Fort-Darion était agitée. La victoire contre les ennemis du trône impérial n’était pas acquise, mais le Collège de la Capitale avait dû se réunir plusieurs fois pour parler diplomatie, stratégie. Pour préparer l’avenir. Et aussi, pour répondre aux problèmes immédiats du trône Braenaryon et de l’ensemble des Royaumes Fédérés. L’Empire était tout jeune mais ne manquait pas de problèmes à traiter, tant intérieurs qu’extérieurs. Les menaces s’accumulaient, et plus l’État se renforçait et plus on lui découvrait de défis.
La désertion supposée du Roi Fédéré du Bief Kevan Gardener arrivait en tête de liste. L’homme était parti sans mot dire de la capitale impériale avec ses hommes, parti vers le sud sans avertir quiconque. Il fut cherché et retrouvé par l’Impératrice Rhaenys Braenaryon en personne, chevauchant son dragon. L’homme ne donna beaucoup d’explications, en dehors de l’absence de confiance du Trône envers lui, envers sa cause. Du manque de soutien ; le Roi du Bief attendait de l’Impératrice qu’elle l’aide en effet à trouver épouse, mais la dragonnière argua qu’elle avait été fort occupée à tenir bon, malgré les tentatives d’empoisonnement, ainsi qu’à enfanter la première génération de Braenaryon suivant les fondateurs de la maison. Il y eut presque duel, et la seule chose qui retint le Fédéré fut la présence du dragon, quand l’Impératrice elle-même était prête à se salir les mains. Le ton monta… Mais elle parvint à décider le souverain en exil. Ensemble, ils repartirent pour Fort-Darion, où une Réunion exceptionnelle du Collège Impérial eut lieu.
Contre le Roi Fédéré, beaucoup de témoignages de défiance, de déloyauté. On apporte à la connaissance des Conseillers qu’il s’était mal comporté, avec les membres du beau sexe de la cour. Comptant fleurette aux dames de compagnie de l’Impératrice, aux jeunes veuves ou à la Reine Argella dont il était prétendûment épris et avait fait scandale en séance pour l’épouser, l’homme fut confronté par tous à ce qui semblait être des pulsions bien mal contrôlées. A cela, les pragmatiques ajoutèrent le fait que l’homme avait déserté sans rien indiquer à personne. Il détenait en effet le positionnement, les effectifs et les ressources de chaque royaume, chaque garnison, chaque flotte ou armée. Pris car volontairement coupé de l’Empire et de ses ressources, Kevan Gardener aurait pu précipiter sa fin en lâchant à un ennemi quelconque tous ces informations non seulement stratégiques, mais aussi vitales pour l’Empire.
Certains conseillers, comme Aymon Karstark, ne se privèrent pas de rappeler qu’au Nord les déserteurs étaient exécutés par leurs camarades. D’autres, personnellement floués comme la Reine Durrandon, humiliée devant tous par le comportement peu chevaleresque de son soupirant, réclamèrent carrément un duel judiciaire. D’autres voix plus tempérées et plus raisonnables avancèrent alors l’idée qu’on ne pouvait créer un précédent en abattant un souverain Fédéré sur vote des autres, ni que l’on pouvait prendre le risque de perdre plusieurs têtes couronnées et généraux d’envergure dans un duel à sept combattants. Il fallut des arguments pour convaincre la Reine de l’Orage et l’Impératrice, déjà prêtes à tirer l’épée.
L’Empereur finit par trancher, au soutien des propositions riveraines et nordiennes. Il mit au vote du reste du conseil la motion selon laquelle le Roi Fédéré serait soumis un temps à l’entraînement, à la discipline et à la vie de la Garde Démalion. Avec la menace que de nouvelles plaintes de femmes ne fassent réviser le jugement, et sous réserve que l’homme fasse étalage public de ses excuses. La punition semblait modérée. Elle se résumait de fait à une leçon d’humilité, de l’humiliation publique des excuses à tout Fort-Darion jusqu’à l’entraînement de soldats qui n’étaient même pas les siens, mais pourtant considérés comme bien meilleurs. Le conseil vota, et le Roi Kevan obtempéra.
