- J’aime déjà cet enfant.

Je ne veux pas revivre la perte d’un espoir et partager un tel désastre avec Ysilia. Les vieux aiment dire que la solidité d’un couple se construit au fil des épreuves et des obstacles. Je ne remets nullement en doute leur sagesse, mais je n’en reste pas moins humain et, surtout, jeune. J’aspire à une accalmie avec ma nouvelle épouse et à quelques facilités sur certains aspects de ma vie.

- Mon père a été un bon roi, père et époux.

Pourtant, mon ton laisse planer un mais. J’essaye de trouver les mots justes pour clarifier le fond de ma pensée, sans insulter la mémoire d’un père grandement aimé et admiré. Le temps venu, son prénom sera porté par un noble, fier et chevaleresque Arryn. Je m’y engage, au moins, avec le second ou le troisième fils – si les Sept me l’octroient, évidemment.

- Il a été le Roi d’un Val uni, indépendant et entier. Mais il a, également, été le Roi tombé à la Porte Sanglante face à l’Orage. Son règne et les événements qui s’y rattachent sont encore trop récents. Si nous avons un second, ou un troisième fils, toi et moi pourrions considérer une telle possibilité.

Je me tais, fixant l’horizon intensément. Malgré moi, je repense à ces longues discussions – ou plutôt disputes – avec Nymeria au sujet du prénom. L’ombre d’un sourire se dessine sur mes lèvres, pour disparaître presqu’aussitôt. Je dois chasser ces fantômes de passé, jusqu’à mon dernier souffle – ou mon lit de mort. Je ne peux plus me permettre la moindre faiblesse d’enfant.

- Artys, si c’est un garçon. Artys a été le premier Roi du Val. Notre fils sera le premier, et respecté, Roi Fédéré du Val. Avant que tu ne rétorques, très chère épouse, je ne me considère que que comme un Roi de transition, ayant hérité d’une couronne, léguant finalement une toute autre aux nouvelles générations. Je n’oublierai jamais ce que j’aurais dû être, et j’aurais toujours du mal à me considérer comme je suis aujourd’hui.

Je respecterai la parole donnée, autant que je le peux et tant que les intérêts du Val sont garantis. Par contre, personne ne me changera d’avis sur l’avilissement de ce titre.

- Un prénom en lien avec la nature, si c’est une fille. Il n’y a que la nature qui est belle et grande à la fois. Et toutes les femmes de la maison Arryn sont, souvent, des femmes de caractère.

Je ne souhaite pas le prénom d’une fleur. Je m’étais fixé à cette idée-ci avec ma première épouse. Elle est morte avec cette dernière. Dès, que reste-t-il encore ? Je vois les sommets tranchants des montagnes, la verdure impressionnante des forêts et ce ciel infini et changeant. Petit à petit, mes souvenirs et mes visions se mêlent. Tantôt j’ai une vision nocturne, tantôt une vision matinale …

- Aurore Arryn. Aurora Arryn. Ou quelque chose comme ça. Un prénom qui fait référence au renouveau.

Parce que cette petite vie est définitivement à l’image de l’aurore.

Un fin filet de soleil qui perce ces ténèbres et apporte enfin la vie et l’espoir dans les cœurs fatigués. L’instant où le criminel court se cacher et l’honnête homme s’extirpe d’un sommeil réparateur. Un moment où le calme est maître.

