— An 2 Mois 6 Semaine 1
@Ennio Florent

La lumière avait été presque aveuglante lorsqu’elle était sortie de la tente de commandement. L’atmosphère était lourde sur le champ de bataille et il y régnait un silence étrange. Wensington en fond, retenait son souffle. Certains de ses hommes la regardèrent avancer, entourée par des agents du Bief, d’autres détournèrent le regard. Par honte peut-être, envers eux-mêmes ou leur régente. Elle avait lâché son épée et n’était plus armée que de ses ongles mais chacun savait qu’elle était une redoutable guerrière et que, si l’envie lui venait, elle pourrait bien crever les yeux à l’un d’eux. Mais à quoi bon ? Ses hommes n’avaient plus la force de se battre. Ils étaient épuisés et découragés devant les forces du Bief qui ne semblaient jamais faiblir. L’Orage avait beau les repousser encore, et encore, mais toujours ils revenaient pour les acculer. Ils tuaient ses hommes, brulaient des villages, crachaient sur son nom.

Argella ne pouvait s’empêcher de retourner les plans dans sa tête. Qu’aurait-elle pu faire différemment ? Comment aurait-elle pu gagner ? Avait-elle été mauvaise dans sa stratégie ? Elle s’en voulait tant de se retrouver dans cette situation. Elle culpabilisait pour Rhaenys et Torrhen, qu’elle aimait tant. Elle devenait un poids pour eux et elle en avait horreur. Toujours elle s’était battue de toutes ses forces, n’acceptant jamais la défaite. Toujours elle avait tout mis en œuvre pour devenir meilleure, plus forte, pour que ses ennemis ne la prennent pas pour une femme mais pour une réelle guerrière. Cette défaite était humiliante et particulièrement difficile à avaler. Elle ne l’acceptait pas.

Elle en vint à penser au seul homme qu’elle avait réellement aimé, un Bieffois. Qu’aurait-il pensé d’elle en ce moment précis ? Il lui aurait probablement dit qu’elle aurait dû attendre plus longtemps, qu’elle s’était lancée dans une mission suicide et qu’elle ne récoltait que les fruits de son imprudence. Elle lui en voulait tant de ne plus être là. Sa présence aurait peut-être pu changer les choses. Elle aurait, au moins, pu espérer le revoir. Étonnement, elle ne pensa pas à son nouvel époux. Celui-ci avait été capturé peu de temps auparavant et elle ne savait pas ce qu’il était devenu. C’était un homme plein de ressources, nul doute qu’il parviendrait à s’en tirer.

Argella se doutait du lieu où on l’emmènerait. Elle allait rejoindre Manfred Hightower, il n’y avait que lui qui tirait les ficelles. Mais ensuite, que ferait-on d’elle ? Retournerait-elle seulement un jour dans son Royaume ? Allait-on lui permettre d’y retourner ? Ou peut-être avait-il en tête de lui faire vivre ce qu’elle avait fait vivre à un autre roi du Bief, mort pendant qu’il était son otage. Quel désastre. Elle ne préférait pas trop songer à la suite. La situation était tant délicate qu’il était difficile de tourner les yeux vers l’avenir.

Elle leva son regard fatigué sur les hommes du Bief qui l’escortaient. Ils étaient épuisés aussi mais euphoriques d’avoir enfin attrapée la Reine de l’Orage dans leurs filets. Ils se congratulaient les uns les autres, comme si Argella n’avait pas été présente. Comme si elle n’était qu’un trophée. Elle se tenait droite en marchant à leurs côtés, rongeant son frein, serrant les dents. Elle ne pouvait rien y faire. Il fallait qu’elle se fasse une raison. Elle avait perdu.

Perdu !

