Certains se pensaient d’un grand soutien en lui vantant un courage que Megara ne se ressentait pas posséder. Alors sans doute ces flatteurs-là cherchaient-ils justement à uniquement la flatter, sans même chercher à s’appuyer sur une base véridique des plus solides, ou sans doute ne la connaissaient-ils pas suffisamment. Dans les deux cas, la jeune femme se refusait à s’accrocher à leurs dires, à y voir de quoi se donner ce courage qu’il lui manquait, justement. En réalité, elle s’accrochait, oui, mais pas à ça. Pas à eux. Megara s’accrochait à ses fils comme on s’accroche à la vie, avec désespoir et férocité. Cela n’avait sans doute rien de nouveau. Dans le fond, elle avait agi de la même manière lorsqu’on lui avait arraché Nymeria, avec la différence tout de même imposante qu’à cet instant-là, elle était encore enceinte. À cet instant-là, qui lui apparaissait si longtemps mais était finalement encore si récent, elle se pensait n’attendre qu’un enfant, tout en ignorant de quel genre serait ce dernier. Finalement, elle avait accouché de deux fils, des jumeaux avec lesquels elle s’était d’emblée sentie profondément connectée, comme s’ils avaient réellement été là lorsque Nymeria avait trépassé. En ces instants de nouveau bien compliqués et tétanisants, elle avait donc de nouveau fait le choix de les privilégier. Comme un instant surprotecteur ou grégaire. Les lions vivaient en troupes, et non en troupeaux, mais la similitude pouvait sans doute être vue comme suffisamment forte pour que l’attitude de Megara ne puisse pas être perçue comme incongrue et incompréhensible. La jeune femme avait pour elle son rang et son titre, suffisamment protecteurs pour dévier toute vile attaque quant à son attitude. De plus, elle pouvait également arguer qu’elle avait accouché il y avait peu. Il était donc parfaitement compréhensible qu’une jeune mère souhaite être auprès de ses nouveau-nés, là où il était également parfaitement cohérent qu’elle n’ait pas encore recouvré l’ensemble de ses aptitudes. Toutefois, bien évidemment, et malheureusement, cela ne signifiait en rien que nul persiflage ou médisance ne pouvait exister, ne serait-ce que dans l’ombre, à couvert, là où cela ne pouvait être entendu par la Royauté.

Megara s’accrochait à ses fils comme la Forteresse du Roc s’accrochait à cette falaise dans laquelle elle avait été creusée et taillée, affrontant depuis des millénaires déjà les sacs et ressacs des flots des Mers du Crépuscule qui s’abattaient sur ses flancs. L’incertitude quant à l’identité de ceux qui avaient osé s’en prendre à son père s’abattait plus que durement sur ses épaules. Ignorant tout de l’étendue des desseins de ces fourbes êtres, la Princesse ne pouvait que trembler pour la survie de ses fils. Se refusant à les exposer au moindre danger, elle interdisait à quiconque de les sortir de ses appartements, tout comme elle filtrait qui pouvait les approcher. Cela se résumait à ses proches, sa famille autant que la leur maintenant, et aux plus anciens membres du personnel de maison dévoué aux appartements et au service de Megara. Cela déchirait le cœur de la jeune femme que de ne pouvoir voir son père se tenir auprès de ses petits-fils, mais elle se réconfortait, comme elle pouvait, dans le souvenir du sourire de Loren, heureux mais aussi un peu béat, lorsqu’il avait tenu pour la première fois les jumeaux. Cela se reproduirait. Megara voulait y croire et refusant d’envisager un seul instant qu’il puisse en être autrement. Sans doute cela faisait-il d’elle un être naïf et crédule, là où elle se refusait toujours à accepter ce qu’on lui avait raconté des raisons du décès de sa sœur. Mais sans espoir, la vie était terne, et sans espoir aussi, alors autant d’ores et déjà rendre les armes et se jeter du haut d’un des balcons de la Forteresse, puisque, de toute façon, tout le monde devait bien mourir un jour … Heureusement pour elle autant que pour tous, aucune de ces idées noires ne venaient lui effleurer l’esprit. Elle n’avait jamais été défaitiste ni pessimiste, justement, et puis, ses fils avaient besoin d’elle. Besoin d’une mère et non d’une figure maternelle.  

