Dans le navire qui les emmène sur le continent les deux jeunes filles font dos à la terre. Adélia tient sa sœur fermement sur le pont pour qu’elle regarde s’éloigner Pyk, Harloi dont on devine la silhouette au Nord, et Salfalaise qui s’est effacée à l’horizon, au Sud. Elles n’ont jamais quitté l’archipel avant aujourd’hui et il semble à Adélia qu’en laissant les Îles de Fer ce jour-là, elle laisse ses quatorze premières années au fond de l’eau pour toujours. C’est comme devenir adulte se murmure-t-elle en s’agenouillant sur la poupe du bateau pour prier le Dieu Noyé de ne pas les abandonner, si loin des flots fussent-elles. Elle agenouille sa petite sœur par le poignet et l’enjoint à prier aussi.
« Pense à notre mère qui reste ici, à notre père qu’on s’en va retrouver, et à Salfalaise. » La petite Sia ferme les yeux et psalmodie aussitôt des prières d’enfant. Adélia réprime un sanglot, frappée par l’innocence de la fillette malgré les événements qui les précipitent loin de chez elles, puis se met à prier elle aussi. Elle prie pour que le Dieu Noyé lui offre sa vengeance. Elle prie pour le retour de leur père et de leur famille en leur foyer, la lame mouillée du sang de leurs ennemis : Issam Petitbois, son oncle, et tous ses hommes. Yoren Hoare et sa famille toute entière. L’agitation de la mer qui fait cahoter le bateau les repousse sur leur bras. Adélia glisse un regard en arrière et aperçoit déjà les terres de l’Ouest qui s’élève en un mince ruban funeste. Elle pense, face à ses îles natales qui se noient dans l’horizon, à sa maison, à la tour Est de la Citadelle, à la jetée, au pont de bois qui servait de quai, à sa chambre…

Adélia naît en plein hiver dans la citadelle de Salfalaise. La mer est calme, presque aussi lisse que du givre ce matin-là. Arah et Sophey, deux accoucheuses venues de Pyk, s’affairent autour de Lady Adélie tandis que derrière la porte patientent la future grand-mère et son fils Issam.  Sa mère racontera souvent à Adélia les cris puissants poussés par sa fille dans cette chambre, des hurlements que la vieille Arah, plus expérimentées, allait commenter longtemps comme les cris d’une sauvageonne. Adélia n’aura rien d’une sauvageonne mais sa mère l’assurera que ces cris étaient un signe de puissance en ces lieux. De la puissance il en fallait dans ces terres inhospitalières. Grandir sur l’un des morceaux de pierre qui composent les Îles de Fer c’est vivre dès l’aube avec le savoir d’une force extérieure plus puissante que la sienne, la mer contre la terre. Adélia n’a jamais posé un pied sur le continent jusqu’à ses 14 ans. Jusqu’à très tard elle n’ebvisage les Contrées Vertes et le monde entier, les vastes étendues de terres qui s’étendent sur les cartes, que comme des îles gigantesques chahutées par la mer car il ne lui est pas encore possible d’imaginer paysage sans horizon marin. Sous sa peau fragile et son corps frêle, Adélia est une fer-née. C’est du sel dans son sang, du roc dans son cœur. La vie mord comme l’eau de mer et le temps se fait tranchant comme la pierre.
Dans le castel de Salfalaise, la petite fille ne trouve de distraction que dans les études et la prière. Elle s’invente des batailles entre le Dieu Noyé et le Dieu des Tornades quand elle regarde à la fenêtre de la tour Est la mer infinie. Elle raconte ces histoires à sa sœur Sia, de quatre années sa cadette. La plus petite s’assoit religieusement sur les marches de pierres tandis que son aînée lui conte les victoires du Dieu des mer sur celui du vent. Elle a le regard perdu, presque hypnotisé. Elle raconte les combats déchaînés sur la petite île de Lumière Isolée. Sur de vieilles cartes elles dessinent des îles imaginaires et parfois sous-marines, nouveaux théâtres de fantasmes et de jeu. A l’approche de leur baptême, elles s’abreuvent d’histoires de rédemption par la noyade, d’enfants arrachés à leur mère et sacrifié au Dieu de la mer, de guerriers déshonorés, disparus dans l’océan, d’explorateurs et de pillards victorieux des flots et des tempêtes. Davios Mollen, un prêtre de Pyk qui leur rend souvent visite et surveille l’éducation des fillettes s’émeut devant les fantaisies et le romanesque qui peuplent l’imaginaire des enfants. Il suggère de se débarrasser du précepteur venu du Conflans et adepte des Sept qui se chargeait jusque là de l’instruction d’Adélia et de sa sœur. Adélie, leur mère, prendra la suite, leur enseignant avec plus de rigueur les rites et les dogmes du culte du Dieu Noyé. Depuis son plus jeune âge Adélia prie cette divinité impitoyable qu’est le Dieu Noyé. Elle ne lui demande aucun soulagement, mais le courage et la force d’endurer les souffrances.
La fillette s’illustrera dans ses études. Elle est vive, a l’esprit affuté, à défaut d’avoir un corps robuste.
Adélia et Sia conserveront pourtant ce goût des passions ardentes qu’il suffit d’inventer en regardant la mer à la fenêtre. Si le Dieu Noyé ne pouvait être le héros de ses épopées, Adélia inventera les récits de batailles et de navigation de son père, Lyle.

