Songe I ∗ La création
Alors que je m'éloigne à grandes enjambées de ma tente, une tempête tumultueuse d'émotions m'envahit. Le poids de ce que je viens de faire pèse lourdement sur ma conscience et les frontières entre le bien et le mal s'estompent dans un brouillard de désespoir et de colère.
Le choc et l'incrédulité envahissent mon esprit alors que les images événements qui viennent de se dérouler défilent dans ma tête. L'homme que je pensais être mon père, le mercenaire qui m'avait élevé, avait brisé la dernière once de confiance que j'avais en lui. Apprendre mes origines, par la bouche de celui qui n'était pas mon vrai père était trop dur à supporter. Cette révélation me déchirait le cœur et brisait le petit socle identitaire que je possédais, me laissant un sentiment de vide et de trahison.
Durant sa confession, une rage que je n'avais jamais connue auparavant a éclaté du plus profond de moi. Je repensais à ces années de manipulation, d'abus et de criminalité qu'il m'avait fait subir ont débordé, alimentant une vague de colère écrasante. J'ai agi de manière impulsive, les mains tachées du sang de l'homme qui m'avait nourri, élevé et corrompu.
Le regret et la culpabilité commencent à me consumer alors que je fuis la scène du crime. Je suis aux prises avec la pensée d'avoir ôté la vie, peu importe à quel point cette vie a pu être entachée. Un profond chagrin remplit mon cœur alors que je pleure la perte du seul semblant de famille que j'avais connu, même s'il s'agissait d'une relation abusive et malhonnête. Où devrais-je aller ? Qui devrais-je voir ? Je ne connais personne, personne en dehors de lui. Je venais de tuer la seule personne qui se doutait de mon existence sur cette terre.
Au lendemain de cet événement tragique, je me retrouve seul et à la dérive dans le monde. Mon passé a été marqué par la violence et l'exploitation, je porterai toute ma vie les cicatrices de cette enfance dépouillée de l'innocence. Sur mon dos pèse désormais le fardeau de mes actes, appuyé par les conséquences de mon accès de rage.
Chaque pas que je fais est un rappel douloureux de la vie que j'ai laissée derrière moi et des choix que j'ai fait. Mes jambes sont lourdes, elles semblent porter un poids qui n'est pas uniquement celui de mon corps, comme s'il était toujours présent, sur mes épaules. La culpabilité pèse lourdement sur mon âme et la peur de la vie qui m'attend demain me tord les entrailles.
Dans cette tragédie, je suis accablé par la dualité d'être à la fois victime et auteur. Les blessures sont trop profondes et je ne peux m'empêcher de courir, fuir, m'éloigner le plus possible pour refuser ma réalité. Alors que je m'enfonce toujours plus loin dans les ruelles de la ville, je ne soupçonne pas encore à quel point cette première exécution fera naître en moi une soif de sang insatiable.
Songe II ∗ La guerre
Mes yeux sont rivés sur les épaisses portes en bois. A travers les lattes, je peux apercevoir l'agitation grandissante de la fosse. J'entends les cris, les frémissements et les voix qui semblaient sourds quelques instants auparavant. La terre tremble, sous mes pieds et au dessus de ma tête. Pourtant, quelques secondes plus tard, je n'entends plus rien. Le vide, le calme complet. Je sens une boule de chaleur se former au creux de mon ventre, elle s'intensifie à mesure que l'air se réchauffe. L'exaltation de la foule et le climat aride de la ville se mélangent et bientôt, il devient difficile de respirer. Mon sang commence à bouillir lentement. À l'approche du combat, je profite de chaque instant où je sens mon coeur battre dans ma poitrine.
Il n'y a bientôt plus que moi. L'idée que je puisse mourir dans les prochains instants me quitte. À des kilomètres au dessus du vide, je me trouve sur un fil. Je n'aperçois pas le sol tant j'en suis éloigné. Chaque pas que je compte faire peut provoquer ma chute interminable. C'est une danse avec le destin, celui de ceux qui se présenteront face à moi et le mien. Le doute n'est pas permis, pas maintenant que je me trouve face à ces portes familières. Devant moi, mon ennemi gît déjà au sol, se vidant de son sang, les tripes à l'air et les larmes coulant le long de ses joues. Tout est déjà joué.
Juste avant de pénétrer dans l'enceinte, je lance un dernier regard à mes lames. J'en saisis une, son poids me réconforte, je ressens chaque composante de cette dernière. Elle fait partie de mon corps, elle est le prolongement de mon bras. Pourtant, son apogée n'est pas encore atteinte. Sa forme finale, celle que je lui préfère, n'apparaitra que lorsqu'elle transpercera le corps de sa cible. Le liquide rouge viendra parachever l'ornementation de ce noble outil. Nul besoin de pierre pour celui qui aiguise son épée avec le sang.
L'heure a sonné, j'entends le cor qui annonce l'entrée des combattants. La chaleur est maintenant insupportable, les vaisseaux sanguins dans mes yeux sont prêts à imploser, je suis au bord de l'apoplexie. Lorsque les portes s'écartent et que le soleil vient m'aveugler, je ressens presque le châtiment divin me marquer au fer et la damnation éternelle me frapper. Sans plus attendre, je plonge au coeur de ce théâtre infernal avec une seule idée en tête, tuer ou être tué.
