Sand
An -11
Kasper Farman, six ans de son état, traînait des pieds pour rejoindre sa mère qui l’attendait sur le chemin qui menait à l’entrée de Belcastel. En cet après-midi ensoleillé, Sybelle, sa nièce à peine plus jeune que lui, l’avait convaincu d’esquiver les cours du mestre pour explorer les plages de sable clair qui entouraient le domaine des Farman. Il savait pertinemment qu’il s’agissait d’un énorme risque si leur fuite était découverte par leurs parents respectifs, mais il s’était laissé tenter. Et bien entendu, cela eut les conséquences qu’il attendait : Lucia Farman, sa mère, postée au loin, la silhouette et le regard sévère.
La crainte que portait Kasper en se dirigeant vers elle était certes une crainte infantile - la peur que tous les enfants ont de se faire gronder, mais elle était accrue par l’aura propre à sa mère. Lucia Farman était en effet une figure étrange parmi les résidents de Belle Île. Si cela échappait peut-être aux enfants, les adultes eux gardaient en tête les histoires qui tournaient autour du couple régnant sur cette île au large de la Mer du Crépuscule. Comme tout autre mariage, le mariage entre l'héritier de la maison Farman et l'une des filles du seigneur de Fléaufort était vu comme une alliance matrimoniale, d'autant plus justifiée de par la localisation des deux maisons sur la côte des Terres de l'Ouest, mais les rumeurs ne s'arrêtaient pas à la simplicité. Les ragots racontaient que Lord Fléaufort aurait trouvé sa benjamine avec le jeune Amalu, son écuyer, fort alcoolisé. Certains disaient qu'il s'était invité de force dans le lit de la jeune fille, d'autres disaient qu'ils menaient une liaison de plusieurs mois sous le nez et la barbe de Lord Fléaufort. Le résultat fut le même : des accords de fiançailles furent signés rapidement, pour éteindre le scandale. Mais les années qui ont suivi le mariage n'ont ni fait taire le bruit qui court, ni rendu la vie amoureuse de Lord et Lady Farman plus paisible. Les deux ayant un fort caractère, ils n'étaient pas rare qu'ils entrent dans de longues querelles, avant de retourner dans des embrassades passionnées. Même Kasper, pour qui le couple s'efforçait de maintenir une façade, savait que l'arrivé de son frère aîné dans la famille, Stuart, avaient brouillé ses parents pendant plusieurs années avant qu'ils ne retrouvent un terrain d'entente.
Maintenant, Lucia Farman était une femme dans la force de l’âge, mais avant tout une mère, préoccupée par son fils encore si loin de l’âge d’adulte. “Allons allons, Kasper, que fais-tu dehors à cette heure-là ?”
Le petit garçon bredouilla :
“C’est… je suivais Sybelle… m-mais… je me suis perdu..”“Allez, ce n’est pas grave.” Avec l’âge, son tempérament qui a participé à sa réputation s’est tiédi, surtout en ce qui concernait Kasper. “Mais tu sais que ce n’est pas bien de ne prévenir personne si on part ?”
“J-je sais…”“Tu sais aussi que ce n’est pas bien de rater les cours du mestre ?”
“Oui…”Elle ralentit le pas, avant de s’arrêter : “La raison pour laquelle c’est mal, c’est parce que tu inquiètes beaucoup de gens en faisant ça. Si tu veux jouer avec Sybelle, tu préviens la prochaine fois, d’accord ?”
“D-d’accord.”“Bon. Maintenant rentrons, avant que tu attrapes une grippe.”
Ils reprirent leur marche vers Belcastel. A l’entrée, ils furent attendus par Amalu, le père de Kasper. Aux cheveux légèrement grisonnants comme son épouse, il n’en restait pas moins une figure toute aussi impressionnante pour le dernier des fils Farman. Le seigneur de Belcastel prit la parole, d’une voix grave qui lui était caractéristique :
“Eh bien, viens par là, mon grand. Vient te réchauffer auprès du feu.”
