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Cette nuit-là, Ronnel s'était réveillé plusieurs fois. D'abord dans le sang, puis dans son vin qui lui avaient tous deux imbibés les vêtements. En contemplant ses manches et sa chemises tâchées de rouge, il se dit avec cette lucidité naïve des gens qui n’ont encore rien vécu, que quelque chose en lui s’était brisé. Ronnel avait une froideur au fond de la tête, sorte de calme cérébral et raisonné qui lui faisaient penser qu’à bien y réfléchir, rien ne pouvait l’atteindre, en tout cas, rien qu’il ne puisse réparer. C’était faux, évidement. Le Roi du Val avait cet âge mystérieux où se mêlent à la fois la plus grande hauteur d’âme et à ses pieds les torrents embrasés d’émotions neuves et donc terribles.

Il se leva en silence. A quelques couloirs de sa chambre gisait le cadavre de celle qui avait été sa femme et son amour l’espace d'une poignée de mois bénis. Avec elle il perdait également un fils qu’il n’avait pas connu et ne connaitrait jamais.

- Allons, soyons fort.

Il se servit à nouveau du vin, puis s’effondra.

C’est le propre des maladies de l’âme comme celles du cœur de frapper soudain et d’être, on peut le dire, incurable par des moyens raisonnables. Ronnel se levait chaque matin avec dans l’idée qu’il fallait faire de grandes choses, et invariablement finissait par ne rien faire, terrassé par cette sourde folie mêlée de chagrin qui lui sciait le ventre, la gorge et les jambes. Naquit de ces troubles une profonde frustration d’alité, amertume de ceux qui n’ont goût à rien et s’en désolent puis s'en enragent. Il avait ambition à tout mais se révélait tout bonnement incapable de quoi que ce soit et n’arrivait pas à comprendre comment lutter contre ce mal terrible qui l’accablait. On essaya bien des choses sur lui, on lui fit boire des décoctions de mestres, on le fit parler, on le fit se promener dans le silence, on lui donna des responsabilités et on le laissa tranquille. On essaya même de lui redonner goût à la chaire, rien n’y faisait, et plus on essayait plus ces gestes attentionnés, cette compassion accablée, ces efforts inutiles déployés comme de douces tempêtes autour de lui, tout cela lui donnait la nausée. Lui qui n’avait pas pleuré de chagrin pleura de rage et avec cette pudeur de souverain, détruisait dans l’intimité de ses appartements tout ce qui pouvait être détruit. Son mobilier y passa, puis sa garde robe, puis lui-même, à coup de vin, de passivité et de réclusion.

Les jours passaient, le souvenir de Nymeria le hantait toujours. Ronnel était un garçon fort, jeune avec tous les défauts que cela comporte, mais solide, droit, éduqué, dressé, même, comme on travaille un arbre qui bientôt se pétrifie dans la forme qu’on lui a donné et n’en bouge plus. Il avait de la noblesse, du cœur, le sens tactique et une certaine idée de ce que régner impliquait. Pourtant même les êtres les plus grands, parfois, sur une faille trébuchent. Ronnel avait trébuché et plus rien ne semblait pouvoir le relever. Comme un chêne abattu que l’on ne peut bouger qu’avec de grands efforts, il errait dans la citadelle perchée, puis aux portes selon la saison. On le baladait avec révérence et distance, n’osant pas trop le secouer de peur d’aggraver son état.

Parfois tout de même il prenait un cheval, ou intervenait dans une discussion. On l’avait même vu prendre des décisions pour le Royaume. Chacun de ces gestes avait apporté grand espoir parmi ses proches et chez sa mère en particulier, mais rien n’y faisait. Comme des éclipses passagères, un royal mutisme venait bientôt recouvrir ces maigres et terribles démonstrations de vie et de joie qui traversaient le Roi. A force, on finit par l’appeler le mélancolique et le Val se fit à l’idée que Sharra Arryn dirigerait le pays encore longtemps.

Pourtant malgré les apparences, Ronnel n’était pas insensibles aux événements extérieurs et aux maux qui s’abattaient sur ses sujets. Comme on l’a dit, il ne parvenait tout simplement pas à trouver la force d’y faire face. Tel un barrage indépassable qui sans cesse revenait sur son chemin, chacune de ses tentatives pour se reprendre en main se soldait par un jaillissement brutal de peines, l’empêchant de parler et de penser, puis de colère.

