Les deux hommes se font face. Autour de la crique, des centaines d’insulaires sont rassemblés. Certains se sont hissés sur les crânes et os des cétacés qui jonchent cet endroit des monts Durgranit. Le silence règne en maître, malgré l’épaisseur de l’assemblée, et l’enjeu du jour. Stig Botley est enfoncé dans l’eau salée jusqu’à mi-cuisses, torse nu. En face de lui, Tormund Timbal, souverain des Iles de Fer, retire ses gants, son gilet de cuir et sa chemise. Il rentre dans l’eau avec un glaive d’abordage, ces armes courtes privilégiées par les fer-nés lors des abordages et des combats en mer dans les coursives des lourds navires marchands qu’ils prennent pour cible. Les Prêtres du Dieu noyé entonnent un chant grave, et le plus jeune d’entre eux psalmodie par-dessus un refrain d’une voix plus claire. Les trompes de guerre résonnent dans le cimetière des cétacés.
Le combat va commencer.
D’un côté, Lord Botley. Un capitaine bien connu de la Flotte de Fer, loyal soutien des Hoare et des prétentions de la Reine Eren sur le Trône de Grès, revient tout juste du Conflans en apprenant que le Roi Tormund a mobilisé de nouveau la Flotte de Fer et les armées insulaires. La rumeur évoque le Nord et le Conflans comme cibles potentielles, car le Nouveau Roi, revenu de l’Ouest où il a rencontré les envoyés Valtigar en plus des Lannister, semble avoir pris fait et cause pour les royaumes du sud du continent. L’Empire, et ses Royaumes Fédérés, restent toujours des proies alléchantes. Même si la guerre a déjà touché ces rivages et appauvri leurs peuples, les armées de ces contrées se battent dans les environs de Vivesaigues et du Trident… Marri de voir le Roi se rapprocher de dragonniers et de privilégier le commerce au fer-prix, le Botley prend conseil auprès de prêtes du Noyé et part défier le Roi pour rétablir pour de bon l’Antique Voie dans les Iles. Tormund Timbal, forcé de recevoir le jeune seigneur dans le campement de l’armée qui se rassemble, comprend que sa légitimité sur le trône, déjà ténue, ne survivrait pas à un défi refusé. Peu nombreux sont les souverains à s’être pliés à cette tradition du fond des âges, mais les Hoare qui jadis détenaient le pouvoir avaient enfants et soutiens en nombre… Le Timbal, lui, n’a été élu que par défaut, car les prétendants Eren Hightower et Rodrik Harloi ne fédéraient pas, et pire, soulevaient par leur comportement et leurs alliances une levée de boucliers de la part des indécis.
Toujours indécis quant au besoin d’un mariage royal et du besoin d’engendrer, il avait noué des accords commerciaux avec l’Ouest et la Principauté Valyrienne de Dorne, sans évoquer clairement la stratégie qu’il suivait. La rumeur enflait. On parlait partout de son intérêt pour les jolies choses, et pour les cultures exotiques. Des ambassadeurs auraient été envoyés partout en Essos, ou dans d’autres régions du monde, et on relatait le recrutement de mercenaires étrangers, comble de l’infamie. Comment remplacer de vrais insulaires par des hilotes tout juste bons à travailler dans les mines et carrières des Iles ? La tension montait autour de la réputation fantasque du Roi, dont on disait qu’il préférait le négoce et l’argent à la gloire et au fer-prix. Le Timbal espérait que les expéditions à venir rassureraient tout le monde.
Il vit alors le duel comme une opportunité. En tuant Botley, il conforterait sa position et son pouvoir, et écarterait définitivement tous les anciens soutiens de ses adversaires politiques. En supplément, ayant eu vent de la proposition, ses propres soutiens le poussèrent à accepter pour asseoir par une victoire son autorité sur les Iles. De son côté, Botley considérait que c’était le moment où jamais pour frapper. Avec un ou plusieurs héritiers et de potentielles futures victoires militaires, le Roi deviendrait intouchable, et n’aurait plus aucun intérêt à tout risquer sur un combat.