Telle la flèche d’une boussole qui obstinément pointe le Nord, la citadelle de Salfalaise ne vit en effet que pour son seigneur, Lyle Salfalaise. Au rythme de ses départs et de ses retours, au rythme des flots qui l’emportent sur ses navires, au rythme des battements de cœur de ses ennemis, des veines tranchées qui se déversent de leur sang dans la terre du continent, la maison vit, prie, mange, dort, en s’imaginant son seigneur toujours loin là-bas, ailleurs. Le Seigneur brille par son absence et inonde les fantasmes de ses filles.
Lorsqu’il rentre à son foyer, Adélia le découvre sévère, colérique, violent. Elle est tout à la fois effrayée et fascinée par ce père qui dans sa maison frappe mais qui ailleurs, dans des contrées qui se poursuivent dans ses songes, remporte les guerres les plus périlleuses et couvre de gloire leur famille. Les quelques visions de sa mère au sol sous les coups de son père sont comme un avertissement, celui du sort qui lui sera réservé en tant que fille.
De ces semaines à l’espérer et de ses colères qu’il faut endurer Adelia fera le matériau principal de la fascination particulière qu’elle entretient pour son père. Il incarne pour elle la rudesse de ce monde, celle des Îles de Fer, dures et familières, sombres mais solidaires.

Le jour où Lyle quitte Salfalaise pour participer à la guerre contre l’Orage, c’est la dernière fois qu’il voit sa femme, et il quitte ses filles et son foyer pour bien plus longtemps qu’il ne le croit. Dans cette insouciance les adieux se font sur le petit pont de bois.

A bientôt treize ans Adélia aide à l’intendance du fief, rapidement épaulée par son oncle, Issam Petitbois, le frère aîné d’Adélie. Elle découvre la gestion des domestiques, les livres de compte, les réunions avec les miniers, les pêcheurs, les requêtes des quelques bergers de l’Île, les corbeaux venus de Pyk. Ces corbeaux qui en à peine plus d’une année apporteront dans leurs ailes noires, au rythme de leurs allers et venues, la fin de l’enfance.
C’est en effet sur les petits rouleaux de parchemin que la famille suit, angoissée ou réjouie, les nouvelles qui ponctuent la guerre qui ravage le continent. Si le printemps fait son apparition au sud de Westeros, le ciel au-dessus de Salfalaise ressasse inlassablement la même grisaille monotone et triste. L’attente est interminable. Adélia et Sia se languissent de se père qui ne revient pas et s’ennuie de leur mère autrefois plus joyeuse.