Ce fut pourtant cette colère qui le sauva. Pas une colère dirigée, non, il ne maudit ni la Foi ni la providence, ni même ses ennemis, il se maudit lui-même, de n’être que faiblesse et déraison. Sa conscience royale lui embrasait l’esprit, plongeait son crâne dans des bouillons effroyables de culpabilité. On l’entendit crier dans sa chambre, au point que l’on s’inquiéta de sa santé mentale. Il refusait les calmants, et entra dans une nouvelle forme de deuil : la frénésie.
Au fond de son être, la raison lui criait qu’il ne pouvait reprendre ses responsabilités dans un tel état. Ce recul impérial lui faisait porter un regard détaché sur cette démonstration d’énergie mais son corps, son âme, eux, devaient se purifier. On le revit dans la cour d’entrainement, assénant avec une rage terrifiante de formidable coups aux armures des malheureux qui se proposaient pour lui servir d’adversaire. Il brisa deux épées en bois et un bouclier, mais cela ne l’empêchait pas de revenir, jour après jour, hurlant silencieusement, du fond de son cœur, le visage impassible et grave, les muscles tendus.
Quand il avait fini, ou quand il ne restait plus personne à affronter, il repartait à une autre occupation. Il cribla les cibles de flèches, grimpa en haut des arbres des jardins, parcouru l’on ne sait combien de fois le château en courant. L’unique activité qu’il se refusait encore, c’était celle de la chaire. Nymeria n’était jamais loin. Le mélancolique était devenu un dément, et pendant ce temps, la guerre civile grondait.

Sa mère l’avait soutenu comme elle l’avait pu, et une grande partie de son aide venait de sa gestion du Royaume. Mais même le plus avisé des souverains ne peut toujours dompter les passions de ses sujets et bientôt le fanatisme frappa. Dans l’idée de rejoindre seuls les troupes de la croisade, des officiers et soldats du Val complotèrent pour s’emparer de la flotte de Goëville. Sharra Arryn mit fin à leurs prétentions et essouffla, pour un temps, le feu qui grondait. Au dehors pourtant les menaces persistaient, Ronnel en avait conscience. L’Empire se montrait pressant et plus aucune alliance véritable ne protégeait la maison Arryn depuis la mort sans héritier de sa femme.
Ces enjeux terribles auxquels il ne pouvait répondre faute de dompter ses émotions, Ronnel les vécu comme une véritable souffrance. Chaque nouvelle, chaque décision que prenait sa mère lui aiguisait le cœur, comme si l’on taillait dedans. A ce moment là il était encore frénétique, s’épuisant chaque jours pour pouvoir seulement espérer s’endormir le soir, le corps et l’esprit vidé de toute force.

Il faut bien pourtant que toute maladie cesse, ou bien s'atténue, et même celles d’amour. Elles laissent des cicatrices, c’est vrai, mais qu’est-ce qu’une cicatrice quand on est jeune ?

Un matin que le soleil passait à travers la fenêtre de sa chambre aux Eryiés, Ronnel se sentit le besoin de l’ouvrir en grand. La saison était avancée et un vent violent d’altitude vint transpercer cruellement sa fine robe de chambre. Peu lui importait. Les rayons lui baignaient le visage. On ne sait pourquoi, on ne sait comment, l’infime sensation de chaleur au milieu de la tourmente de la bise évoqua quelque chose en lui. Il se reconnu dans cette maigre touche de douceur, perdue dans la tempête et le froid.

La fenêtre refermée, il fit sa toilette et considéra ses appartements. La colère était bien là, mais plus la rage. Il se trouva idiot. Il se trouva faible. Pathétique. Il se dégouta lui-même et refermant la main sur la poignée de son épée, formula en silence le serment que tout cela était derrière lui. Promesse naïve s'il en est, promesse adolescente, mais qui était portée par cette force naturelle qu'ont les paroles des rois. Il avait tant souffert que la douleur encore lui laissait une marque sourde dans les tripes et en demandant qu'on finisse de le vêtir, puis en passant la porte de ses appartements, il en sentait encore là l'ombre lourde, au fond de sa gorge, prête à surgir. Il grimaça, serra les dents et les poings.

Ainsi Ronnel ferma son cœur et ouvrit son esprit. Six mois s’étaient écoulés depuis la perte de sa femme et de son enfant, il avait perdu du poids, son corps s’était noué, tendu, tout comme son regard. Au fond de son cœur, il le sentait, Nyméria vivait toujours quelque part mais à sa présence, aiguisée, cruelle, s'ajoutait maintenant le froid diagnostique de la chute que dans sa peine le Roi du Val avait imposé à ses sujets et son pays. Le chaos de sentiments qui jusqu'ici le consumait avait à présent laissé place à un champ de bataille où la peine et la détermination se livraient combat. Perdre cette guerre intérieure, c'était trahir et son pays et lui même.

Quand il se présenta à ses sujets, portant sur le visage le masque sobre du pouvoir, son esprit était ombragé d'une exigence : plus jamais il ne devrait faillir.