Il se présenta le lendemain matin, encadré par tout le Collège Impérial, sur le corps de Garde du château au coeur de la petite ville. La Garde Demalion encadrait la foule et tous les points stratégiques. La foule avait été réunie par estafettes militaires qui clamaient l’annonce à venir, aussi la place de la ville fut bientôt remplie de citoyens et de soldats de l’Empire. L’homme s’avança.
- L’Empire m’a offert l’opportunité de pouvoir être en mesure d’aider mon peuple à retrouver ses idéaux, son histoire sur un territoire où naquit l’esprit de Chevalerie. Je me souviens du jour où Sa Majesté l’Impératrice m’a apporté sa confiance en me chargeant, Roi du Bief Fédéré. En retour…je me suis fourvoyé. Je souhaite présenter mes sincères excuses aux dames, aux veuves qui se sont senties malaisées par ma faute. J’ai agi égoïstement. J’aurais dû assurer cette charge en étant plus vertueux. Je souhaite aussi présenter mes excuses pour avoir fragilisé l’Empire en raison de mon départ précipité vers le Bief. Ses Majestés Impériales auraient dû être prévenues. Je suis bien conscient des risques que j’ai fait peser sur chacun d’entre vous…par ma faute. Mon manque de foi envers l’Empire a été dommageable dans la construction de cette œuvre commune.- J’ai failli en tant qu’Homme, j’ai failli en tant que Prince, j’ai failli en tant que Roi. Je souhaite donc présenter mes excuses à tous ceux qui ont cru en moi, à tous ceux que je suis chargé de représenter. Je suis prêt à endurer pour mes fautes et j’ai toute confiance en l’Empereur et en son jugement. L’Empire est un espoir pour nous tous et je suis prêt à me battre pour lui comme pour chacun d'entre vous, peu importe la couleur et la provenance de votre étendard. Je souhaite être digne pour l’Empereur qui m’ouvre la voie de la rédemption. Je saurai me souvenir de son geste et j’espère qu’il m’offrira l’opportunité de me battre à ses côtés et à vos côtés face à nos ennemis communs. L’accueil fut contrasté. Personne n’applaudit. Beaucoup se regardèrent, alors que les hérauts impériaux déclamaient les nouvelles des différents fronts. La foule finit par se disperser. Les commérages allèrent bon train les premiers jours. Le peuple et l’armée ne crut pas un traître mot. Chacun riait sous cape, de l’humiliation d’un puissant de ce monde, qui pour beaucoup n’était pas sincère. Beaucoup de soldats plaisantaient sur le fait qu’un si haut général ait été pris « la main dans le sac » concernant de nombreuses dames de la cour, et les plaisanteries grivoises allèrent bon train. Il se murmurait que c’était l’Empereur et les collèges nordiens et riverains qui tenaient la maison, et qu’il s’en était fallu de peu pour que la Reine Argella ou l’Impératrice n’émasculent pour de bon l’inconséquent en place publique. Personne ne sortait véritablement grandit de l’affaire, et les femmes du peuple, elles, se gaussaient qu’elles auraient bien servies de chaufferettes au Roi en Exil, ou au contraire, d’autres vilipendaient les premières aux motifs d’honneur et de vertu, indispensables aux souverains. Le peuple était difficile à contenter...
Pour la noblesse, la punition était bien plus justifiée et mesurée. Personne ne l’avouait à haute voix, mais tout le monde était satisfait du compromis finalement trouvé ; le sang ne devait pas couler entre impériaux et la leçon serait salutaire au jeune souverain qui s’était montré peu digne des enjeux impériaux. Tout le monde estimait que la sanction était légitime, et qu’elle devait être une chance de passer à autre chose. La confiance de la noblesse fut renforcée envers le Collège, qui ne sombrait pas dans l’amateurisme ou la désunion, ainsi qu’envers le Couple Impérial, capable de surmonter ses liens personnels pour assurer la justice.
Si en interne la légitimité de Kevan Gardener prit généralement un mauvais coup, l’Empire apparaissait comme assez fort pour surmonter les débuts de trahison. Seul l’avenir pouvait réellement dire comment il surmonterait un choc qui aurait pu le faire tomber sous le poids de sa politique, et du choix des souverains. Les ragots ne s’arrêtèrent pas avec le début de l’entraînement du jeune Roi du Bief, déterminé semblait-il à prouver sa valeur et sa position. L’Empereur lui en donnait l’occasion, mais pour se montrer digne de cette chance, il allait falloir s’astreindre aux vieilles méthodes d’entraînement du Nord.
