Une douce mélodie raisonne dans la pièce où Arianne étudie longuement et attentivement divers papiers, tantôt des cartes, tantôt des comptes, tantôt des missives. Les restes de ses repas de la journée jonchaient sur une seconde table, non éloignée de celle qu’elle n’avait pas quitté depuis cette matinée. Subitement, la musique s’arrête et, à croire qu’un enchantement venait de se briser, Arianne relève la tête, le regard inquisiteur et fatigué.

- Pourquoi vous êtes-vous arrêtés ? demanda-t-elle, tout naturellement.
- Pourquoi ne vous arrêtez-vous donc pas, Arianne ? répondis-je, tout aussi naturellement.

Elle marmonne, elle grommelle, elle se justifie. J’entends beaucoup de choses mais je les ignore. Ce n’était que des excuses pour cacher son véritable mal ou devrions-nous dire son état. Evidemment, je n’ai pas l’impunité de lui couper la parole – je n’étais qu’un homme à son service, ayant débuté comme précepteur, pour être aujourd’hui son plus fidèle homme de main.

- Vous êtes revenues à Dorne depuis trois mois, et vous n’avez pas cessé de travailler sur ces papiers, de rencontrer diverses personnes ou encore de vous allier à quelques établissements, allant du respectable atelier d’un teinturier au scandaleux bordel de la ville.
- Dois-je vous rappeler, Emrin, que je suis conseillère de la princesse Deria et que nous sommes confrontés à bien des soucis ? Je me dois d’être utile à ma souveraine, à Dorne. Pour cela, il est de mon devoir d’anticiper, ou d’avoir le plus d’informations possibles.
- Je confirme, ma dame. Cependant, je ne peux m’empêcher de soulever le fait que vous gardez vos distances avec vos frères, et votre sœur, ou encore vous ignorez mes tentatives de vous parler en bon ami, et en bon confident. On dirait que vous avez enfermé la sœur Arianne quelque part en vous, et que vous ne laissez voir que la conseillère Arianne.
- Arrêtez vos bêtises.
- Finalement, ce qui devait arriver est arrivé. Vous vous demandez de quoi je parle ? Je vais vous le dire, à condition que vous déposiez vos plumes et vos papiers, et que vous m’écoutiez.

Le regard noir, la dame s’exécute. Quant à moi, je reprends mon instrument et gratte sans plus tarder les cordes. Aussitôt, ma voix s’élève. Je ne me considère nullement comme un poète prodige, mais j’ai une belle voix et surtout une grande sensibilité. Je vois ce que les autres refusent de voir, je dis ce que les autres refusent de dire.

Une enfant est née,
Cachée de tous
Cachée de son père
Mais aimée par sa mère.

Elle grandit dans ce joyeux bordel,
Entrainée à être une future courtisane,
Et elle est belle,
Très, très belle.

Car oui, ma dame, vous n’avez pas eu cette éducation donnée habituellement aux filles de Dorne – savoir montrer les dents, savoir brandir une arme. On vous a appris à être coquette, à apprécier les belles étoffes, à admirer les pierres précieuses, à charmer avec un sourire ou encore à jouer avec les regards. Vous étiez aimées dans ce bordel : par les courtisanes, par la gérante et surtout par votre mère. Et puis, votre histoire a pris un autre chemin : vous rencontrez votre père, qui prend la décision de vous emmener avec lui à la Cour. Vous êtes excitées, vous êtes heureuses car, naïvement, vous pensez que vous allez être une dame de la Cour aimée comme dans ce bordel. Sauf que vous vous heurtez d’avantage aux médisances des nobles, aux mauvais regards – ou traitements – de votre belle-mère ou encore aux blessantes paroles des enfants. Pire, vous êtes seules face à ce beau monde – du moins, les premières semaines.

Elle est l’aînée illégitime,
Honnie par les autres,
Aimée par sa fratrie.

Sa sœur sera sa moitié,
Son frère sera son bouclier,
Et cet autre frère sera son miroir.

La coquette s’apprécie,
La coquette s’admire,
Et le malheur la frappe,
Elle aime son reflet.

Comme bien des aînés avant vous, et bien des aînés après vous, vous avez souvent affronté les premiers obstacles de la vie seule. Vous avez caché vos erreurs et vous avez brandi avec fierté vos réussites. Vous avez tout fait pour préserver votre fratrie, pour lui faire honneur. Cependant, il y a des choses que rien ne peut changer : vous aspiriez à de la reconnaissance et surtout à être aimée et à être admirée à la fois.

