An – 09

Le vent souffle, faisant voler mes cheveux dans un tourbillon indiscipliné, malgré les épingles et autres barrettes. Mais cela ne m’importe absolument pas pour le moment, quand bien même je sais que Mère ne sera pas très contente de cela.
J’essaie de me souvenir du nom et des particularités de la plante que mestre Gerrad me montre. Je ressers ma capeline autour de moi.
« Euh… de l’Uncaria ? » « Bien, et à quoi cela sert ? » J’enroule nerveusement une mèche autour de mon doigt, avant de me souvenir que Mère n’aime pas. Je relâche mes cheveux. « En tisane, contre les rhumatismes. Et en cataplasmes, pour les brûlures. »  Il me sourit, avant de faire quelques pas et de me désigner une nouvelle plante. Je m’arrête en voyant les fleurs blanches, presque en forme de boule. « De la Ciguë. De la grande ciguë. Elle provoque paralysie et des convulsions. Et le euh… sujet… meurt parce qu’il ne parvient plus à respirer. »  Il hoche la tête et me tend la main que je saisis. Il n’est pas très grand, moins grand que Père. « Vous vous débrouillez très bien jeune demoiselle. Je suis impressionné que vous parveniez à vous souvenir de tout ceci. » Je souris, d’autant plus heureuse que je n’ai pas l’habitude de retenir autant de choses. La concentration et moi, on n’est pas amies comme dit Père. Mais j’ai beaucoup travaillé, j’ai beaucoup lu et répété les noms et les usages de chaque plante. J’aime bien. C’est amusant. Et puis, je peux sortir du château sans risquer de me faire disputer. J’ai les gardes, donc Père ne s’inquiète pas, et j’apprends avec Mestre Gerrad, donc Mère est contente.
Et puis, de toute façon, elle est beaucoup occupée avec Lyanna. Elle est fatiguante Lyly, depuis qu’elle sait marcher, elle ne tient plus en place. Et puis Olyvar est jaloux parce que Mère ne s’occupe plus tout le temps de lui, mais il essaie de ne pas le montrer, mais moi, je le sais, parce qu’il vient souvent me demander ce que je fais. Alors je m’occupe de lui. Enfin, je lui dessine des animaux qu’il colorie, ou je lui montre des passages secrets que j’ai découverts. Mais pas tous ! Y en a c’est des secrets, même pour lui ! Je m’y perds parfois et je me fais gronder par Mère qui, affolée, me cherchait partout. Mais je ne lui dit pas où j’étais. Sinon, elle m’interdirait. Et puis, ce ne serait plus des secrets. Je ne mens pas vraiment, je ne dis juste pas exactement où je me trouvais.

An – 04

Cher journal,
J’ignore si c’est de cette façon-là que je suis supposée introduire mes confidences.
Drôle de journée pour débuter des écrits. Mais je n’ai personne à qui réellement confier tout cela.
Aujourd’hui, j’ai failli mourir. Ou pire, j’aime autant ne pas savoir. Aujourd’hui, j’ai rencontré la princesse. Et je ne sais lequel de ces événements m’a rendu le plus nerveuse. Et je ne sais lequel doit surpasser l’autre. Je devrais être effrayée et bouleversée. Et je le suis. Seulement, d’un autre côté, je suis tellement heureuse et excitée ! La princesse, elle est… Je ne trouve pas mes mots. Elle est tellement belle ! Et elle ne colle pas du tout à l’image que je me faisais d’une princesse. Mère dit qu’une Dame se doit d’être douce et aimable et gracieuse. Pourtant…
Mais je devrais commencer par le début, sinon tu ne comprendras rien !
Nous sommes en visite dans la famille Fell, pour le mariage de Tirius Felwood et Anabes Swann. Je me suis aventurée assez loin, jusque dans les Bois du Roi, avec mon escorte évidemment ! Mais la route était bloquée. Il y a eu des hommes, et Eddin est tombé de cheval… Tout s’est passé si vite ! Il avait une flèche en travers de la gorge et… Tylan m’a fait descendre de cheval, et s’est placé devant moi. Je ne sais pas combien ils étaient. Beaucoup. Trop. On ne les avait même pas vus. Ma petite escorte s’est faite rapidement submergée. Je ne sais pas s’ils avaient l’intention de demander une rançon, s’ils voulaient juste… Je ne sais pas. Et c’est tant mieux. Elle et sa garde sont arrivées comme par magie et je ne sais pas trop, cachée derrière Tylan, je ne voyais pas tout. Mais elle, je l’ai vu. Elle, c’est la princesse Argella Durrandon. Et je l’ai trouvé tellement magnifique. Impressionnante. Elle se battait avec une telle agilité, une telle force. Elle en a repoussé au moins deux. Je ne sais pas comment elle a fait. Elle s’est approchée de moi et m’a tendu la main. A moi, petite chose effarouchée et tremblotante. Quelle image ai-je dû donner ! Pourtant, elle a été gentille et souriante. Et m’a ramené elle-même au château, avec Tylan, m’assurant devant mes protestations que les dépouilles de mes gardes seraient ramenées chez eux. Nous avons parlé. Et sincèrement, j’aimerais lui ressembler. Etre aussi forte. Etre aussi sûre de moi. Oh, bien sûr, Mère est également forte et sûre d’elle, mais ce n’est pas pareil. Je ne veux pas être une jolie petite poupée de porcelaine. Je sais que je n’ai guère le choix. Mais je me demande si je veux réellement passer ma vie à être derrière un époux qui ne m’accordera ni attention, ni affection. Je sais que Mère n’est pas heureuse. Pas plus que Père d’ailleurs. Enfin, ils ne le sont pas ensemble. Est-ce à ça que ma vie va ressembler ?