« Le fou !... Le fou ! Il est perdu, le fou ! » s’était écrié sa mère le jour ou le corbeau annonçant la trahison de Joren Hoare leur était parvenu. Lyle Salfalaise lui était resté fidèle et était un traître à son tour.  Un corbeau vient qui annonce une victoire, un suivant annonce une exécution. Ils ont parfois quelques jours de retard sur les événements, ils ne font alors que leur rappeler leur impuissance à tous, au chaud dans la citadelle. Adélia garde espoir en son père malgré tout. Elle croit en lui, a confiance en ses décisions, et lorsqu’elle commence à douter elle prie le Dieu Noyé, comme ce soir-là, le soir où Joren Hoare a été exécuté, de guider son père dans les Contrées Vertes et de leur donner la force de vivre cette attente interminable. Elle a le regard rivé sur l’océan noir. Il lui vient l’envie de s’inventer encore une histoire mais ça ne prend plus. Plutôt qu’une fable d’enfant elle s’empare en secret d’un peu d’encre et de papier et se met à écrire, armée de tous son courage, espérant que sa lettre parviendra à son père lui arrachera son retour. Elle lui dit ses craintes, ses doutes, leurs difficultés à tous et sa promesse qu’il est attendu chez lui. Elle ne sait si le corbeau a atteint le Conflans et si son père a lu sa lettre, mais elle ne reçut jamais de réponse.

Sans bruit des barques accostèrent sur le petit port de Salfalaise dans le secret du soir.  Les hommes de Yoren Hoare pénétrèrent sans peine et sans bruit au sein du château, ouvert par Issam Petitbois et ses larbins.
On tira Adélia et Sia de leur lit. Des hommes plein la chambre des fillettes. Leur supplice ne cessa que sous les ordres d’un capitaine, Rorval, écœuré ou bien lassé du spectacle. On descendit ensuite les escaliers de la tour Est au pas de course. Adélia aperçut le corps de sa mère l’espace d’une seconde, son visage tourné vers la cheminée et on entendait Camylle, la cuisinière, qui hurlait sous les assauts de quelques hommes dans la remise. Tous ils criaient « Putain de l’Empire ! » ou bien « Chiens de continentaux ! ». Colrin, un jeune mousse qui dormait au château tenta de s’interposer devant la porte principale mais fut abattu sur le champ. Sia hurla en lui marchant dessus. Quand, à l’extérieur, sur le chemin qui menait au pont, Issam fit son apparition, les deux jeunes filles crièrent son nom pour lui réclamer secours. Adélia comprit bien vite qu’il les avait trahis, mais les cris de Sia percèrent la nuit longtemps avant qu’un homme ne la fasse taire à bord d’une barque.
Adélia et Sia ne versèrent aucune larme jusqu’à Pyk, trop sonnée par la nuit cauchemardesque qu’elles vivaient.

Depuis qu’elle est sur le continent, Adélia a forgé ses armes. Sous la tutelle de Myria Hoare pendant un temps, elle a pu s’initier aux intrigues de cour et abreuver sa soif de vengeance.
A présent, dans les jardins de Castral Roc, elle écoute les conversations, elle aiguise son attention, tente de décrypter les situations, elle glane çà et là les informations. Adélia est bien consciente qu’elles évoluent sur un terrain qui leur est inconnu et qui, à bien des égards, leur est défavorable. Elles, les deux fillettes rêveuses et solitaires d’un petit château perché sur une île minuscule, se retrouvent dans les demeures de puissantes têtes des contrées vertes. Elles sont parfois si désespérées qu’elles s’échinent encore à trouver un salut dans la prière à ce Dieu Noyé maintenant qu’elle est si loin de la mer. Elles attendent encore ce père qui guerroie au loin. Elles ne valent pas grand-chose dans cette cité étrangère et leur position, déjà précaire, ne tient qu’à un fil. Adélia sait bien que ni les prières, ni son père absent ne lui rendront la liberté, l’honneur, et son foyer. Intrigante novice, elle guette les alliés potentiels, les opportunités trop rares et sèche les pleure de sa sœur, trop fréquents.