Lorsque l’on passe de longues journées au fond d’une cale, avec pour seule compagnie une cithare, on apprend vite à capturer chaque variation ou changement au sein de notre environnement. Je sais que les marins sont agités : ils font un plus grand brouhaha que d’ordinaire. Et je sais aussi que Baldyr, le seul à connaître ma véritable identité sur ce bâteau, est soucieux : j’entends ses pas se rapprocher de ma cabine, mais perdant de vigueurs à chaque pas … Et voilà qu’il s’arrête devant, mais sans oser franchir cette porte qui nous sépare.

J’aurais pu cesser tout ce mystère, en me mélangeant à ces marins et en les interrogeant. Malheureusement, pour le moment, une telle action est très difficile. Même si ce bâtiment m’appartient, l’équipage ne me connaît que sous le nom de Nadar, et sous l’apparence d’une marchande masquée – ou outrageusement maquillée – avec une fausse bosse à l’épaule. Cette précaution est nécessaire tant que je ne souhaite pas révéler au monde qu’Arianne Martell est belle et bien vivante – et surtout libre. Cependant, un tel rôle nécessite une certaine préparation … Or, sans Lin, une telle tâche me prend trop de temps.

Ainsi, j’attends donc que mon seul et unique ami – et protecteur – se décide à franchir ce dernier obstacle. Ma cabine est assez sommaire, mais spacieuse. Un petit bureau pour écrire quelques courriers, si besoin, et un petit lit inconfortable auquel j’ai fini par m’habituer.  Mes quelques possessions sont pliées ou rangées soigneusement dans une malle de taille modeste. Il y a bien longtemps que je ne m’apitoie plus sur la modestie de mes affaires. La précieuse Arianne, ne jurant que par des tissus luxueux ou à la dernière mode, a disparu il y a bien longtemps. L’austérité est le nouveau mot d’ordre, qu’importe que je gère une compagnie commerciale pérenne.

Enfin, la porte s’ouvre et se referme rapidement. La haute stature de Baldyr se dessine. Mon sourire malicieux s’efface aussitôt que je vois ses traits.

- Que se passe-t-il Baldyr ? Tu es bien pâle. Tu m’inquiètes. Assied-toi, je t’en prie …, lui demandais-je.  

Ma voix s’évanouit en un murmure. Je ne saurais dire la raison – un sentiment, ou le regard de mon ami – mais j’ai l’intime conviction que l’affaire me concerne. Déjà, mes membres tremblent, et une boule se forme au creux de mon estomac.

- Parle donc. Qu’as-tu vu, ou entendu, au marché de Ferboys ? susurrais-je.


PS : Pour remettre dans le contexte, Deria & Anders sont morts courant An 2 Mois 3 Semaine 4. Par contre, Arianne est déjà en mer, et n'aura l'information que lors d'un arrêt ravitaillement à Ferboys (An 2 Mois 4 Semaine 2). Actuellement, elle se cache et seuls Baldyr, Lin, et Roward savent qu'elle est toujours vivante & à gambader au Westeros.

Je ne dis pas un mot, me contentant de fixer Baldyr sans véritablement le voir. Un orage, à moins que ce ne soit un torrent, gronde et brise des barrières. Mon esprit se sépare de mon corps. A moins que ce ne soit l’inverse. Chacun agit à sa guise, m’écartelant douloureusement. Mes membres tremblent violemment, mes joues s’inondent de larmes et ma tête se surcharge de mille et un souvenirs, s’emmêlant et s’entremêlant dans un vertigineux mouvement. Avant que je ne puisse prononcer le moindre mot, je perds et m’écroule.

***

Je suis sur la plage. J’ai moins d’une vingtaine d’années. Mes frères et ma sœur m’entourent, emmitouflées sous un léger drap. Le vent est notre père, nous sifflant une berceuse. Le soleil est notre mère, partageant sa douce chaleur. Je suis bienheureuse, priant tous les dieux et toutes les forces que rien ne gâche ce moment. Mieux, que cet instant se fige à tout jamais.