Cette campagne était un échec. Accalmie était prise au piège, encerclée par les armées du Bief, tandis qu’elle avait été elle-même acculée à Wensington. Et maintenant que son armée avait été mise en déroute et que ses hommes ployaient devant la férocité du Bief, elle ne savait pas ce que deviendrait la capitale de l’Orage. Rien que d’y songer, elle sentait ses boyaux se tordre. L’une de ses mains rejoignit discrètement son ventre où elle couva l’être qui grandissait en elle. Quel avenir pour cet enfant ? Et elle, en avait-elle seulement un, d’avenir ?

On l’amena auprès d’un autre homme, plus âgé que ceux qui l’avaient escorté hors du champ de bataille. La jeune femme le toisa comme pour sonder ses faiblesses et essayer de se débarrasser de lui à la première inattention. Mais il était accompagné par ses hommes et Argella était épuisée, affamée, et craignait qu’un mauvais coup ne la débarrasse de ce qui grandissait en elle. Sa mâchoire était trop crispée de colère pour qu’elle ne lui adresse la parole.

Ce nouvel homme qu’elle venait de rejoindre avait un rictus fier sur le visage. Il la lorgnait avec une certaine malice, visiblement tout autant satisfait de la prise que l’avaient été ses compères qui étaient venus directement la cueillir dans sa tente de commandement. Bien sûr, cela ne fit qu’aviver davantage le désir de lui planter une dague entre les deux yeux pour lui retirer ce petit air malin qu’il arborait sur son visage sale. Mais sa faiblesse était évidente, et elle n’avait pas la force de se débattre de ses liens. Aussi, quand il ouvrit la bouche pour se vanter allègrement de son allure bien moins royale, elle ne fit que grincer davantage des dents sans pour autant le quitter des yeux. Elle devait s’assurer de ce souvenir de ce visage-là. Les hommes aux alentours éclatèrent d’un rire gras, tonitruant d’autres paroles qui ne feraient plaisir à aucune femme. Peu encline à se laisser soumettre, elle adressa un regard à chacun des hommes qui tournaient autour d’elle, comme autant de vautours.

Il n’avait pourtant pas tort. Elle faisait peine à voir dans ses atours de guerre à l’effigie du Cerf Durrandon. Elle était sale et amaigrie. Ses joues s’étaient creusées et de grands cernes lui cerclaient les yeux, signe évident de privation de sommeil. Sommeil qu’elle ne récupèrerait pas tout de suite, aux vues des circonstances. Elle avait certaines estafilades sur les bras et les hanches dont le sang avait fait des croutes. Nul doute que cela serait douloureux quand elle devra retirer ses vêtements. Ses petites blessures n’occupaient pas son esprit actuellement, elle songeait plutôt à ce qu’on allait faire d’elle. Étant la Reine de l’Orage, elle ne serait pas livrée aux hommes du Bief pour leur bon plaisir, mais être livrée aux Hightower ne lui provoquait guère moins de dégout.

L’homme poursuivit en lui adressant de nouvelles piques, faisant clairement allusion à un autre Bieffois. La jeune Reine fit mine de ne pas avoir entendu cela, la violence au bord des lèvres. Il demanda qu’on lui apporte de la nourriture et, si la faim lui tordait les entrailles, elle n’avait pas envie de manger quoi que ce soit venant de ses ennemis.

« — N’ayez crainte, il faudrait être bien désespérée pour désirer charmer un homme tel que vous. » Grinça-t-elle en s’adressant au renard. « Ce que vous êtes nobles à vous moquer de votre otage. Vous êtes de valeureux chevaliers, assurément ! » Cracha-t-elle au reste des hommes qui ne quittaient pas leurs airs goguenards.