An – 02

Je cesse de chantonner et tourne la tête. J’hésite un instant avant de sortir de ma cachette, et de me diriger vers la source des pleurs, vers Shella. Je l’observe un instant, tapie dans l’ombre, alors qu’elle tente de stopper et d’essuyer ses larmes. Ma main se crispe sur la colonne, et j’hésite un instant. Mère va encore me faire la leçon si elle apprend que je lui ai parlé. D’un autre côté, c’est sans doute déjà de sa faute si elle pleure. Mais je dois retrouver Olyvar pour ma leçon, enfin, ma leçon, c’est vite dit. Mais il m’apprend un peu. Au moins à tenir correctement une épée, et à porter quelques coups de base. Et je ne suis pas particulièrement douée soit. Mais il trouve amusant de m’apprendre quelque chose, et j’aime bien malgré tout, même si je ne me fais pas d’illusions. Mais si je suis en retard, il sera sans doute parti jouer avec ses amis, et nous avons déjà bien du mal à réussir à nous trouver sans éveiller l’attention.
Je m’approche en silence et m’assois à ses côtés. Elle ne sursaute pas, elle a dû m’apercevoir quand même. « Que s’est-il passé Sheila ? » Elle secoue la tête et se redresse, essayant de reprendre sa respiration. « Rien. Rien, ne t’inquiètes pas. Ce n’est rien. » Je la regarde en grimaçant. Ça n’a pas l’air d’être rien. « Je t’assure. J’ai juste besoin d’un petit moment pour me reprendre. » Elle me sourit faiblement. Elle a un an de moins que moi, et elle essaie de se montrer tellement plus forte que moi. En même temps, je ne suis pas certaine de l’être beaucoup. Il n’y a qu’à voir, je redoute toujours autant le courroux de Mère. Et je ne sais toujours pas comment me comporter avec Sheila. Elle est gentille. Vraiment. Mais Mère ne l’aime pas. Je comprends, après tout, ça ne fait que lui renvoyer l’infidélité de Père en plein visage à chaque fois qu’elle la croise. Mais Sheila n’y est pour rien, elle n’a rien demandé. Et elle est seule si souvent. Je passe mes bras autour d’elle et la ramène contre moi. Elle se raidit un instant, avant de se laisser aller. Qu’elle soit ma demi-sœur ou non ne change rien. On ne laisse pas une demoiselle pleurer seule. Je ne suis pas certaine que Mère l’entende ainsi et accepte mon raisonnement, mais c’est pourtant le cas. Quitte à ce que je loupe un moment avec Olyvar.