Il aimait déjà cet enfant et au final, c'était peut-être ça le plus important et uniquement ça. Si l'amitié venait à les contenter l'un et l'autre, répondant néanmoins aux impératifs du pouvoir et du devoir conjugal. Ils se devaient de partager une même couche de temps à autre pour parvenir à concevoir l'héritier tant espéré. Mais une fois que cet attendu serait atteint, qu'adviendrait-il ? Seul le temps pouvait le dire, et d'une certaine façon, la question ne se posait pas véritablement puisqu'ils en étaient encore à l'aube de leur mariage, et que beaucoup de choses pouvaient évoluées sans qu'ils n'aient aucune emprise dessus. Que Ronnel vienne à lui dire qu'il aimait déjà le bébé qu'elle portait, bien que ce soit un phénomène tout nouveau et que les signes extérieurs étaient encore invisibles, lui apportait un réconfort non négligeable. Dans tous les cas, ce dernier serait aimé et choyé par deux parents, et c'était tout ce qu'elle pouvait espérer pour ce dernier. Ysilia était née Royce, l'amour était une notion qui parfois, semblait quelque peu superflu. Pas entre sa mère et elle, ou entre son frère et elle, mais le rapport qu'elle avait avec son paternel était plus diffus, plus confus. Elle s'en était accommodée mais pour autant, elle n'espérait pas que son propre époux viendrait à reproduire le même schéma qu'Asher. Il lui avait donné toutes les cartes en main pour s'en sortir, mais elle aurait parfois apprécié autre chose. Peut-être était-ce une sensibilité féminine particulière ? Elle avait eu l'occasion, dernièrement avec ses noces, d'avoir quelques mots de tendresse de la part d'un père qui était si implacablement protocolaire. Ce qui faisait que la relation même entre ses parents était un secret sur lequel elle ne s'était jamais penchée mais qui ne manquait pas de l'intéresser, surtout aujourd'hui, pour savoir comment elle devait agir et réagir vis-à-vis de son propre mariage. Elle n'en restait pas moins là pour donner un enfant à la couronne, et ce projet était plus ou moins en bonne voie. « Et c'est tout ce qui compte à mes yeux, c'est que tu l'aimes. »

Maintenant, c'était à elle d'assurer la suite de l'histoire. La conception était une chose, mais elle devait faire en sorte de mener cette grossesse jusqu'à son terme dans les meilleures conditions possibles. Bien qu'elle ne se voyait pas vivre enfermée dans une chambre, aux vitres calfeutrés, tel un temple de prière en l'honneur des Sept comme elle avait pu le voir parfois, elle serait parfaitement heureuse. Pour autant, elle savait que si le Mestre venait à prendre une telle décision, elle s'y plierait bon gré, mal gré, pour ne pas reproduire un nouvel échec à la hauteur de celui de Nymeria. Il était surprenant de voir à quel point, une chose qui semblait aussi innocente, pouvait provoquer un drame humain et politique aussi grand. Mais plus encore pour elle ou pour son enfant, elle savait pertinemment que Ronnel ne pourrait pas se relever encore une fois d'une telle tragédie. Toujours contre lui, Ysilia se redressa doucement pour pouvoir le regarder un peu plus dans les yeux, alors qu'il expliquait l'histoire de son propre père. La nouvelle Reine du Val avait connu Jehan, ou plutôt l'avait croisé en tant que souverain, bien sûr, mais elle était encore jeune à l'époque de son décès, et donc elle n'avait lié aucun lien avec ce dernier. Naturellement, elle avait imaginé que Ronnel puisse vouloir appeler son premier fils comme son défunt père, ainsi lui rendre hommage. Visiblement ce n'était pas son idée à lui. « Artys. Ne m'en veux pas si je ne suis pas la plus grande adoratrice de ce prénom … C'est assez particulier, mais pour la symbolique qu'il représente, je ne peux évidemment pas me permettre de m'opposer à ce dernier. Accorde-moi la possibilité, en contre-partie, de choisir le prénom de notre second fils, si les Dieux, Anciens ou Nouveaux, me donnent la joie d'en avoir un deuxième. » Elle préféra éluder la question sur le propre sentiment de Ronnel sur sa couronne et sur son règne, qui n'en était qu'à ses débuts. Elle ne voulait pas déclencher une nouvelle dispute ou longue discussion malheureuse alors qu'ils avaient réussi à nouveau à traiter d'un sujet plus joyeux. « Pour une fille, en tout cas, je suis pleinement d'accord avec la proposition. Je trouve Aurore, parfaitement adéquat, c'est très joli. Espérons qu'elle soit plus blonde que brune, pour aller avec son prénom. » Répondit-elle sur le ton de la plaisanterie.