Il mit sa main autour de son épaule. Kasper n’eut d’autres choix que de l’accompagner. Son père se tourna vers sa mère, lui lançant un regard. Il ne savait pas trop ce que ça voulait dire, mais garda ses questions dans sa tête. A vrai dire, il ne savait pas trop si ses parents s’aimaient vraiment, et il avait peur de poser la question.
“Kas, reprit son père, j’imagine que ta mère a déjà dû te tirer les oreilles. Je ne vais pas te punir, saches-le.”
Il hocha la tête, attendant que son père continue. “Toutefois, maintenant ça ne va plus être ta mère qui va suivre tes faits et gestes. Elle est fatiguée, tu comprends ? Et elle a d’autres choses à faire que ça.”
Il opina de nouveau. Ils étaient arrivés dans le salon. Quelqu’un se trouvait déjà dans la salle, et ce n’était pas un serviteur. Il se tourna vers Kasper, et lui sourit.
“Tu connais déjà Lewis, mon cousin, non ? Je t’ai déjà parlé de lui.”
“O-oui,” fit-il timidement.
“A partir de demain, tu travailleras auprès de lui. Il t’apprendra plein de choses. C’est un chevalier, tu sais ? et un bon.”
Wind
An -2
Le souffle du vent recouvrait partiellement les hennissements de douleur de Flèche d’Argent, l’un des chevaux de ser Lewis Farman. Son écuyer, Kasper, le tenait par la bride, même s’il était bien incapable de s’échapper. Sa jambe droite était fracturée, et il était à peine capable d’avancer sans bruyamment déclamer qu’il souffrait. Kasper voulait s’éloigner pour achever les souffrances de l’étalon, mais aussi car le regard pesant de la foule de Port-Lannis l’impressionait. Il se trouvait paralysé par l’idée d’interrompre les célébrations de la fin du tournoi par l’exécution sommaire et sanglante du cheval, et puis, il s’était malheureusement attaché à l’animal. Lewis l’avait prévenu de ne pas donner de noms aux chevaux pour cette raison précise, mais il avait gardé cette habitude pénible.
Un hallebardier aux couleurs des Lannisters se rapprocha de lui, avec dans l’idée de lui donner un coup de main. “Je m’en occupe si tu veux, gamin.” Kasper accepta, sans toutefois lâcher la bride. Puis, un plongeon de l’arme dans le flanc du cheval suffit à le faire s’écrouler pour la dernière fois.
“Merci.” dit Kasper, avant de se rendre compte que son maître arrivait.
Un autre chevalier aurait se serait agacé de voir son écuyer rater une tâche qui pour beaucoup est une norme pour tout chevalier en devenir. Certains auraient peut-être même rossé leur écuyer pour ça. Mais Lewis Farman, comme à son habitude, se montrait plus clément : “Il aura bien servi.”
Kasper tenta de bredouiller quelque chose de cohérent, en vain. Là encore, Lewis resta plus rassurant : “Je ne pense pas que le roi Loren t’en aurais voulu si tu l’avais tué près des joutes.”
“O-oui.”“Dans tous les cas, ça ne change rien au résultat et à ce salaud de chevalier errant qui s’est cru plus fort que moi car il se croyait dans un conte de fée.”
“O-oui.” Lewis fit une pause, un peu circonspect : “Les autres écuyers ont-ils volé ta langue ?” dit-il en souriant.
“Ils m’ont volé ma dignité plutôt.”Il rigola : “Tu ne seras pas le premier écuyer à t’être pris une raclée lors de la mêlée des écuyers.”
“Certes, mais je suis en âge de les battre tous ! Je suis censé être meilleur que ça ! Je-”Kasper s’arrêta dans ses paroles. Il allait dire “Je te fais honte.” Il baissa la tête, évitant soigneusement le regard du chevalier. Le sourire de Lewis s’effaça, avant de reparaître de nouveau, sous un jour plus mélancolique.
“Kasper, je garantis que tu mettrais la pâtée à certains hommes qui s’appellent Ser.”
