La Flotte impériale de Lord Châteauneuf arrivait en vue de Tyrosh. Les Degrés de Pierre morcelaient la mer et l’amiral nordien avait outrepassé ses ordres. Maudissant les vents contraires qu’il avait affrontés ces derniers jours et l’inconstance d’un Capitaine Salfalaise qui avait laissé le Tigre filer, l’homme du Nord espérait mettre la main sur la flotte valyrienne, ou ce qu’il en restait. La traque avait été menée tambour battant, et le temps empirait à mesure que l’on se rapprochait des latitudes les plus sudiennes. Ses ordres étaient de ne pas poursuivre l’ennemi trop loin, il ne devait pas franchir les Degrés de Pierre, mais le nordien ne voulait pas rentrer sans prises de guerre ; la flotte impériale n’avait pas encore réellement combattu et cela faisait des mois que les hommes trépignaient à l’idée de se battre. Tyrosh était non loin, maintenant. La tempête grondait mais Chateauneuf voulut encore poursuivre, convaincu qu’il pourrait gagner sur l’ennemi ; il avait gagné une dizaine de milles nautiques sur ses proies en trois jours. Encore un petit effort et Cleitos Caradreon, Tigre de Volantis et Empereur du Nouvel Empire Valyrien, était à portée de main.

Une abominable tempête survint à la nuit tombée, alors qu’on gagnait encore sur les voiles ennemies. Les éclairs déchiraient le voile de la nuit. Les vagues étaient plus hautes que les monts des Rus, d’où venaient nombre de marins. On n’y voyait qu’à chaque flash qui illuminait la nuit. Des trombes d’eau balayaient les ponts et dans le chaos des cris des hommes et des plaintes du bois, on ne distinguait plus les hurlements des malheureux qui finissaient par-dessus bord. Deux cogues se percutèrent par le flanc. Puis encore deux. Et deux autres. Trois crevèrent sur des récifs. L’escadre était en train de se faire disloquer par les éléments. Un navire prit feu à cause de ses propres réserves et de bougies mal éteintes, un autre fut simplement englouti par le travers par une vague plus haute encore que les autres, et on ne revit aucun jamais aucun de ses membres d’équipage.

Au loin, l’avant-garde avec le vaisseau de Châteauneuf rejoignait encore l’ennemi…

Le capitaine Sturge prit le commandement au petit matin. Plusieurs navires de Peyredragon, de l’Orage et du Nord surtout, manquaient à l’appel. On mit trois jours de plus à se regrouper. Dix-sept navires avaient été perdus, avec plus d’un millier de marins. C’était une catastrophe. La flotte était encore très nombreuse, mais l’essentiel des vaisseaux déploraient avaries au niveau des coques et de la mâture, ainsi que nombre de blessés, tués ou disparus. La mer était couverte sur des milles de débris de bois, de corps gonflés et de restes divers d’une flotte jadis orgueilleuse ; voiles, mâtures, tonneaux et autres équipements jonchaient l’océan. Quelques marins furent secourus de justesse d’attaques de requins de Dorne, mais restaient inconsolables de dizaines des leurs qu’ils avaient vus engloutis dans la masse sombre de la mer agitée et d’ailerons fendant l’écume.

De la dizaine de navires qui avait suivi Lord Chateauneuf, nul ne fut retrouvé. Mais trois marins à demi-fous furent repêchés au troisième jour, rescapés du « Garou » de l’amiral du Nord, furent retrouvés sur un fatras de bois et de voiles qui les avait fait dériver, sans eau ni nourriture. Ils n’avaient survécu qu’à peine, et le récit fait à leurs sauveteurs était totalement incohérent. Sturge en personne vint les interroger alors que la flotte repartait déjà pour l’Orage.

Les survivants lui racontèrent la traque en pleine tempête. Chateauneuf avait réussi son pari. Il avait retrouvé la flotte du Tigre, dans une baie sur l’une des dernières îles des Degrés de Pierre, presque en Essos. Les rescapés de l’anabase du Diadoque de Valyria étaient déjà en train de flamber. Ils avaient pensé sabotage, mais l’orage n’illuminait personne au sol et le vent portait jusqu’à eux les cris d’agonie des équipages de Lys et de Myr qui flambaient vifs. Ils crièrent victoire, remerciant les dieux. Les pirates du coin leur avaient-ils mâché le travail ?

Une ombre leur était alors tombée dessus. Un homme, encore vissé sur son nid-de-pie, signala ennemi. Une autre voix hurla « Feu ! Alerte ! » et le vaisseau amiral de la flotte, la Nef-Garou de Chateauneuf, explosa. Puis ce fut le tour du vaisseau d’à côté. Et encore d’à côté. Kraken, comme l’été passé au Val ? Ils ne savaient dire. Mais avant d’abandonner le navire en flammes, le matelot au regard fou qui faisait le récit raconta avoir vu une masse terrible tirer l’ « Orque Noir » dans les eaux sombres, le faisant couler sans même en crever la coque. Et il s’effondra en pleurs, disant que les ombres passaient de vaisseau en vaisseau et qu’il avait entendu des centaines d’amis et de camarades hurler, et sauter eux-mêmes à la mer. L’horreur dura toute la nuit durant. A quoi ressemblaient ces ombres, nul ne sut le dire parmi les trois survivants. Le silence régnait au sein de la flotte, qui avait de ce fait perdu plusieurs dizaines de navires au total, et tout le monde avait la gorge nouée.

Au petit matin, on découvrit que le survivant qui avait fait son récit s’était pendu avec sa propre ceinture, une simple lanière de cuir. Nulle trace des deux autres ; on les signala perdus en mer.

La flotte rentra la queue entre les jambes face à l’horreur muette qui l’avait frappée.