- Nous aurons d’autres enfants.

Ma voix est assurée, sereine et calme. Mon corps est jeune, mais mon âme a déjà vécu mille vies. Mes pairs rêvent de jolies demoiselles, de voyages par-delà les mers ou de glorieux combats. Je n’aspire plus qu’à un semblant de paix pour mon peuple, ma maison et les générations à venir et aux rires d’une myriade d’enfants entre les couloirs des Eyrié – les miens, et ceux de Jonos également. Le domaine royal a été bien trop longtemps silencieux. Je m’en rends compte que davantage, maintenant que je sais que je vais devenir père.

Ces projets ne sont pas moins ambitieux, tant les velléités et les complots sont nombreux. Je dois batailler hors de mes terres pour tenir l’ennemi éloigné de celles-ci, et espionner mes propres terres pour anticiper les vilenies de seigneurs déloyaux. Il faut aussi que je réfléchisse jour et nuit pour renflouer les caisses du Trésor et assurer un revenu convenable à mes troupes, à mes marins et à la défense des villes sur le territoire valois. Enfin, Ysilia et moi devons trouver nos repères, sortir de ce carcan d’amis et devenir véritablement un époux et une épouse – de corps et, surtout, d’âme.

- Nous nous entendons donc, au moins, sur le prénom de la future princesse du Val et de la Montagne. Quant au futur héritier, gardons Artys mais explorons d’autres possibilités. Ne nous précipitons pas. Nous avons encore quelques mois devant nous.

Aurore Arryn.

Le prénom est particulier, tranchant considérablement avec celui de toutes les reines et les princesses passées. Pour autant, il n’en reste pas moins beau et plein de sens. Elle sera ma petite lueur matinale, apportant un peu d’espoir et de répit au cœur et à l’esprit fatigué par une longue nuit de réflexion. Malgré moi, je me surprends à désirer ardemment – et secrètement – une petite demoiselle. Le souhait est bien incohérent au vu de ma position et des risques liés à chaque grossesse. Malgré tout, il persiste.

- Je crois que la Maison Vanbois a bien quelques têtes blondes. Qui sait.

Je ne dis rien mais, si je reprends les citations de quelques hommes, j’espère que la graine sera solide et que la frimousse sera une brunette – comme moi – ou châtain – comme Ysilia. C’est nécessaire, surtout lorsque les enjeux sont si importants. Les gens sont bien prompts à douter de l’ascendance d’un enfant dès qu’il ne ressemble pas aux parents. Ledit enfant est davantage passé au crible lorsqu’il a du sang royal.

- Avant de retourner dans nos appartements, célébrons donc cette nouvelle.

Je me relève, nu comme un vers, rabats une couverture derrière moi et me dirige vers le panier. Entre temps, je me saisis du bas et m’habille rapidement et avec négligence. La pudeur n’est, peut-être, plus nécessaire mais j’ai toujours cette désagréable sensation qu’un homme nu n’est guère attrayant – à l’inverse d’une femme nue. Nous sommes davantage une œuvre inachevée, ou grossière, contrairement à ces demoiselles.

Je pose le panier à ses côtés, récupère deux verres. Je remplis la mienne d’un peu de vin, je remplis la sienne d’un jus.

- Tu vas devoir te contenter de jus, Ysi. J’espère que le vin ne te manquera pas trop. Quant à moi, je vais exceptionnellement vider ma coupe. Je bois pour nous deux.