Quand un homme leur amena une petite ration de nourriture et la présenta à Argella, celle-ci la caressa des yeux avec envie. Le fumet n’aurait pas été particulièrement appétissant en temps normal mais elle avait si faim qu’il la faisait saliver de façon incontrôlable. Argella avala bruyamment sa salive, secoua la tête et prit l’assiette entre ses mains tremblantes. La chaleur de la nourriture lui réchauffa les doigts et les paumes. Le fumet de la nourriture avait ravivé sa faim et l’angoisse de ne pas pouvoir nourrir ce qui grandissait en elle. Mais elle ne pouvait pas se résoudre à manger ce que ses ennemis lui donnaient. Mais elle avait si faim. Si faim. Elle était incapable de se retenir, et la culpabilité de ne pas donner à manger à son enfant finit de la pousser à piocher dans l’assiette. La sauce lui coula le long du menton tandis qu’elle dévorait ce qu’on lui avait donné. Rien ne lui avait semblé plus délicieux que ce qui tombait dans son estomac vide.

« — À qui ai-je l’honneur ? » L’interrogea-t-elle finalement après avoir engloutie une bonne partie de la portion, d’une voix qui restait particulièrement cinglante.

Argella ne le quittait pas des yeux, déchiffrant la colère et l’amertume, et la félicité dans les prunelles de son tortionnaire. Elle réfléchissait à leurs premiers échanges, au « connétable » dont il avait fait allusion. Elle vint à se demander si l’homme qui se tenait devant elle, se gaussant de sa défaite, n’avait pas connu le Bieffois qu’elle avait autrefois désiré. Il était assurément plus âgé qu’elle et aurait pu être un seigneur sous le commandement du Gardener à l’époque où il aurait dû prendre la suite de Mern Gardener. Elle n’avait pas souvenir de son visage pourtant, il ne lui semblait pas l’avoir déjà rencontré dans d’autres circonstances que celles présente. La jeune femme savait que ses sentiments pour Kevan avait fait couler beaucoup d’encre et beaucoup de sang entre le Bief et l’Orage. Elle n’avait pourtant jamais désiré tout cela. Prise dans les manigances du pouvoir dont elle n’avait même pas été l’instigatrice. La Reine de l’Orage aurait tant aimé pouvoir écouter les battements de son cœur afin que leurs unions dissimulées puissent être fructueuses. Mais rien ne s’était jamais déroulé comme prévu. Il avait été le seul homme qu’elle ait désiré avec tant de fougue, de façon si incontrôlable. Encore aujourd’hui, presque un an après sa mort, elle ressentait toujours de puissant sentiment envers le Bieffois.

« — C’est toujours plus aisé de charmer les putes. » Répondit-elle avec férocité. « Ne déformez pas l’histoire. Le Bief fut le premier à attaquer l’Orage. Nous ne faisons que nous défendre ! » Rugit-elle.

Chacun portait sa vérité lors d’un conflit et Argella avait un tel passif avec le Bief qu’elle ne pouvait que leur en vouloir. Elle les tenait responsable pour tant de choses, tant de sang versé et de fiefs brulés. Le temps où elle visité Hautjardin avec sa mère et qu’elle avait rencontré Kevan Gardener pour la première fois, alors que le Bief et l’Orage s’entendaient encore bien, semblaient désormais à des années lumières des affrontements qui s’étaient encore déroulés au cours des dernières semaines.

L’homme se présenta finalement, Ennio de la maison Florent, plutôt influente dans le Bief si elle se souvenait correctement. Il lui expliqua brièvement ce qu’il allait faire d’elle et Argella avala sa salive bruyamment à nouveau. Elle essuya vivement son menton avec son épaule. Villevieille… Cela lui sembla être à l’autre bout du monde. Combien de temps mettrait-elle à rejoindre la capitale du Bief ? Et dans quelle condition ? Et dans quel état à l’arrivée ? L’idée de faire tout ce chemin alors qu’elle était épuisée finit de lui retirer ses dernières forces. Elle sentit ses jambes défaillir et des bras la maintinrent debout tandis que ses jambes faiblissaient, tremblaient, sous son poids. Son assiette pratiquement vide tomba aux pieds du Florent. Les rires autour d’elle semblaient soudain si longtemps.

