Après d'âpres combats, le loup géant et le dragon de la maison Braenaryon avaient finalement prévalu sur l'ennemi. Mais cette journée ne marquait pas une grande victoire comme l'amiral Velaryon avait pu en connaître : les pertes avaient été lourdes et sans doute l'auraient-elles étaient plus encore sans l'avantage conséquent que donnait la présence d'un dragon aux côtés de la flotte impériale. Décidement, le feu de l'antique Valyria avait ce don de faire basculer les situations les plus indécises. Celui-ci n'était pas invincible et la monture du prince Orys était sortie de la bataille blessée et fatiguée mais après tout, ces animaux étaient forgés pour la guerre. Pour Nathaël, tous avaient un prix à payer pour transformer une bataille en victoire, une guerre en conquête.
Le goût amer qu'avait laissé au seigneur de Lamarck la vision des nombreux navires impériaux envoyés par le fond l'avait dissuadé de toute manifestation excessive de contentement et il était resté loin des festivités cette fois-ci. Au contraire, la matinée chaude et lumineuse qui s'annonçait avait généré en lui le besoin de l'effort. Il avait donc rejoint sa flotte amarrée au grand port de Rocvert et s'était joint aux travaux de colmatage des coques entrepris par les charpentiers de la maison Estremont.

Un regard malveillant aurait put dire que Nathaël Velaryon n'était qu'un faux modeste et un personnage particulièrement friand de démagogie. Lui-même ne supportait pas ces seigneurs et rois qui ne voulaient que se mettre en scène en faisant mine de partager le quotidien bas et pénible de la soldatesque avant de retourner s'empiffrer et s'enivrer sous sa tente au riche mobilier. L'Histoire avait donné à certaines familles le pouvoir de jouer un rôle et de s'élever au-dessus des autres. Les membres de ces familles devaient assumer ce pouvoir avec les nombreux privilèges que cela offrait mais aussi les quelques inconvénients et les nombreuses responsabilités.
Non, lord Velaryon ne souhaitait pas se joindre aux ouvriers par amour de son image. Dans certains moments de tension ou d'énervement, il avait besoin de faire les choses. Pas seulement de commander à ses hommes mais de se rappeler comment l'on barrait sous vent violent ou encore la manière de calfater ces grandes structures de bois lorsque la mer s'infiltrait entre les planches craquantes. Les Velaryon n'étaient pas devenus les seigneurs de la mer en confiant leurs galères à des esclaves : de leurs mains, ils s'étaient rendus maîtres et ordonnateurs des puissances aquatiques. A chaque clou qu'il enfonçait dans la coque, chaque seau d'étoupe dont il enduisait le corps du navire, Nathaël se rappelait d'où il était venu.

Il était donc suspendu à une corde rattachée au mât, flottant au-dessus des eaux quand la voix de son prince se fit entendre. Lui qui arborait si souvent cet air taquin qui marquait sa volonté profonde d'être indépendant de tous, cette fois son ton était étrangement calme, presque honteux.

- Mon prince, répondit Nathaël sur le même ton formel, sans quitter des yeux son chantier.

Pendant qu'Orys annonçait son départ futur, Nathaël se fit remonter sur le pont puis, en quelques foulées, il fut sur le quai. Il se planta devant celui qu'il considérait presque comme un membre de sa famille, un air soupçonneux et légèrement agacé sur le visage.

- Je n'ai reçu aucun corbeau du conseil de guerre impérial m'informant de ton départ. Mais peut-être le commandant de la flotte impériale n'est-il pas digne de recevoir ce genre d'informations ?

Au fond de lui, il sentait que la décision ne venait pas de Rhaenys. Quelque chose avait dû se passer pour précipiter ainsi la décision du dragonnier. Le sire des Marées n'avait ni les moyens ni la volonté de barrer la route au jeune homme mais cette rupture de ban imposait un rappel salutaire.

- J'ai eu connaissance de ta rencontre avec la Valtigar, commença-t-il. Je ne te dirais pas comment ni ne te dénoncerais à l'impératrice. Mais ta pusillanimité, dont je ne connais pas la raison, pourrais nous coûter très cher. Notre alliance avec Dorne n'a pas encore été éprouvée par le fer et si lady Allyrion apprenait que nous avons laissé filé son ennemie alors que celle-ci s'était imprudemment jetée dans nos bras, je ne suis pas sûr que le dragon et la main de la Gracedieu continueraient aujourd'hui de combattre ensemble. Non seulement tu pourrais affaiblir ta position à la cour impériale, ce qui est idiot, mais pire : tu pourrais compromettre la place de l'Empire à Dorne.

Les mots étaient durs mais aucune situation personnelle ne pouvait prévaloir sur les intérêts stratégiques de la guerre. Le devoir s'imposait comme première et dernière priorité.