A peine ai-je exprimé ces vœux silencieux, que la quiétude des lieux est brisée par les pleurs d’un enfant. Je me relève aussitôt, cherchant l’origine du bruit. Très vite, mon regard se dirige vers la mer. L’inquiétude au creux du ventre, je m’y dirige malgré tout. Les cris s’intensifient, mais je ne vois rien, ni personne. Je m’enfonce jusqu’à la taille, cherchant autour. L’effroi me gagne, à l’instant où mes yeux se posent sur le visage translucide et gonflé d’un enfant dans les flots. Je recule. Je cours. Je quitte l’eau. Mon regard s’abaisse entre mes jambes, en sang.

- Deria ! Anders ! Roward ! A moi ! hurlais-je.

A nouveau, le désespoir et la peur me gagnent. Sous mes yeux, Deria et Anders deviennent cendres et os. Quant à Roward, une ombre le menace non loin, armée. J’essaye d’accourir à l’aide de ce dernier frère, mais plus je tente d’avancer et plus je m’enfonce dans le sable. Je crie, encore et encore. Je m’égosille jusqu’à ne plus avoir de voix. Mais il ne se réveille pas…

***

J’ouvre mes paupières, la nausée au bord des lèvres. Mes joues sont encore trempées, ma gorge est irritée et, surtout, je sens le contact de deux grandes mains sur mes frêles épaules. Mon souffle est court, mon cœur bat à tout rompre. Et j’éclate enfin en sanglot, répétant inlassablement les trois prénoms, jurant que tout est de ma faute, me maudissant de tous les noms, gémissant de douleurs … Je n’ai aucune cohérence.

Je le sais. Je me vois. Il semblerait que mon esprit n’a pas encore rejoint pleinement mon corps, laissant ce dernier articuler étrangement et nerveusement, ou à parler sans queue ni tête. Je vois bien Baldyr qui ne me quitte pas – toujours fidèle à ma personne, à me soutenir dans les temps les plus durs. Et je réfléchis, là. J’essaye de comprendre pourquoi je vis toujours. Ne suis-je pas l’ainée ? Ne suis-je pas censée mourir en première ? A moins que je ne me pose les mauvaises questions. Je savais que Deria était condamnée … je le savais. Autrement, pourquoi aurais-je proposé à Anders de la quitter, de me rejoindre ? Il a refusé. Il a choisi Deria. Il a opté pour la mort … par loyauté.

Et à nouveau, corps et esprit s’éteignent.

Quel crime ai-je commis, pour subir un tel châtiment ? Me punit-on pour le meurtre de cet enfant que j’aurais pu avoir – ou que je pense que j’aurais pu avoir ? M’accuse-t-on d’avoir tenté Anders, par des jeux dangereux ? A moins qu’il n’y ait là nulle faute. Seul mon remord s’exprime. J’ai échoué en tant que conseillère de ma sœur, participant indirectement à sa triste fin. J’ai abandonné consciemment Anders à son sort, comprenant très bien que Deria s’était condamnée – et son entourage avec elle. J’ai fui pour échapper à une autre horreur. J’ai couru vers un souverain inconnu davantage par désespoir de cause que par réelle ambition.

Et pourtant, malgré tout, je sais que je vais subir une nouvelle punition. Est-ce une affaire de destin, de sang, ou d’épreuves divines, je ne saurais dire. Déjà, une migraine terrible me saisit, engourdissant tous mes sens. Mes souvenirs se confondent, certains s’enfermant au plus tréfond de mon âme, d’autres accourent et s’imposent à moi. Ma lucidité divague, malmenée par un grand et profond désespoir. Existe-t-il encore une lumière, quelque part ? Puis-je rêver d’une chance, ici-bas ? A moins que la mort soit la seule et unique délivrance à toutes ces souffrances et injustices.

Subitement, elle me parait bien douce, cette Faucheuse.

Pourquoi eux … ?