Et en tant que mère, elle devait leur montrer l’exemple. Être forte quand il le fallait, pas pour l’esbrouffe mais pour l’honneur et la loyauté. Alors même si elle préférerait être partout ailleurs sauf dans ce couloir, même si elle avait la sensation d’entamer une marche jusqu’à l’échafaud, elle s’y tenait, à ce besoin et à ce devoir d’aller rendre visite à son père. Malgré son état encore préoccupant, et nul ne pouvait jurer de rien concernant la durée de sa convalescence ou, plus rudement, concernant sa survie. Certains jours, il semblait récupérer, ayant les yeux ouverts et étant capable de laisser un filet de voix s’extirper de ses lèvres. D’autres jours, le sommeil le terrassait, sans qu’il ne semble être en mesure de se réveiller de sitôt. Mais cela ne signifiait pas qu’il fallait tourner les talons en ces instants-là. Si tel était le panorama du jour, Megara resterait, persuadée que son père était bien incapable de ne pas percevoir sa présence, même par-delà la douleur et la fatigue. Le lien qui existait depuis toujours entre eux était suffisamment puissant pour assurer cela, à ses yeux. En revanche, on ne pouvait pas dire que les choses étaient semblables entre Lyman et elle. Cela la poussa à se tendre, un bref instant, lorsque son regard se posa sur lui. Non point par détestation ou crainte, mais parce que … Parce que les choses étaient infiniment complexifiées et nuancées. Faîtes d’une large palette de nuances. Toutefois … Toutefois, la jeune femme ne doutait pas de l’affection que lui portait tout de même son frère, tout comme elle n’en manquait pas elle-même à son égard. Et puis … Et puis, elle avait fait une promesse à son frère, il y avait déjà plusieurs semaines de cela. Avant tout ça.  ❧ Oui. Les jumeaux sont endormis, j’ai voulu en profiter. ❧ Car autant elle se refusait à priver son père de son support, autant elle avait d’infinies difficultés à laisser ses fils à la garde de qui que ce soit. Même à la garde de Gareth, cela était parfois compliqué, et ce malgré le fait que, tout de même, elle le préférerait lui avant tout autre pour veiller sur leurs fils. Posant les yeux sur son aîné, la jeune femme souffla un coup. Non par agacement, mais pour reprendre de la force, alors que ses yeux la piquaient brusquement et que son souffle se bloquait dans sa gorge. ❧ Je refuse qu’il en soit autrement. Il le faut. Pour tout le monde. Pour toi comme pour moi, comme pour nos trois enfants. ❧ Nymeria … Nymeria était déjà une perte trop conséquente, injuste et injustifiée. ❧ Il a besoin que j’y crois pour lui. ❧ Alors elle s’exécutait.

Loren n'avait jamais été le plus parfait des hommes, et les défauts n'étaient pas ce qui lui manquaient. Megara, bien que plus à même d'être utopique et crédule que le restant de sa famille, n'était pas sans ignorer les faits, quoi qu'elle était également persuadée qu'elle ne savait pas tout. Là où elle préférait fermer les yeux sur un certain nombre d'autres choses, comme pour prétendre que, tant qu'elle ne les voyait pas, elle ne les officialisait pas et ne les rendait pas concrètes et bien réelles. Pour autant ... Pour autant, il semblait que, dans la balance des défauts de son père, ceux-ci se situent fort peu sur le plateau de la paternité. De son point de vue, tout du moins, là encore sûrement biaisé par le fait qu'elle était l'une des principales concernées par ce rôle de père que Loren pouvait bien incarner et jouer. Jamais elle n'avait eu à regretter d'être sa fille, car jamais il ne s'était montré dur et cruel envers elle, pas plus qu'il n'avait voulu la reléguer qu'à son simple genre féminin ou ne vouloir voir en elle que les stéréotypes habituels et communs, ceux que certains hommes attendent de retrouver chez leurs filles afin que celles-ci demeurent malléables à merci, comme privées de leurs capacités cognitives personnelles et s'en remettant volontiers aux dictats des membres masculins de leur parentelle. Au contraire, il l'avait toujours encouragée à être elle-même, à se développer personnellement et à expérimenter mille et uns passe-temps afin de trouver ceux qui lui convenaient le plus et l'épanouissaient au mieux. Elle lui devait tant et tant, et peut-être même trop, mais elle savait combien son père n'avait jamais agi avec une idée derrière la tête la concernant, si ce n'était d'assurer son bonheur et la meilleure vie future pour elle. Et elle savait combien, parmi sa fratrie, elle n'était pas l'exception à la règle, quoi que, pour Lyman, sans doute les choses pouvaient-elles se révéler avoir été différentes. D'une certaine façon, pour une fois, être née femme accordait des privilèges et se voyait être conféré de côtés salvateurs. Parce qu'elle avait beau figurer en deuxième place dans l'ordre de succession au trône, tout du moins, jusqu'aux venues au monde consécutives de son neveu Martyn et de ses deux fils jumeaux, Lyman avait toujours eu la préséance sur elle. Non point parce qu'il était son aîné, mais plutôt parce qu'il était né homme.