An – 01

Cher journal,
Je me suis encore fait attraper aujourd’hui. Septa Dasina, cette vieille bique, m’a renvoyé chez Père, non sans m’avoir vertement tancé. Est-ce de ma faute si le canevas est si barbant ? Est-ce de ma faute si elle m’oblige à en faire et à continuer alors que non seulement je n’aime pas ça, mais qu’en plus je n’y ai pas la moindre prédisposition ? Et j’ai juste voulu me réchauffer un peu devant le feu, il faisait si froid dans cette salle. Comment aurais-je pu prédire qu’une étincelle viendrait se poser sur mon ouvrage ? Comment aurais-je pu prévoir que cela s’enflammerait si rapidement ? Je ne pouvais pas ! Pas plus que je ne pouvais savoir que ça volait drôlement bien une broderie de ce style ! Qu’elle ait atterrit dans les robes d’une des demoiselles présentes était vraiment le comble de la malchance. Peut-être suis-je maudite. Et elles s’affolaient toutes. On aurait dit des poules. Je suis méchante, je ne devrais pas. Mais tu aurais vu leur tête ! Et quand je lui ai lancé un pichet d’eau à la tête parce que son fichu prenait feu à son tour ! J’ai dû me mordre la langue pour ne pas rire. Je tremblais en allant voir Père. Et quand il a renvoyer la septa, après qu’elle lui ait tout raconté, j’ai cru que j’allais défaillir. Mais tu sais quoi ? Il a ri. Il m’a disputé. Mais il a ri. Père a dit que je visais drôlement bien, et que mon époux avait intérêt à ne pas me mettre trop en colère. Cela m’a fait rire, avant de me terrifier. Je suis rapidement sortie de son bureau et me voici consignée dans ma chambre. Tant pis.
Mais… Je ne veux pas me marier. C’est absolument hors de question ! Ils sont tellement tristes et seuls. Et je me berce encore d’illusions, à me dire que mon mariage sera peut-être différent du leur. Je ne sais. Fut-un temps, je demandais monts et merveilles, une histoire comme dans les livres, remplie de suspense, de péripétie, et d’amour. Aujourd’hui, je veux juste… partager quelque chose avec mon mari. Ne pas juste être… une jument reproductrice. De l’affection, une complicité… quelque chose qui me permette de tenir. Je sais bien que je n’épouserais pas qui je veux… sauf si j’arrive à convaincre papa. J’espère.

An 0

Je me retiens de sautiller sur place en me regardant dans le miroir. Mère sourit à mes côtés, donnant des derniers conseils et indications à la couturière. Les robes sont toutes plus magnifiques les unes que les autres. Je n’ai jamais eu d’aussi jolies toilettes. Je sais que Mère a dépensé une somme folle pour tout ceci, et que Père ne dira rien parce que j’avais l’air bien trop heureuse. Et puis, il faut bien montrer au reste du monde que nous avons les moyens. Ou un truc du genre. « Ne bouge pas Ayana. » Je cesse de faire tourner les jupons et de gigoter sur place. La couturière finit de placer les dernières épingles. Dire que je vais devoir attendre qu’elles soient prêtes. Et de toute manière, je ne pourrais les mettre qu’une fois sur place. Mon enthousiasme retombe un peu. J’enlève précautionneusement la robe avant de me rhabiller. Ce n’est pas si grave, je les aurais même pour après. J’esquisse un salut et me sauve. J’ai faim. Je me dirige vers les cuisines, listant mentalement mes différentes nouvelles tenues. Je souris et entre en silence, piquant une grappe de raisins et quelques gâteaux sortant du four, avant de ressortir aussi vite. Je m’installe sur un banc à l’écart, posant mon butin à côté de moi, et entame un gâteau. Lyly est tellement excitée d’y aller. Et je crois qu’elle est encore plus heureuse que moi d’avoir de nouvelles tenues. Je soupire en silence. Je n’arrive pas à m’enlever cette angoisse sourde qui me ceint le cœur. Pourtant, tout ira bien. N’est-ce pas ?

An 0

Cher journal,
Tout va trop vite. Que ce soit autour de nous, ou dans ma propre vie. Les gens ne parlent que des festivités qui s’enchaînent à droite, à gauche. D’abord dans le Val, puis dans le Bief. Où nous sommes invités. Oui, j’ai hâte d’y aller. Dans un sens. Je sais que Mère et Père cherche chacun de leur côté le meilleur parti pour Olyvar et pour moi. Suis-je sotte de trouver cela effrayant ? Je ne connais rien, je ne suis presque jamais sortie de l’île, et je vais me retrouver marié avec un inconnu avant même de m’en rendre compte.
Et puis, toutes ces invitations, ces rassemblements… Je sais qu’il y a déjà des échauffourées ici et là. Suis-je la seule à m’en inquiéter ? À ne pas penser uniquement aux somptueux repas et divertissements ? Sans doute que non, mais personne n’en parle. J’ai essayé d’en discuter avec Mère, elle m’a répondu que je n’avais pas à m’inquiéter de tout ceci, que tout irait bien, qu’une demoiselle n’avait pas à se soucier de politique et que de toute manière je ne pourrais rien y faire, alors autant ne pas y songer. Je sais bien que je n’ai aucune connaissance en la matière, mais dois-je pour autant tout en ignorer et ne pas m’en préoccuper ? Je ne souhaite pas non plus avoir un rôle important, je ne saurais en être capable. Mais mon opinion et mes sentiments comptent-ils donc si peu aux yeux de tous ?