La question est davantage rhétorique. Les jeux de pouvoir sont impitoyables. Chaque souverain porte sa propre croix des Sept dès sa naissance. Certains arrivent à l’âge adulte, d’autres meurent bien avant par des malheureux incidents – ou succombent à d’odieux stratagèmes. Pourtant, n’ai-je pas juré que je donnerai ma vie pour Deria, pour Anders et pour Roward ? Oui ! Dès lors, où ai-je manqué à mon devoir ? Pourquoi est-ce que je suis toujours là, quand ils sont morts ? Et subitement, mon regard s’illumine d’un dernier espoir, presque farouche.

Je me relève subitement, plante mon regard – si ce n’est pas mes ongles – sur Baldyr.

- Tu n’as pas mentionné Roward ! Tu n’as rien dit à son sujet !

Je supplie du regard.
J’implore d’une voix aigüe.
Je tremble, prête à céder à tout instant.

Roward n’était pas avec Deria ou Anders, au moment de mon départ. Je ne l’ai même pas croisé ! Aux dernières nouvelles, il poursuivait Mahée. Cette dernière était occupée sur le front ouest, tentant de percer les lignes bieffoises et libérer les vieilles terres de la Principauté de Dorne. L’espoir renaît, timide et presqu’intimidée. Elle ne représente presque rien, face à ma peine. Cette dernière n’est plus qu’un monstre gigantesque, me rongeant férocement, corps et âme. Si cette petite flamme se meure, que restera-t-il de moi ?

Et j’ai peur.
Peur de moi-même, et ce que je peux devenir.
Ou ce que je peux faire.

J’ai peur de croire. Si je me trompe, cet espoir illusoire m’achèvera. J’aurais à accuser un nouveau deuil, en moins de quelques jours. Or, je ne pourrais pas le supporter, surtout celui de mon plus jeune frère. Si j’ai aimé profondément Deria, et Anders, mes sentiments vis-à-vis de Roward sont bien plus protecteurs et féroces. Il est ce bébé que j’ai tenu entre les mains, ce sale gosse que j’ai vu grandir, cet insupportable frère que j’ai défendu, et surtout ce garçon tapageur dont j’ai caché mille et une fautes. Il est, et il restera toujours, cet éternel enfant à mes yeux. Si la fin de la maison Martell est décidée par des forces qui nous dépassent, qu’il en soit ainsi et maintenant. Que Roward ait été condamné avec Anders et Deria, et que j’en meurs à cet instant-ci par quelques foudres divines.

Incapable de partager les émotions de Baldyr, je ne l’écoute plus.

- Je ne vaux rien dans le jeu des trônes, Baldyr, dis-je d’une voix bien blanche.

Je ne l’ai jamais été, qu’importe que je me nomme Sand ou Martell. La mort du dernier fils légitime de feu Nymor Martell ne changera pas davantage cette réalité – et moi-même, je m’y refuse. A quoi bon vouloir régner sur des terres fantômes ? Pourquoi est-ce que je me battrai pour des hommes et des femmes ayant oublié leurs sangs, leurs chairs – leurs otages – entre les mains des autres Puissances Centrales ? Si je n’ai plus aucune famille – hormis ma pauvre mère –, qu’est-ce qui me lie réellement à la Principauté ? Terre natale, certes, mais quoi d’autres ? Ai-je des terres propres ? Non. Ai-je une famille ? Non plus. Ai-je des amis ? Non, étant donné que beaucoup nous ont tourné le dos, nous offrant en pâture à des dragons – quels que soient leurs origines.

- Je n’irais nulle part tant que je ne sais pas s’il vit.

Et je me referme, me dirigeant droit vers mon petit bureau pour sortir un parchemin, gratter des mots et le tendre à l’un de mes derniers amis survivants.

- Va interroger les gens de Ferboy s’ils savent. Et dès que tu le sauras, envoie cette missive avec un messager. Ne reviens pas tant que tu ne sais rien, pour sûr, insistais-je. Sur ta route, trouve un mestre et obtient du lait de pavot.

Je ne dis plus rien, me retournant et m’allongeant. Le cauchemar ne fait que commencer. Je le sais.