n'y connaissait pas grand chose à l'art de la guerre, aux mouvements de troupe et aux stratégies militaires, il était certain que les forces de l'Empire étaient en ébullition, face à un ennemi, ou plutôt des ennemis qui l'étaient tout autant. Si Mina avait bien compris une chose, c'est que bien qu'elle avait sa place au sein du Collège Impérial, elle n'était pas pour autant tenu au courant des secrets des batailles qui étaient menées. Bien évidemment, elle avait certains échos de ce qui venaient à se passer, mais n'étant ni général, ni même commandant, elle n'était pas plus au courant de cela, et c'était notamment le cas pour l'Orage, alors qu'elle était pourtant la représentante de ce royaume. Chacun avait son rôle à jouer au sein de l'Empire, au sein du royaume auquel il appartenait et elle le comprenait parfaitement. Pour autant, elle se rendait bien compte qu'elle avait à la fois cette crainte qu'une catastrophe se produise, et en même temps, un certain détachement vis-à-vis de ce qui était en train de se jouer à des centaines de lieues de là. Et la culpabilité n'en était que plus grande.

Culpabilité du fait qu'elle ressentait bien moins d'angoisse que ceux qui vivaient la guerre au jour le jour directement sur les terres de la Biche. Culpabilité du fait qu'elle ne manquait de rien à Fort-Darion, alors qu'il en était bien souvent tout autre quand son royaume était attaqué, soit parce que les récoltes étaient utilisés pour la continuité de la lutte armée, soit parce qu'elles étaient pillées par l'attaquant, ou juste parce qu'elles avaient été réduites à néant par le passage des troupes, par les feux qu'on venait parfois à déclencher pour priver l'ennemi, ou tout simplement parce que les hommes et les femmes qui auraient dû faire le travail de la terre, avaient été les victimes collatéraux des combats et qu'ils avaient malheureusement péri. Culpabilité car même si elle avait beaucoup de respect pour les personnes qu'elle avait côtoyé à Pierheaume depuis son arrivée après son mariage, jusqu'à son premier départ pour Accalmie, elle avait pris avec elle ce qu'elle avait de plus précieux, ses enfants et elle les avait gardé bien loin de tout ça. Peut-être étaient-ils coupés de leurs racines, de leur héritage mais au moins étaient-ils en vie, et pleinement heureux.

Mina fit quelques pas pour pouvoir s'asseoir et elle secoua la tête négativement en direction de Torrhen. « Et encore une fois, vous savez bien qu'avec moi, vous n'avez pas à vous excuser. La guerre est notre quotidien, et pour vous, elle est votre vie, alors ne nous attardons pas sur des détails dont nous avons tous les deux consciences. » Elle savait que le temps de l'Empereur était précieux, et qu'aujourd'hui, alors que la bataille d'Herpivoie avait laissé une lourde trace autour d'eux, elle était plus consciente que jamais, qu'il fallait aller à l'essentiel l'un avec l'autre. Elle le laissa donc parler à propos de la situation réelle de l'Orage, car il n'était plus question de rester évasif, la situation était visiblement bien plus sombre qu'elle ne l'avait envisagé jusque là. Elle voulut prendre son verre pour boire également alors qu'elle comprenait petit à petit l'ampleur de ce qu'il se passait, mais quand elle toucha le verre, sa main se mit à trembler et finalement, elle ne préféra ne pas y toucher immédiatement. Son regard resta fixer un long moment sur ce dernier, avant de relever la tête vers lui, croisant ses yeux des siens. « Vous me voyez heureuse d'apprendre que Pierheaume est pour le moment encore debout. Je ne voudrais pas que l'héritage de Béric vienne à disparaître. » Souffla-t-elle du bout des lèvres, mais son visage était fermé et grave. Il n'y avait finalement qu'une seule et unique question qui lui venait à la fin de la tirade de sa part. « Qu'attendez-vous que je fasse votre Majesté ? Pour l'Orage ? Pour l'Empire ? Pour Argella Durrandon ? Pour vous ? Quoi que vous me demandiez, je le ferai. »