Je ne me suis jamais penché sur la consommation ou sur les penchants de mon épouse et je ne sais donc pas si le vin va lui manquer ou non. Pour ma part, on m’a tôt appris les dangers de l’alcool en tant que souverain – les mots mal placés, une allégresse inopinée me rendant prompt à accepter tout et rien etc… J’ai donc, très tôt, pris l’habitude de boire avec une grande parcimonie et uniquement lors de grands événements où il y a peu – ou aucun – enjeux. Cet état me vaut autant l’admiration que l’exaspération de mes proches, dont notamment mon oncle ou un grand ami. L’un comme l’autre a déjà exprimé leur volonté de me voir un peu plus guilleret, prêt à lâcher prise. En vain !

- A notre future.

« Nous aurons d'autres enfants. » Répondit-elle avec la même conviction que celle de Ronnel à cet instant. C'était une promesse entre eux, une promesse qu'elle se batte pour pouvoir mener cette grossesse à bien, qu'elle se batte pour vivre une fois que le temps douloureux et délicat de l'accouchement soit enfin derrière elle. Il avait envie de fonder une famille avec elle, en tout cas c'est ce qu'elle espérait, qu'il voulait créer quelque chose de réel avec elle, et pas seulement parce que le devoir conjugal, parce que la couronne l'imposait. Elle ne voulait pas que tout cela ne soit finalement qu'un grossier mensonge qui vienne à rassurer les foules mais qui ne manquerait sans doute pas de la faire dépérir derrière tout cela. Elle refusait tout bonnement que ça soit une illusion, un élément qui se trouvait à l'horizon mais comme ce dernier, comme le soleil qui s'élevait tous les jours dans le ciel, il ne puisse jamais être accessible. Le devoir était une chose, mais après un moment comme celui si délicieux, et également si complexe qu'ils venaient de passer, de traverser main dans la main, elle commençait à avoir quelques envies, bien plus égoïstes. Ce n'était pas une chose sage, mais peut-être qu'un jour, ils seraient capables d'allier les deux pour que le mariage soit le plus fort de tous. Et le plus agréable à cet instant, c'est que dans sa voix, dans son attitude, dans sa posture, ce fait semblait totalement réalisable, et la sensation de sécurité qu'elle ressentait à cet instant était un vrai délice pour ces oreilles, pour son esprit qui pouvait facilement se torturer seul et pour son cœur, quelque peu naïf et prompt à la tendresse. Elle hocha doucement la tête, et embrassa sa joue, pour toute réponse, pour le remercier tout simplement d'accepté de reparler du choix du prénom si elle portait un garçon. C'était une petite attention à l'échelle du reste mais c'était quand même une attention qu'il fallait saluer.

Ysilia se glissa à ses côtés, venant à observer le ciel qui lui semblait soudainement plus radieux. Puis elle ferma à nouveau les yeux, glissant une main jusqu'à son ventre nue, caressant distraitement sa peau douce avec un petit sourire maternelle. Il y avait encore quelques mois à attendre cela était certain, mais elle avait hâte que ces derniers se soient déjà écoulés pour qu'elle vienne à prendre ce petit être dans ses bras. Ce bébé qui serait le sien et pas celui d'une autre. Sa chair, son sang. Elle rouvrit les yeux pour regarder Ronnel. « Que cet enfant soit blond ou brun, qu'il soit un petit garçon charmeur ou une petite fille rieuse, je l'aimerai dans son entièreté et sans concession aucune. » Elle se redressa un peu, serrant plus fortement la peau animale contre elle alors que le froid commençait à se faire ressentir, mais elle ne manqua rien du spectacle de son époux dénudé sous son regard. Elle le vit revenir avec les victuailles et récupéra le verre de jus qu'il lui tendit. « Je crois que pour cet enfant je me passerai de vin sans aucune difficulté … Mais vas y, tu as le droit amplement de célébrer cette grossesse pour deux. Je me rattraperai à sa naissance. » Cela ne serait certainement pas le cas, elle avait toujours été du genre raisonnable, mais elle prendrait sans doute un verre pour célébrer la venue au monde de son bébé. Elle trinqua avec lui, profitant de se rapprocher pour lui voler un baiser puis elle recula et but une gorgée de son vin. Finalement, le destin n'était peut-être pas aussi sombre.