Je le sais, car j’ai été votre premier amant, et j’ai vu dès les premiers jours ce désir, qui vous ronge depuis votre arrivée à Lancehélion. Malheureusement, aucun de ces amants – ni moi-même – n’ont pu vous offrir ce que vous désirez avec tant d’ardeur. Pourtant, vous avez toujours su qu’il existait bien un jeune homme qui pourrait vous offrir cet amour et cette admiration sans limite, infinie et surtout inconditionnelle: Anders, cet autre frère bâtard. Bâtard comme vous, énergique et doux à la fois, flamboyant et chaleureux … il est cette moitié qui vous comblera, dans votre esprit. Sauf qu’il reste votre demi-frère, alors vous avez fermé vos yeux et votre cœur au mieux mais il y a des signes qui ne trompent pas. J’ai été surpris, de prime abord, du choix de vos amants. Chacun avait un air de ressemblance : des traits doux, de l’agilité. Enfin, et surtout, du jour au lendemain, il n’était pas surprenant que vous détestiez des amies – celles qui avaient posé un regard trop prononcé sur ce frère.

Vous vous leurrez. Encore et toujours. Ce n’est que le début.

La coquette est prisonnière,
L’étranger aux cheveux blonds,
A une âme aussi noire,
Que les profondeurs de l’océan.

La coquette essaie,
De se libérer,
De son regard,
De son corps.

Lui, Il s’impose par la force,
Il éblouit par son courage,
Il la piège avec esprit,
Et la voilà condamnée, encore.

Vous l’avez aimé jeune fille, ce capitaine Fer-né qui vous a capturé lors d’une de vos visites régulières aux Météores. A votre retour, une fois la rançon payée, j’avais imaginé le pire : allais-je retrouver une femme animée par la rage et la vengeance, ou alors une femme abusée et brisée ? Nullement. Vous étiez silencieuses, certes, mais vous vous portiez comme un charme. A nouveau, je suis surpris du choix de vos amants : grands, forts, ambitieux et souvent étrangers à nos côtes. Cependant, est-ce vraiment de l’amour – ce doux sentiment qui vous fait battre le cœur – ou alors est-ce ce sentiment que toute femme ressent suite à une trop longue captivité avec un seul homme ? A vrai dire, même aujourd’hui, je ne pourrais dire quelle est la réponse à cette question. Par contre, je vois que vous êtes animées à son égard de deux sentiments : une profonde haine vis-à-vis des faits à Hautjardin, mais également une douce nostalgie par rapport à ces semaines en sa compagnie. Une profonde haine qui vous empêchera de commettre un autre impair au regard de votre fratrie – comme taire la position d’un potentiel ennemi -, mais une douce nostalgie qui vous empêchera d’être trop odieuse à son égard lorsque l’opportunité se présentera.

La coquette est triste,
Elle s’endurcit,
Elle s’oublie.

Marquée par le désir,
Rongée par la culpabilité,
Elle souffre seule.

J’arrête aussitôt ma mélodie, et la fixe.

- A t’entendre, ma vie ne tourne qu’autour de deux hommes, dit-elle avec amertume. Elle ne rougissait pas. Elle n’avait pas à se sentir mal avec moi : je mourrai avec tous ses secrets, sans les révéler.
- Oh, je n’ai pas fini mon histoire. La coquette est actuellement divisée entre deux désirs : le désir pour l’interdit, qu’importe que ce soit un reflet ou un capitaine, mais aussi le désir pour la loyauté, être à la hauteur de la confiance perdue, ou retrouver, de sa souveraine. Aimer l’un ou l’autre des hommes va certainement entraîner l’opprobre de cette sœur. Et inversement, lui être fidèle signifie sacrifier ces amours interdits. Vous ne respectez que deux lois en ce monde, ma dame : celles de votre cœur et celles de votre sœur. La loi des hommes, ou du monde, vous les avez toujours ignorées. Vous êtes comme un cours d’eau : quand on pense vous dompter, vous changez, vous contournez les obstacles, et vous trouvez un nouveau chemin.

Arianne soupire, ne prononce pas le moindre mot et replonge son nez dans les papiers.

- Reprends la mélodie. Mais sans chant, sans parole.

Je m’exécute.