Un peu avant l'aurore, Mahée peaufine la délicate attention qu'elle réserve à l'Impératrice. Quelques derniers points d'aiguille, d'ultimes coups de ciseaux, et le fragile objet est terminé, juste avant que le ciel ne commence à s'éclaircir, en vue de l'aurore prochaine. Les yeux légèrement cernés, et surtout les muscles tendus, autant par les responsabilités nouvelles qui lui sont tombées dessus comme un coup de massue que par les dernières heures passées à broder, Mahée recouvre sa création d'un linge de lin propre, quitte son bureau et s'étire, avant de sortir de sa tente. Elle inspire l'air, frais car aux heures les plus froides de la nuit, à pleins poumons. Ce parfum, celui du sel et des oliviers, du sable du désert, il n'y a qu'à Dorne qu'on le sent. Ce parfum fait partie des choses qui lui ont le plus manqué durant son exil forcé. « Dîtes au commandant Dayne que je serai avec sa Majesté l'Impératrice. Qu'on ne nous dérange pas. » Le garde Rhoynar acquiesce, mouvement léger de la tête marqué par son lourd casque ouvragé.

En quittant sa tente d'un pas sûr, Mahée n'a pas la moindre défiance concernant sa suzeraine, mais déteste l'idée de mener la vie dure aux hommes qui ont voué leurs vies à sa protection. Que Drystan Dayne et ses hommes choisissent de lui prêter allégeance avait été un véritable honneur. Elle ne s'en montrerait pas digne si elle ne leur faisait pas confiance, et vice versa. A cette heure-ci, tout est tranquille dans le camp. Ceux des hommes qui ne montent pas la garde dorme, ont échangé et continueront d'échanger les quarts. Elle, elle profite de la relative proximité qu'elle entretient avec ses troupes pour s'épargner un passage « en fanfare ». Elle peut traverser le camp uniquement vêtue d'une chemise en lin qui tombe sur son épaule, d'un pantalon noir et de bottes en cuir. Sur son épaule dénudée, ses longs cheveux d'ébène bouclés retombent, tressés en une natte que retient un fin lacet de cuir.

L'un après l'autre, Mahée passe les points de contrôle, avec aisance, sans être arrêtée et même brièvement saluée, jusqu'à finir par atteindre la retraite de l'Impératrice. En apercevant l'ombre du campement se découper dans la nuit, qui s'éclaircissait, la dornienne ralentit le pas, ne parvenant à réprimer un frisson. Comment Rhaenys allait-elle l'accueillir, aujourd'hui ? Le souvenir de la gifle d'humiliation qu'elle a prise lors de son retour à la Tombe est toujours cuisant... Mais, au-delà de l'humiliation, Mahée avait trouvé une véritable valeur derrière cela. L'honneur aux défunts. Une question épineuse... Mais non moins capitale. D'abord courroucée par la tâche que lui avait donnée l'Impératrice, la dornienne avait fini par réfléchir au moyen pratique de la satisfaire, devrait-elle se lancer là-dedans... Et puis, une idée en entraînant une autre... La dornienne avait fini par trouver. Il ne s'agissait pas de dédommager les familles pour leur sacrifice, la vie humaine n'ayant, pour les proches, aucun prix ; pour autant, il n'empêche qu'il demeure un devoir de mémoire, et d'information, pour que les familles des défunts puissent faire leur deuil. Mahée avait donc donné des directives, et écrit une lettre. D'ici quelques jours, quelques semaines tout au plus, dans tous les villages des défunts qui ont pu être identifiés lors de la bataille, sera lue une affiche avec un hommage à la mémoire des morts lors de la bataille, ainsi que leurs noms. Et, plus tard, si l'opportunité lui en est donnée, Mahée aimerait élever un mémorial, ici même, en mémoire des batailles qui s'y sont déroulées, et de la perte tragique d'un prince de l'Empire. La dornienne ne se vanterait pas auprès de la nymphe de feu de ce qu'elle a accompli, mais, dans son cœur, la femme au teint de miel se sent un peu plus en paix d'avoir pu trouver un moyen, même petit, de montrer sa gratitude à ceux qui l'aident à sauver son pays.