Ivresse, mirages et lamentations

Isla Chelsted & Aymeric Forrester

La nuit était déjà bien avancée quand Isla quitta sa chambre. La fraîcheur humide du Conflans la frappa directement tandis qu'elle refermait doucement la porte de ses appartements. Elle frissonna, resserrant autour d'elle a robe de chambre qui couvrait sa chemise de nuit blanche. Quelques jours avaient passé depuis l'arrivée du petit convoi au château Lothston. Isla peinait toujours à trouver le sommeil. Pourtant, elle aurait du. Sa mission était terminée. Le futur apparaissait comme plus sûr, à présent. Elle aurait du s'en réjouir. Mais elle n'y trouvait aucune forme de contentement.

Lutter pour tout avoir et se retrouver à tout perdre. Etonnante mais prévisible ironie.

En arrivant en bas, Isla fit sursauter un garde assoupi qui reprit brusquement vie en la voyant passer. Elle leva la main pour lui indiquer que tout allait bien et qu'elle n'avait pas besoin de lui. Il hocha la tête et la reposa contre le muret contre lequel il était adossé. Isla n'avait pas réellement de but. Parfois, elle se réveillait sans se lever, restant dans son lit, à contempler le plafond. Parfois, elle allait prendre l'air. Si Alaric Lothston avait accepté son histoire, elle sentait un doute planer chez le reste de la famille. Ils ne posaient pas trop de questions, respectant l'opinion du chef de famille. Mais elle sentait les regards, les sourcils levés. Elle savait qu'elle était dans une position délicate et même si pour une raison obscure, elle ne doutait pas de la parole du chef Lothston, elle se demandait ce qui arriverait si ce secret se plaçait un jour entre elle et sa famille. Quelque chose lui disait que le choix serait vite fait.

L'insulaire laissa ses pieds fouler l'herbe des jardins du château. Petits, ils n'étaient en rien comparables à ce qu'elle avait connu jusque là. Ils n'en étaient pas moins agréables. Mais la promenade introspective touchait vite à sa fin dans ces conditions. Alors elle en fit le tour lentement, bras croisés contre son corps, silencieuse dans la nuit opaque. Il n'avait pas plu depuis plusieurs jours, alors le contact avec le sol restait à peu près agréable. Une petite fontaine trônait fièrement au centre des allées et ce fut tout naturellement qu'elle s'y rendit, s'asseyant de travers sur la pierre froide pour observer le reflet de la lune dans l'eau calme. C'était pourtant la même lune qu'elle observait depuis Peyredragon. Depuis Fort-Darion. Depuis Accalmie. Alors pourquoi semblait-elle soudain plus terne, difforme ?

Un soupir triste secoua ses membres fatigués par le manque de sommeil. Ces derniers jours, son envie d'écrire à Torrhen était difficile à réprimer. Elle aurait aimé se livrer totalement, lui parler comme ils l'avaient fait jusque là. Ils s'étaient parlés avec franchise, depuis le début. Il avait été une partie non négligeable de sa guérison, aussi. Il avait été tant et plus que tout ce qu'elle avait pu espérer. Une histoire d'amour comme elle n'en avait jamais connue. Intense, magnifique. Terrible et sacrificielle, aussi. Pleine et entière, aux compromis tous plus difficiles à faire les uns que les autres. A l'issue fatale qui lui pesait tant. Torrhen avait été si proche pendant tout ce temps qu'elle en avait à nouveau perdu ses repères. Après tout, elle n'avait plus que lui. Enfin, c'était le cas jusqu'à son départ d'Accalmie. Maintenant, elle n'avait plus personne.

Sa vue se brouilla et elle chassa ses larmes d'un revers de la main. Allons allons, Isla. Les larmes n'ont pas d'utilité. Elle bondit sur ses pieds au bruit provoqué par un objet non identifié qui se brisa au sol. Le regard vif, elle chercha des yeux à identifier qui était là, avec elle. La nuit ne rendait pas la chose aisée, et les quelques torches qui parsemaient les vieux murs de pierre entourant les jardins ne suffisaient pas à donner plus ample vision sur la géométrie des lieux.

« Qui est là ? » dit-elle à la nuit, voix vibrante.

L'insulaire se maudit d'avoir laissé le petit couteau offert par Aymeric dans ses appartements. Décidément, elle enchaînait les mauvais réflexes et mauvaises décisions : à quoi bon apprendre à le manier si à chaque occasion qu'elle avait de se défendre, elle le laissait derrière elle ?

« Si je crie, des dizaines de gardes vont débarquer. Et je suis armée. » précisa-t-elle au cas où la menace du cri ne suffisait pas... Enfin, vu sa tenue légère, l'assaillant n'y croirait probablement pas.

Prudente mais courageuse, elle avança à pas de loup, se guidant avec les petites haies au sol, les cailloux formés par les allées et les pierres constituant murs et murets. Bientôt, elle vit au sol des éclats d'un verre sombre, presque noir. Une bouteille ? Elle s'accroupit, tentant d'en comprendre l'origine, laissant ses doigts effleurer les morceaux dont les arêtes semblaient prêtes à taillader tout ce qui passait. Quelques vapeurs rémanentes l'informèrent qu'il s'agissait d'alcool. Un craquement non loin d'elle la fit sursauter de nouveau et elle lâcha un "aïe" quand son doigt glissa sur le verre tranchant. Elle le porta à ses lèvres pour en stopper le saignement mais ce ne fut pas suffisant et le goût ferrique envahit sa bouche. Lorsqu'elle le retira, elle vit très clairement une entaille le long de son index se gorger du précieux liquide rouge. La brûlure arriva ensuite, ainsi que le picotement, et ce fut presque agacée - contre elle-même - qu'elle se redressa :

« Assez de jouer, montrez-vous ! »