Songe III ∗ La liberté
Mon cœur bat la chamade, mon corps est encore tremblotant à cause du combat. Le regard vide et fixe sur mon adversaire au sol, je ne réalise pas ce qui vient de se passer. Les acclamations de la foule résonnent dans mes oreilles, mélangées au rugissement alimenté par l'adrénaline de la victoire. Le poids familier de mon arme dans ma main est à la fois réconfortant et intimidant, car il symbolise les années d'entraînement et de combat qui m'ont amené à ce moment.
Mais au milieu de la clameur et de la célébration, il y a un profond sentiment d'incrédulité et une émotion écrasante qui gonflent en moi. Moi, un simple gladiateur, je viens de triompher contre toute attente, et la réalisation que j'ai gagné ma liberté commence à s'enfoncer.
Au début, c'est presque difficile à comprendre. Pendant si longtemps, j'ai été conditionné à croire que ma vie n'était rien de plus qu'un outil pour le divertissement des autres. Le concept de liberté ressemblait à un rêve lointain, une réalité réservée à ceux qui sont au-delà de ces sables tachés de sang.
À mesure que les applaudissements s'éteignent, la voix d'un homme siégeant sur un trône en surplomb s'élève : "
Aujourd'hui, ce champion a gagné sa liberté ! Il ne combattra plus en tant qu'esclave et sortira de cette arène en homme libre."
Libre, libre, libre. Ce mot résonne dans ma tête. Un mélange de soulagement, d'incrédulité et de joie déferle dans mes veines, et les larmes brouillent ma vision. Je lève les yeux vers le ciel, sentant la chaleur du soleil sur mon visage, une sensation que j'avais presque oubliée. Contrairement à d'habitude, je l'accueille à bras ouvert, elle ne me brûle plus, elle me réconforte. Le parfum de la poussière et de la sueur est remplacé par le parfum de l'air frais, et je le respire profondément, savourant cet instant.
Les chaînes qui me liaient autrefois, à la fois physiques et mentales, ont finalement été brisées. Tandis que j'arrache maladroitement mon collier d'esclave et le jette au sol, je m'arrête un instant sur ce dernier qui vient s'écraser au sol. Rien, cela ne me procura rien. Je ne sentis pas son poids en moins à mon cou. Au contraire, j'avais la désagréable sensation qu'il était toujours présent, me tirant toujours plus bas.
Alors que les portes s'ouvrent et que je m'apprête à changer de vie, je tourne une dernière fois mon regard vers les cadavres qui parsèment le sol. Je revois alors mes anciens compagnons, mes frères d'armes que j'ai massacré pour arriver à ce moment précis. Ce sont des sacrifiés, des pierres qui ont permis la construction de mon effigie. Le peuple se souviendra de Jaënor l'immortel grâce à leurs morts. En m'éloignant de l'arène, je peux sentir les yeux pesant d'autres gladiateurs sur moi, je devine que tous aspirent au même prix insaisissable. Je leur souhaite au choix de la force et du courage, ou une mort rapide d'un coup net.
Le monde en dehors des murs de l'arène est vaste et plein de possibilités. Pourtant, une fois que je me retrouve seul au milieu de toutes ces vies qui ont continué, je ressens un immense sentiment de solitude. Autour de moi, personne ne peut ressentir ce que j'ai vécu. Je suis un étranger dans une ville que je connaissais si bien. D'un coup, je repense à cette phrase et a ce mot, libre. Le serais-je un jour ? Je comprends alors que le collier que je viens de détacher de mon cou sera toujours présent, jusqu'à mon dernier souffle.
Songe IV ∗ Le fardeau
J'avance dans l'obscurité mais je ne suis jamais seul. À mes côtés, ils déambulent, sans yeux ni langue, sans rêve ni but. Constamment, je sens leur présence. Ils marchent dans mes pas, cherchent toujours à m'atteindre, à me toucher du bout des doigts. J'entends leurs gémissements, leurs complaintes. Ils ne peuvent pas parler, mais lorsque je me tourne vers eux, je lis leurs expressions. Ils m'appellent, me demandent pourquoi je les ai tué. Quelle cause valait leurs sacrifices ? Je n'arrive pas à trouver la réponse. Alors je continue d'avancer, constamment entouré mais, éternellement seul.
Je l'aperçois au milieu d'eux me fixant, l'air de me juger. Il est le premier à qui j'ai ôté la vie, celui qui m'a élevé, appris tout ce que je connais et utilisé. Peut-être ne m'a-t-il pas donné la vie mais, il l'a façonné irrémédiablement. Malgré les années, je ressens toujours aussi profondément sa haine envers moi, il pose le même regard que la dernière fois que nous nous sommes vu. Son silence me tord les boyaux, m'éviscère et me presse le coeur. Je n'arrive plus à respirer pendant quelques secondes. Puis, je détourne mon regard et continue ma route.