Son destin semblait être aussi beau, qu'il en était effrayant à certains instants. Dans tous les cas, elle pouvait le dire, ce dernier était plein de surprises, de rebondissements épiques et de choses tellement inattendues qu'elle se retrouvait une fois encore dépassée par ce qui était en train de lui arriver. D'une façon ou d'une autre, que ses pas viennent à la conduire à nouveau dans le royaume de l'Orage, ou qu'au final, elle vienne à fouler à nouveau d'autres terres sous la protection de la maison Braenaryon, le reste de sa vie ne dépendait plus réellement d'elle, mais de certains, bien plus puissants, qui voyaient sans aucun doute des choses qu'elle ne parvenait même pas à apercevoir de son côté. Elle était pleinement consciente que si Torrhen venait à lui proposer une telle chose, c'est qu'il plaçait en elle une certaine confiance, qu'il avait de l'estime pour elle et qu'elle pouvait aider d'une façon ou d'une autre à solidifier les liens entre les différents royaumes fédérés en venant à offrir sa vie à la personne que l'Empereur choisirait pour elle, puisqu'elle avait accepté de remettre son avenir entre ses mains. Cependant, elle avait eu de la chance lors de son premier mariage avec Béric, elle était tombée sur une personne, qui avait certes du caractère, de la prestance et de l'intelligence, mais qui s'était toujours montré tendre avec elle et qui s'était attaché à celle qu'elle était, autant qu'elle s'était attachée à lui. Mais les Sept l'avaient ramené auprès d'eux, et bien qu'elle avait semblé attirer l'attention d'hommes qui étaient tout aussi respectueux que son défunt mari, elle se questionnait sur la personne qui viendrait à partager sa vie dans un futur plus ou moins proche. Certes, Torrhen ferait de son mieux pour que cela se passe bien entre les deux futurs époux, le plus important était l'alliance politique qui serait noué à cette occasion, et si elle était prête à se sacrifier, elle refusait d'imposer cela à ses enfants, si finalement les choses ne se passaient pas aussi bien qu'on pouvait l'espérer.

Elle avait réussi à se calmer un peu, quand l'Empereur lui avait confirmé que Lenora et Harlan pourraient rester aussi longtemps qu'elle le souhaitait à Fort-Darion et qu'ils resteraient auprès des jumeaux impériaux. Les larmes ne coulaient plus, mais elle sentait pour autant ses mains continuées à trembler malgré elle. Quelle image devait-elle rendre à Torrhen à cet instant, ce n'était pas digne d'elle, ni du rang qui était à présent le sien, ni du remerciement qu'elle aurait sans doute du faire preuve auprès de ce dernier à cet instant précis. Il fallait qu'elle se reprenne et elle inclina sa tête pour le remercier de son engagement pour la cause des enfants de feu, le lord de Pierheaume. Elle finit par répondre à la suite de ces paroles, alors qu'il rappelait combien les gens dévoués étaient finalement peu nombreux. Elle eut un léger sourire à son égard et haussa doucement les épaules. « Je pense surtout, et notamment pour les femmes, qu'on ne vient pas souvent à leur donner leur chance de prouver ce qu'elles valent réellement et l'engagement dont elles peuvent faire preuve. Si je n'avais pas été l'épouse de Béric Swann, Argella Durrandon n'aurait sans doute jamais entendu parler de moi, je ne serai pas aller la trouver pour lui proposer le soutien de la maison Swann et elle n'aurait pas cherché à m'emmener avec elle à Fort-Darion. Le hasard fait parfois bien les choses, je n'ai aucun mérite là-dedans. » Souffla-t-elle alors. Elle s'inclina devant l'homme et le regarda partir en silence. Pendant quelques instants, elle ne bougea pas, puis soudainement, elle se remit en mouvement, et elle fila à l'extérieur, pour pouvoir respirer et retrouver les idées claires à la fraîcheur de l'air.