“C’est faux, tu m’as formé pour être un meilleur guerrier que-”“Être un chevalier n’est pas seulement être un guerrier. Il y a peu de chevaliers qui sont de bons combattants, et peu de bons combattants que je pourrais appeler des chevaliers. Ton seigneur de père est chevalier, pourtant il est bien loin de parader lors de tournois comme je le fais.”
“Mais ce n’est pas pareil !”“Fais moi confiance, Kasper, et écoute-moi un peu. Tu es un jeune homme brillant et studieux. Le mestre de Belcastel n’a cessé de faire des louanges à ta personne depuis que je t’aies comme écuyer. Même si tu t’étais fait battre par ta nièce Althea lors d’un duel judiciaire, je te ferai chevalier coûte que coûte. Est-ce que c’est clair ?”
Son ton était ferme, enflammé mais contenu. Cela suffisait pour couper court aux jérémiades de son écuyer.
“Oui.”“Bon.”
Ils marchèrent en silence jusqu’à leur tente. Une fois arrivés, alors que Kasper commençait à enlever l’armure de Lewis, il reprit la parole.
“Ce chevalier errant, que j’ai battu à pleine couture ?”
“Ser Terrence ?”“Mon instinct me dit qu’il n’est pas de confiance. Tu sais qui il sert ?”
“J’ai entendu qu’il s’est mis au service des Sarschamps.” Il était au cœur des discussions de nombreux écuyers. Leurs histoires divergeaient, mais apparemment, c’était un bandit qui avait fui les Conflans après avoir été trouvé dans le lit d’une jeune noble. C’était ce qui revenait le plus souvent, en tout cas. Certains parlaient d’inceste, de viol, de fratricide quand il s’agissait de ser Terrence. Il raconta tout ça, sans rien cacher, même les histoires les plus sordides et les plus invraisemblables.
Le sourire de ser Lewis fut de nouveau franc et étincelant : “Et tu vas me faire croire que tu ne serais pas un bon chevalier ? Tu te débrouilles fort bien en rumeurs, en tout cas.”
Waves
An 2, mois 4
Une brume recouvrait les vagues s’écrasant sur les côtes rocailleuses de Bel Île. De la fenêtre de sa chambre, Kasper, bercé par ce cycle sonore, lisait les dernières lettres reçues de la part de son frère aîné Loan. De douze ans son aîné, ils n’avaient jamais été vraiment proches quand Kasper était enfant. Ils se sont rapprochés grâce au monstre tentaculaire qu’était la politique, réunis à Castral Roc où les ordres de Lewis s’entremêlaient aux siens.
Maintenant, il n’y avait plus un tel enchevêtrement. Il n’y avait pas tellement d’ordres non plus, juste des nouvelles, difficilement heureuses. Le siège de Vivesaigues s'était fini en carnage. Un carnage des deux côtés, certes, mais un carnage quand même. Loan s’estimait chanceux de ne pas être blessé, et que l’ost Farman ne se trouvait pas entièrement là. Leur maison conservait leurs navires, atout notable de l’Ouest. Il n’empêche qu’il faudrait retrouver des hommes prêts à se battre, sur leur île déjà peu peuplée.
Il avait dû mal à trouver du positif dans l’issue de cette bataille, malgré les mots rassurants choisis par son frère. Ce serait une guerre longue, qui ferait couler beaucoup de sang, pour essayer de faire survivre l’indépendance de l’Ouest. Mais déjà, on pleurait les pertes. Comme Lewis…
Des légers coups à la porte l’interrompèrent dans ses pensées pessimistes. Sans même attendre de réponse, son père entra. Les années commençaient à faire souffrir Lord Amalu Farman, peut-être plus qu’il ne le devrait, pour un homme de sa stature. Cela ne l’empêchait pas d’aller là où il voulait dans son château de Belcastel.
“Je vois que ton frère a envoyé une missive spéciale pour toi,” dit-il en souriant. Il connaissait l'intérêt de son fils pour les affaires du Royaume, depuis qu’il a servi son cousin. “Des choses qu’il m’aurait caché ?”
“Ça m'étonnerait, répondit Kasper.