La somme de toute cette souffrance, de toute cette haine et de toutes ces morts, c'est elle qui m'oblige à continuer. Honorer leurs mémoires en continuant à me battre, à me relever après chaque combat. Ils ne trouveront jamais le repos éternel, je ne le trouverais jamais aussi. Nous sommes liés et ils servent désormais de plus grands dessins. Pas les miens, je ne les mérite probablement pas.
Songe V ∗ Le sacrifice
Il se tient debout, aux côtés de la bannière de la Légion Noire flottant dans le vent. Le torse haut, tourné vers l'horizon, le regard rivé sur les contrées par-delà les mers. Nous partirons bientôt, rien ne pourrait plus nous retenir ici. Une poignée d'hommes l'acclament, pas moi. Je n'en ai pas besoin, lui non plus. À mon regard, il devine tout ce que je peux penser de lui.
La vérité est que je l'admire, j'admire son existence. Contrairement à moi, il n'a pas peur d'avoir un but. Il consacre toute sa vie à la concrétisation de son projet, se lançant à corps perdu sans se soucier d'y laisser sa peau. Pour lui, rien ne sert de vivre sans poursuivre ses rêves. Toute ma vie, je l'ai passé à lutter pour ma survie, sans pour autant savoir pourquoi. Quel est le but de mener cette vie ? Quel achèvement poursuis-je ? Mon destin est-il de servir et protéger ? Certains hommes naissent pour accomplir de grandes choses, d'autres les aident à y parvenir.
Mon avenir est étroitement lié à celui du Dragon Noir, il a été mis sur ma route par le destin pour une raison précise. Je le suivrais jusqu'à ce que sa quête touche à son but. Lorsqu'il l'aura atteint, il sera peut-être venu le temps pour moi de comprendre mon rôle, ma place dans ce monde et de vouer ma vie à un projet.
Songe VI ∗ Le renouveau
Ces terres sont bien différentes de celle d'où je viens. Une plaine verdoyante, des forêts de hauts et majestueux arbres à perte de vue et des cours d'eaux allant de grands lacs aux petits ruisseaux. Le sol semble mou et confortable, l'herbe est humide et rafraichissante. Je ramasse une poignée de terre mouillée et la porte à mon nez. Ici, l'air ne fait pas suffoquer, il ne brûle pas les bronches à chaque inspiration. Le paysage dépeint sous mes yeux est une tapisserie de mystères attendant d'être percés.
Pourtant, au coeur de ce cadre providentiel, je peux percevoir le goût et l'odeur du fer. Le soleil qui commence à se distinguer à travers la cime des arbres diffuse une couleur rouge vive dans le ciel. Non loin d'ici, la bataille a fait rage et les cadavres sanguinolents n'ont probablement pas encore été récupérés. Ces terres fertiles sont constamment marquées par la mort et le conflit. Tout bon mercenaire le sait, où coule le sang trébuche l'or. Si le calme plane, j'imagine les bruits de la bataille qui m'entourent ; le fracas des armes, les cris des guerriers et les gémissements des blessés. La guerre est une symphonie de chaos qui semble réconfortante, comme si je retrouvais une vieille amie. Une amie que l'on ne souhaite pas retrouver mais, à qui l'on sait parler.
Mes yeux sont attirés par un bout de tissu gisant sur le sol. Déchiré et à moitié brûlé, je peux apercevoir dessus un grand cerf couronné sur champ d'or. Je reconnais ces couleurs et ce symbole, je pense alors à cette femme-reine que rencontra mon ami. Un coup de vent retourne le bout de tissu et vient cacher une partie du voile, celle de la tête de cerf à la couronne. Je repense alors à l'accord que nous avons passé avec cette Argella et je ne peux chasser de mon esprit la perspective d'avoir choisi le mauvais camp. Un nouveau coup de vent, plus violent que le précédent, vint balayer définitivement la bannière de la Maison Durrandon qui s'envole pour s'écraser un peu plus loin, au milieu d'un champ de blé. J'avais pris pour habitude d'interpréter chaque vision comme un présage, je souhaitais que celle-ci n'en soi pas.
Dans ce pays de batailles, la survie est une lutte constante et je ne peux m'empêcher de me demander quelle sera notre prochaine étape, le prochain seigneur qui cherchera à s'offrir les services des légionnaires. Mais pour le moment, je dois me concentrer sur la tâche à accomplir, car dans ma réalité, l'hésitation peut faire la différence entre la vie et la mort.
Je me retourne et aperçois au loin les contours d'une imposante forteresse en bord de falaise, notre prochaine destination. Le sel de la mer transporté par les bourrasques de vent m'irrite les yeux et la gorge. De mon point de vue de tacticien, cette place forte semble difficilement prenable en cas de siège. Cette architecture ne m'est pour autant pas familière, ces courbes et sa structure ne ressemblent à aucune des bastions que j'ai pu visiter. À mesure que nous progressons vers notre objectif, une pensée s'installe dans mon esprit et ne me quittera pas avant notre arrivée. Sans réussir à me l'expliquais, j'avais la sensation que la célèbre forteresse d'Accalmie pourrait bien être notre dernière demeure.