Il avait connu Orys depuis toujours. En fait, ils étaient même liés par le sang même de manière indirecte. En donnant le nom de Baratheon au jeune bâtard de son père, Rhaenys avait lavé les circonstances de sa naissance pour le faire renaître comme fondateur d'une nouvelle maison d'ascendance valyrienne en Westeros. Dans la tradition primitive des Andals qui règnent encore en maîtres sur une partie du continent, les bâtards n'étaient que les chats noirs des portées nobles, exclus et privés de la place sociale qui leur revenait de droit.
Mais l'antique Valyria ne se soumettait à ces considérations. Qu'importe les circonstances de la conception d'un enfant, si le sang de la plus grande civilisation qu'ait portée cette terre coulait sans ses veines, il était digne de porter les honneurs de sa Maison. Orys était la preuve vivante qu'être né bâtard ne disait rien de ce qu'on devenait à mesure que les saisons se succédaient et que l'on gagnait en sagesse.

Nathaël avait vu le garçon grandir et très vite, il comprit que le fils d'Aerion n'était pas un noble peyredragonien comme les autres. Certes, une rage profonde courrait en lui, celle que l'on retrouvait chez beaucoup de ces seigneurs-dragons Targaryens convaincus que le monde s'offrait à eux. Mais il était aussi courageux, et loyal, deux qualités qui avaient tout de suite amené le sire des Marées à s'intéresser au garçon. Quelque part, il retrouvait un peu en Orys la force qui avait porté la maison Velaryon durant toute son histoire : celle de ne rien devoir à personne, de s'élever malgré le fait d'être né dans des conditions favorables, par l'effort et la ténacité. La victoire que venait d'obtenir les forces impériales sur leurs ennemis avait encore une fois prouvé la capacité du jeune Baratheon à mener des troupes sous le feu et à ne pas perdre son sang-froid même au plus dur de la bataille.
Mais il y avait aussi dans cette personnalité forte une faiblesse qui n'était pas anecdotique aux yeux de Nathaël. Il manquait à Orys la maturité du dirigeant et la constance du stratège. Ce qu'il venait lui annoncer le prouvait encore une fois. Bien sûr, ses raisons de partir lui semblaient sûrement les plus valables du monde et il suivait certainement le code d'honneur qu'il s'était lui-même donné. Mais un roi n'est pas un chevalier : son premier devoir est envers le royaume avant toute autre chose. Et Peyredragon avait besoin d'un homme dévoué.

- Tu crois être le seul à avoir des pressentiments ?, répondit Nathaël en se tournant vers les hommes qui arpentaient les ponts des navires. N'y a-t-il pas des hommes dans mes équipages qui attendent de rentrer chez eux ? L'un a sa mère souffrante dans une chaumière de la Néra, l'autre a laissé derrière lui ses enfants s'occuper de la ferme dans l'Orage. Nous avons tous des pressentiments. Mais nous avons aussi des devoirs.

Nathaël ne cherchait pas à convaincre le jeune homme. Il partirait, quoi qu'il puisse dire. Et il était un prince, ce qui voulait dire que le seigneur de Lamarck n'avait pas le pouvoir de le retenir. Mais son devoir de banneret lui intimait d'au moins tenter de faire entrer du bon sens dans la tête parfois très dure de son prince.

- Si tu veux mon opinion sur ton entrevue avec lady Valtigar, n'en rapporte rien au Collège. Je ne pense pas que Rhaenys verrait d'un bon œil une entrevue diplomatique qu'elle n'aurait pas sanctionnée, d'autant plus avec l'ennemie de nos alliés. Sans compter que la maison Allyrion pourrait apprendre que l'Empire négocie en secret avec les Valtigar et l'alliance patiemment construite par Rhaenys pourrait voler en éclats. Garde tout cela pour toi. Les évolutions de la situation pourrait un jour placer ton erreur sous une lumière plus favorable.

L'Amiral ne souhaitait pas piéger Orys. Sa rencontre avec Jaenyra Valtigar tombait au pire moment de la guerre et il y avait peu de chance qu'elle soit comprise par l'impératrice et ses conseillers. Mais si un jour la guerre prenait un nouveau tournant à Dorne, le prince pourrait se voir pardonner sa bévue plus facilement que prévu. L'honneur aurait commandé de tout révéler à Rhaenys mais l'honneur ne gagnait pas des guerres. Et les Targaryens n'étaient pas reconnus pour leur grande compréhension face aux pas de côté.
Le départ du prince et de son dragon déstabiliserait les hommes. Mais au moins le jeune homme avait eu l'intelligence de quitter les rangs après une victoire et une victoire acquise en grande partie grâce à lui. On expliquerait que la guerre dans l'Orage nécessitait le remaniement des forces et que d'autres combats l'attendaient ailleurs. Les troupes comprendraient. Et puis le soleil du Sud et les campagnes que tous imaginaient vers les sables de Dorne faisaient miroiter milles richesses dans les yeux de ceux qui avaient tout quitté pour combattre pour l'Empire. Cette nouvelle page qui s'écrivait pour la flotte impériale remontait un peu le moral des combattants.