Il fait nuit noire.
On ne voyait que rarement les étoiles, dans cette partie du monde. La Mer Fumeuse n’avait pas usurpé son nom. Les vapeurs viciées avaient encore prélevé leur dû, la nuit passée. Et plusieurs hommes étaient morts. Tous souffraient depuis des années. Il n’y en avait plus aujourd’hui, qui avaient servi aux débuts de l’expédition… Il y a combien, maintenant ? Quatre-vingt ans ? Plus ? Les nouvelles recrues étaient rares. Les Légions Perdues. Jadis parties reconquérir Valyria. Aurion, son grand-père avait cherché sa route pendant des années dans les désolations qu’étaient devenues l’ancien Empire de leurs aïeux. Il avait recherché la demeure qui l’avait vu naître. Il l’avait trouvée, mais sous les eaux. A l’époque, les légions souffraient de la faim, elles subissaient ces vents de souffre et de feu. Les hommes se plaignaient, mais n’abandonnaient pas. Tous voulaient retrouver leur foyer, et l’espoir qui s’amenuisait, les attaques de ces bêtes des marais qui recouvraient leurs villes de jadis… Salamandres géantes et lézards-lions, sans parler des malades qui tombaient, fauchés par centaines, ou qui se retournaient contre leurs camarades, rendus fous par la grise écaille. De baies en collines, de ruines en jungles, ils avaient tout écumé. Aurion était mort. Les effectifs s’étaient amenuisés, malgré les expéditions dans la Baie des Serfs pour recruter des volontaires. Les pleutres étaient légion, désormais. Les esclaves aussi. Finis les hommes d’honneur, de ceux quoi s’engageaient volontairement dans l’expédition. Ils s’étaient accouplés avec des putains et des esclaves, et avaient continué leurs recherches si coûteuses en hommes, engloutis sous la lave et noyés dans les mers bouillonnantes qui avaient submergé leur civilisation.
Ils n’avaient pas renoncé. Tous avaient fait le serment. Leurs camps de base étaient envahis par la végétation. Les combats contre les créatures des marais, féroces. Son père était mort brûlé vif, par le monstre qu’il avait essayé de dompter. Ils avaient patiemment collecté renseignements et ressources. Le bois abondait. L’eau aussi, mais souvent empoisonnée. Le reste, les armes et les vivres, venaient parfois de plus loin. Ils continuaient. Discrets. Leurs camps entourés des restes de foyers qui avaient fait disparaître les corps corrompus de leurs camarades trépassés. Les derniers survivants de la troisième génération s’agglutinaient dans un camp de bateaux, près de là d’où émergeaient péniblement des eaux vertes de Tyria la cime des tours du port de la cité jadis florissante. Ils manquaient de tout, désormais, et en étaient à leurs dernières forces.
Les Légions Perdues l’étaient plus que jamais et les hommes, fils des premiers soldats à être venus ou volontaires pris de force dans les villages du nord, des contrées de l’été constant, n’avaient plus beaucoup d’espoir. Jusqu’à ce qu’ils remontent de leurs filets les vestiges de leur capitale. Ils en étaient sûrs ; les inscriptions sur les poteries et le mobilier vermoulu évoquaient Valyria la belle, Valyria la vieille. Ils avaient atteint leur but. Ils avaient travaillé et ils étaient morts, pour tirer des entrailles de la Mer Fumeuse les trésors de jadis.
Il fait nuit, quand ils sont en train de dresser des dizaines de bûchers. Une ombre, parfois, camoufle la lune. Les hommes psalmodient les prières de jadis aux dieux anciens de Valyria. Celles qu’ils ont apprises de leurs pères, et de leurs pères avant eux.
Tyraemarr n’en est pas à son coup d’essai. Il meurt de faim, mais il a foi dans son destin. Fils de Dorreos, petit fils d’Aurion, Seigneur Dragon de Valyria. Son premier né est déjà dans l’ouest, pour accomplir sa volonté avec ce prêtre-rouge qui a mis son père sur la voie de la vieille prophétie. Mais cette fois, c’est plus important. Ce trésor qu’ils vont consumer leur a coûté des dizaines de vies, de ceux qui l’ont repêché des eaux bouillonnantes au-dessus des volcans marins du sud. De leurs prières dépend leur avenir à tous, ou du moins, de ceux qui survivront. Une ombre s’étend au-dessus d’eux, quand les bûchers se mettent à brûler. Les prières se forment en chants, auxquels plusieurs chœurs répondent. La nuit est plus obscure et impénétrable que jamais, malgré les illuminations.
Les hommes s’avancent. Dépenaillés ; leurs tuniques et leurs armures héritées de leur père jetées de côté. Ils entrent librement dans les flammes. Les uns après les autres. Le spectacle est atroce, et le bruit des brasiers est couvert de celui des hurlements des sacrifiés.
Maintenant, Tyraemarr peut aller dénoncer l’imposteur ; lui qui a brûlé ses amis et ses compagnons, et lui qui a tout sacrifié pour son héritage. C’est lui, le véritable héritier de Valyria, lui le seul Diadoque.