Ce n’était toutefois pas terminé pour la Justice Impériale. Il fut en effet porté à la connaissance du couple impérial qu’un seigneur de leurs terres, Lord Racin, avait commencé à vouloir fouetter son fils en public. Quand ils l’apprirent, l’Empereur Torrhen et l’Impératrice Rhaenys furent hors d’eux. Elle parce qu’elle trouvait inconcevable l’humiliation publique adressée sans raison à un jeune garçon sur place publique, sans parler de la cruauté de l’acte, elle qui fut élevée dans un tout autre cadre. Lui était ivre de rage, car jamais on ne lui avait fait l’affront au Nord de se faire justice soi-même en ses terres. En cherchant à apprendre si le gamin avait mérité le fouet, il eut vent d’histoires sur la famille, et la brutalité de l’homme. L’Empereur n’était pas un homme tendre, mais il ne pouvait supporter la plus petite tâche infligée à son honneur, à son blason.
La Garde Demalion retrouva rapidement Lord Racin. Le seigneur ne daigna pas se laisser emmener sans résistance, et deux de ses gardes le défendirent épée au poing. Crime de lèse-majesté ; la Garde incarnant l’Ordre Impérial. On ne résistait pas à ces gens ; on les laissait nous emmener pour s’expliquer devant l’Empereur et l’Impératrice. Les gardes surent qu’ils avaient été trop loin, et se battirent avec l’énergie du désespoir. Les chevaliers impériaux, en armures lourdes, répondirent à la résistance par l’acier et par le sang, et Racin fut emmené après la mort des deux imprudents. On l’amena devant le couple impérial, dans la salle du trône. Ils le reçurent tous deux, et répondirent parfaitement à leur réputation. Torrhen était de glace, ne bougeant pas, lançant un regard inquisiteur et sévère à l’homme traîné devant lui par les Gardes. Rhaenys bouillonnait, et cela se sentait bien dans son regard de flammes et son attitude impatiente.
Il n’y avait pas de témoin à ce jugement ; l’homme n’était pas tant jugé pour ses actes envers ses fils qui ne regardaient que lui et les dieux sous son toit, mais il était soumis à ce tribunal souverain des deux têtes couronnées pour avoir exercé des prérogatives qui n’étaient pas les siennes, dans un endroit qui n’était pas le sien. Si l’Empire ne voulait pas de désordre, et se retrouver avec la justice de milliers de vassaux demain dans les rues de la capitale, il se devait d’agir avec sévérité.
On proposa à Lord Racin d’être jugé par son seigneur avec le concours au couple impérial de son suzerain, Lord Herpivoie en personne. L’homme connaissait bien Racin, son vassal depuis toujours, et put relater ce qu’il savait de cet homme intelligent, mais brutal avec sa maisonnée. La décision impériale se résuma après des heures de palabres et de défenses, au choix simple entre deux sanctions. Soit l’homme prendrait le reste des coups de fouet prévus à son fils sur place publique, pour apprendre de qui devait venir la seule justice de ces terres de Fort-Darion, soit il se rendrait à la Garde de Nuit pour prendre le Noir. L’homme fit finalement ce choix, vaincu devant ses suzerains tous réunis, et prit le parti de renforcer la Garde de Nuit. Torrhen et Rhaenys prévinrent son héritier, venu avec son père, qu’ils attendaient de lui plus d’honneur et de force, dans la gestion de son héritage. Et que force ne rimait pas toujours avec violence. Le jeune homme accusa la nouvelle… Et son frère, Sacha, qui aurait dû subir les terribles punitions paternelles, fut prévenu à Vivesaigues, où il était entré au service du Roi Lyham Tully. L’histoire ne dit pas comment le jeune homme reçut la nouvelle, mais les vassaux des terres Braenaryon étaient prévenus avec fermeté ; la fin d’Harren le Noir ne signifiait pas le chaos.