Il ne te mentirait jamais par rapport à l’avancée de la guerre.” Son père acquiesça, puis un silence s’installa. Les vagues continuaient leur tumulte inlassable, laissant le temps au jeune Farman de peser chacun de ses mots.
“Crois-tu… que nous pouvons gagner cette guerre ? Je n’ai pas l’impression que nous avons assez de forces pour tenir si le conflit s’éternise…” “Je ne peux pas parler pour tout l’Ouest, mon fils, répondit son père, l’air plus débonnaire que le sujet suggérerait. Nous autres Farman, ne sommes que les sujets de notre roi-”
“Je n’ai pas besoin de cours de droit, coupa-t-il. Je ne te demande pas en tant que fils, mais en tant que soldat.”
“Eh bien, je te réponds en tant que général. Seul le Guerrier et l’Aïeule savent l’issue de ce conflit, et j’ai la certitude que notre cause est juste. Sur le plan matériel, même si je meurs sans victoire de notre Royaume, même si chacun de nos hommes sont tués et chacun de nos bateaux sont détruits, je mourirai le sourir aux lèvres, en sachant que je serais resté Ouestrien de bout en bout.”
Kasper soupira. Il détestait quand son père se montrait si opaque, comme si la vieillesse lui volait son intelligence de temps à autre. Amalu, voyant que son fils était frustré, changea de sujet.
“Ta mère s’inquiète pour toi. Tu passes beaucoup de temps dans ta chambre, et quand tu sors, elle te vois manger peu.”
“Je n’ai pas faim, ces derniers temps. Est-ce un crime, maintenant ?” “Un crime, non. Un souci oui. Tu ne sais pas combien de fois elle a demandé au mestre de t'ausculter, depuis que tu es rentré. Le pauvre en devient fou.”
Il ria. Puis le silence, et ses compagnons les vagues, revinrent de nouveau. Amalu, dont les jambes fléchissaient, s’installa sur une des chaises disponibles, tandis que son fils cadet soupira de nouveau.
A chaque fois que les vagues venaient frapper la plage, embrasées par le soleil estival, l’esprit de Kasper se dirigeait vers l’image de Lewis, au front transperçait par une flèche. C’était étrange, presque amusant, de voir comment le souvenir de la bataille du fort de la Dent d’Or était si bruyant, si cacophonique, que la mort de Lewis en devenait si calme, aussi calme que la brise du matin.
Son père le coupa dans ses divagations de nouveau. Son corps, instinctivement, ressentit une boule au ventre. “Je suis en train de construire une galère pour toi.”
“...Pourquoi ?”“Tu es un chevalier maintenant. La tradition veut que quand un Farman est fait chevalier, il reçoit un bateau. Lewis en avait un aussi, mais…”
“Ah oui, j’ai oublié cela. Merci, père.”Amalu leva les yeux vers son fils, se préparant à changer de sujet de nouveau. “J’ai échangé avec notre roi, et avec ton frère. Nous discutions d’une potentielle offensive navale avec nos alliés Fer-Nés dans le Nord, puisque c’est le point faible des Nordiens.”
Kasper daigna enfin lever croiser le regard de son père :
“Que suggérez-vous ? Que je mène nos navires ?”“Pourquoi pas, répondit-il en haussant les épaules. Tant que tu suives strictement mes ordres, bien entendu. Malheureusement, tu n’as pas eu une grande éducation navale, et je le regrette. Mais je te fais confiance, vu que tu as été un si bon élève de Lewis.”
Pendant un moment, il crut qu’il allait éclater de rire, s’imaginant que son père avait définitivement sombré dans la folie de l’âge. Mais au fond de lui, il savait qu’il était sérieux. Il revit brièvement les yeux vitreux de Lewis, lorsqu’on enleva son heaume, une goutte de sang s’étant étouffée entre l’acier et la sueur. Il entendit également les vagues frapper la côte, aussi durement que les coups d’épée qu’il a donnés il y a à peine deux mois.
Alors, il accepta. Pour Lewis. Pour ses parents, pour ses frères. Pour la maison Farman. Pour le Royaume des Terres de l’Ouest. Et pour en finir avec cette fichue guerre contre ce soi-disant Empire.