En réalité, Megara et son frère n'avaient jamais vraiment parlé de ces choses là. De leur père comme de leur relation à lui, et encore plus de leurs points de vue sur leur enfance. Et ce car, plus jeunes, leurs quotidiens étaient faits d'un rythme quelque peu différent, et d'enseignements ne se recoupant que fort rarement. À vrai dire, la jeune femme avait surtout passé l'essentiel de son temps avec Nymeria. De quoi lui faire ressentir la perte de cette dernière encore un peu plus durement. Et aujourd'hui, voilà qu'un autre pan de son monde, qu'une autre fondation de son existence menaçait une fois de plus de s'écrouler et d'être enseveli sous les décombres, le tout en la faisant se sentir terriblement démunie. Elle n'avait rien pu faire pour sa cadette, car la nouvelle de sa mort lui était parvenue avant même qu'elle ne la sache en danger. Et que le trépas de Nymeria avait été brusque, soudain et inattendu, que l'Étranger l'avait emportée presque aussitôt après s'être annoncé sur le pas de sa porte. Pour Loren, les choses s'avéraient être différentes. Mais étaient-elles vraiment préférables ? ❧ Bien sûr que j'ai peur, Lyman. Je suis même terrorisée, mais je ne pourrais pas me regarder dans une glace, ou plonger mon regard dans celui de mes enfants si j'enterrais de suite Père alors que la vie l'habite encore. Si les positions étaient inversées, et si c'était moi, dans ce lit, je sais que Père serait sur le pied de guerre pour que personne ne baisse les bras me concernant. Sans doute même s'affairerait-il à d'ores et déjà organiser ma convalescence. ❧ De cela, elle ne doutait pas, et elle savait qu'elle n'enjolivait absolument pas les choses, pas plus qu'elle ne prêtait des intentions à Loren que celui-ci n'aurait jamais eu.

Elle n'avait jamais été en péril de mourir, Megara, mais elle se souvenait bien de cet incident durant lequel un Grand Lion de l'Ouest aurait très bien pu précipiter sa rencontre avec l'Étranger. Elle s'était retrouvée blessée, et son père avait fait en sorte que son rétablissement se passe du mieux possible, en lui organisant mille et une activités, et en faisant en sorte qu'elle ne soit jamais seule. Lyman, Nymeria et Gareth avaient eux aussi fortement contribué à toute ceci. De cela, son frère devait peut-être se souvenir, mais sur l'instant, il n'était pas question de rappeler tout ça à son bon souvenir. Elle le voyait être en souffrance, là où le ton de sa voix et la teneur de ses propos allaient dans le même sens. Son rôle de sœur était donc de le soutenir, et non point de les projeter tous deux dans un passé où tout était encore si simple et enfantin pour eux, où l'innocence de leur jeunesse leur appartenait encore et n'avait de cesse de s'épanouir. Le passé était le passé, un refuge de choix en temps de tempête, mais les circonstances présentes ne se prêtaient point à la nostalgie, car le futur se construisait maintenant, pour peu qu'on s'en occupe au lieu de s'en détourner pour lui préférer les alcôves rassurantes et chaleureuses des instants d'hier. Tendant alors l'une de ses mains en direction d'un des avant-bras de son frère, Megara y exerça une légère poigne, non sans faire un pas en sa direction. ❧ Oh, Lyman ... ❧ Cela lui fit monter les larmes aux yeux, mais elle eut la force de s'en retenir. Son aîné n'avait absolument pas besoin de cela, car cela ne lui serait en rien bénéfique, au contraire. Le faire culpabiliser de la rendre si émotive n'arrangerait rien à la situation, et cela n'aurait d'autre effet que de renforcer encore plus sa détresse. ❧ Je ne crois en rien, si ce n'est en Lui. En la force qu'il a toujours déployé et démontré. En ce courage qui a toujours été le sien, quoi qu'en disent certains. Père ... Père fut ce jeune Prince qui a survécu à l'une des plus terribles guerres qui aient ravagé notre Royaume, en s'illustrant au Front et en tenant tête à l'Ennemi qui venait de lui prendre son Père et de lui arracher ses sœurs. Père ... Père a toujours refusé de s'avouer battu lorsque nous jouions aux jeux de société, ou de reconnaître sa défaite dans les petits tours que nous pouvions lui jouer. Il a réagi, toujours, parfois à rebours, parfois à retard, mais il a toujours réagi. Il ... Il ne peut pas nous quitter. Pas tout de suite. Pas maintenant. ... Pas Lui. ❧ Doucement, sa main glissa vers celle de son frère, alors que ses doigts s'accrochaient à l'étoffe en contact avec leur épiderme, comme pour se convaincre elle-même de ses propres paroles et comme pour s'ancrer à l'un des seuls autres êtres en ce monde dont elle était sûre qu'il ne la laisserait jamais volontairement choir.