« — ‘Le sort qui m’est dû’ ? » Répéta-t-elle avec froideur. « Je prie pour voir le jour où le Bief recevra enfin son propre sort. » Ses paupières papillonnèrent, deux hommes la redressèrent vivement. Elle sentit soudain une forte envie de régurgiter tout ce qu’elle avait avalé mais se fit violence, serrant les dents, pour garder le peu de repas qu’elle avait avalé, dans son ventre. L’avenir de son Royaume en dépendait. « Eh bien, qu’attendez-vous ? Partons tout de suite. Il me tarde de rejoindre mes prochains bourreaux. » Articula-t-elle tandis qu’on la soutenait toujours.

L’envie de lui planter une épée dans l’estomac était bien présente mais que pouvait-elle faire dans sa situation ? On la maintenait debout car ses jambes peinaient à supporter son poids. La fatigue et la famine des dernières semaines semblaient lui tomber lourdement dessus comme si elle les avait contenus pendant tout ce temps. Ses émotions étaient à vif, elle le savait. Ce qu’elle savait également était que l’homme en face d’elle utiliserait ses réactions comme des preuves de ses dires, ce qui avait pour conséquence de l’enrager encore davantage. Il fallait qu’elle fasse la sourde oreille, qu’elle n’entend pas tout, et tant pis pour son orgueil, tant pis pour sa fierté. Il fallait avant tout qu’elle survive. Au moins pour le petit être qui grandissait dans son ventre. Si elle devait vivre pour une seule personne, au moins pour lui.

Il lui reprocha d’avoir ralliée la dragonne et Argella avala douloureusement sa salive en voyant à nouveau le visage solaire de la féroce Targaryen. Comment aurait-elle pu lui dire non ? Elle se voyait tant en cette femme, de par ses principes et son caractère. Elle avait le sentiment de pouvoir la comprendre et avait espéré pouvoir l’épauler. Elle avait même désiré être plus intime avec la dragonne mais celle-ci avait refusé ses avances. Elle ne regrettait pas pour autant son geste. Il fallait qu’elle sache si cela était possible. Si elle pouvait la toucher. Mais le dragon restait inatteignable.

« — Les projets de l’Impératrice sont sur le long terme, pour que nous puissions enfin vivre dans la paix, sur un pied d’égalité. Nous avons toujours connu la guerre, il y a toujours eu des escarmouches. Avec un continent unifié, nous pourrions vivre tous en paix, les uns avec les autres, et oublier nos différends. » Elle le dévisagea. « N’aimeriez-vous pas un Royaume dans lequel vos enfants pourraient grandir sans avoir besoin d’être envoyé au front dès qu’ils sont assez grands pour tenir une épée, Ser ? »

Argella ne croyait pas pouvoir faire changer d’avis ou d’opinion son geôlier mais elle n’allait pas s’empêcher de répondre à ses attaques. Il avait, cependant, les capacités de la poignarder là où cela faisait le plus mal. Être la responsable de la démise de son royaume était une angoisse particulièrement terrassante pour la Biche et, bien qu’elle ait souhaité ne pas le montrer sur son visage, ses émotions ne pouvaient plus se cacher derrière son masque d’indifférence. Elle avait trop souffert, trop combattu. Mais avait-elle entièrement perdu espoir ?

« — Ma lignée ne s’éteindra pas tant que je serais encore vivante. Et tant que je le serais, je défendrais mes idéaux, comme l’a fait mon père avant moi. Je suis l'Orage. » Elle se redressa de sa hauteur, retira brusquement son bras de l’étreinte d’un des hommes. « Peut-être devriez-vous prendre garde à ce que votre lignée ne termine pas dans les flammes du dragon. La rancune est féroce chez ces bêtes-là. »

Elle restait à fleur de peau mais le vertige avait un peu cessé, certainement revigoré un minimum par la nourriture.

« — Comme si cela pouvait me réjouir. » Maugréa-t-elle.