C’est par ce calcul que tous deux se retrouvent aujourd'hui l’un en face de l’autre. Et qu’ils doivent désormais accepter le jugement du Noyé ; le combat sera à mort, l’un devant maintenir l’autre sous l’eau jusqu’à ce que mort s’ensuive. L’eau de mer les accueille en son sein comme ses turbulents rejetons et tous deux se toisent, se jaugent, regards pleins de défis et muscles bandés, prêts à se battre comme des chiens de guerre.
La méthode est barbare, mais les deux vont pourtant se battre à la loyale.
Ils se sourient quand le chef des prêtres salue le Noyé et leur commande de répondre à ce jugement. Bêtes féroces et cruelles, qui ne demandent qu’à exprimer leur sauvagerie. Ils se jettent l’un contre l’autre. Les glaives cognent, rendent des bruits sourds et des étincelles. Plus jeune, le Botley est aussi plus vif et plus rapide ; une prise de risque insensée lui fait couper sa natte par son adversaire, tranchant là où se trouvait son cou l’instant d’avant. Mais en poussant son adversaire à s’ouvrir, le Botley poignarde le souverain au ventre. La blessure est cruelle. Le Roi gueule de douleur, dents serrées, sang qui baigne déjà sa bouche. Des filaments écarlates se dispersent et se dissolvent dans l’eau de mer alentours, la teignant de rouge. Timbal est solide. Il envoie son front contre le nez du Botley qui se brise dans un craquement sonore. Repoussant la lame de son adversaire, il la jette dans l’eau, et assène un terrible coup de taille vers la gorge de son adversaire. Botley, à moitié sonné, pare avec son poing gauche serré. Plusieurs doigts volent, d’autres pendent encore à demi sectionnés. Le sang gicle. Malgré la douleur et l’eau rouge dans laquelle il patauge, le jeune insulaire cogne du poing valide dans la blessure au ventre de son adversaire. Une fois, deux fois, entraînant les hurlements de son adversaire qui trébuche dans l’eau. Stig Botley le pousse la tête dans l’eau. Plus que l’y maintenir, il l’étrangle dans l’eau salée, par une prise de son avant-bras contre la trachée, tête verrouillée contre son sternum. Il ne semble que flotter, à peine, alors que le souverain des Iles de fer est maintenu sous l’eau juste en dessous du niveau du visage de son adversaire.. Le Roi essaie de l’atteindre à l’aveugle, balayant l’air de ses bras musculeux. Botley prend un coup en plein visage sur son nez cassé, mais ne bronche pas malgré le sang et le nouveau craquement. Il en prend un autre, et encore un. Il secoue pourtant son adversaire, toujours maintenu contre lui mais la bouche et le nez sous l’eau. Lentement, les mouvements se font plus erratiques. Timbal n’abandonne rien.
Son corps se détend finalement, après de longues minutes de ruades, de coups désespérés.
Et le Roi flotte, inerte. Son adversaire mal en point souffle, yeux fermés, en sang, sa main dévastée tremblant sous le coup de la douleur du contact de ses multiples plaies avec l’eau de mer, et son nez est gonflé, ruisselle encore de sang.
Il se relève, péniblement. Dans l’assistance, on entend les hurlements du frère du Roi, Godric Timbal, qui rue et qu’on ceinture pour l’empêcher d’abattre l’assassin. Les Prêtres du Noyé entrent dans l’eau, et repoussent le corps du Roi vers le large. Deux autres lèvent chacun un bras du Botley.
Le nouveau Roi des Iles de Fer regarde le ciel, ferme les yeux sous les acclamations gutturales de son peuple. Il déclare se saisir des biens et terres Timbal, selon la Loi Sacrée du Fer-Prix. Il leur gueule que le Noyé a parlé et que les Iles de Fer lui rendront hommage selon l’Antique Voie, que le commerce est pour les putains et les boutiquiers mais que les hommes des Iles de Fer, eux, accompliront leur destin sous l’égide du Dieu Noyé, et que le monde tremblera de nouveau à la vue des voiles noires de la Flotte de Fer.
Le Royaume des Fleuves et du Crépuscule vient de connaître son quatrième roi en moins de deux ans.