"Il suffit !", s'exclama brusquement Ser Perwyn Cossepois en reposant violemment sa coupe de vin sur l'immense table en bois au centre de la pièce.
Livia sursauta, surprise par l'intervention de son père. De nouveau, ses yeux s'emplirent de larme et elle dut se mordre la langue pour maintenir les sanglots qui lui serraient la gorge.
"Petite idiote ! Ne vois-tu pas l'immense honneur que nous accorde le seigneur de Torth ! Un chevalier non fieffé tel que moi n'aurait jamais eu l'impudence d'imaginer un tel mariage pour sa fille ! C'est une véritable reconnaissante pour notre famille ! ", déclara-t-il le visage grave.
La jeune femme ouvrit la bouche pour protester, mais les mots lui manquaient. Tous ses rêves, tous ses espoirs venaient d'être littéralement anéantis.
"Tu seras une vraie Lady ma chérie. N'as tu jamais rêvé de vivre dans un château, d'avoir des serviteurs et de porter de sublimes robes ?", intervint Mellara Cossepois en posant une main bienveillante sur le bras de sa fille.
"Non ! Ca c'est votre rêve mère, pas le mien ! Je ne veux pas épouser cet homme, je refuse de n'être qu'une jolie chose que l'on exhibe lors de dîner avant de la remettre sous clé !", répondit Livia en dégageant avec rage son bras de l'étreinte de sa mère.
"Pitié Père ! Au nom de l'amour que vous me portez, refusez l'offre du seigneur ! Pitié !", supplia-t-elle en se jetant à genoux au pied de son géniteur.
Un léger trouble sembla passer sur le visage de Perwyn Cossepois mais, très vite, ses traits se durcirent de nouveau.
"J'ai déjà accepté ! Tu épouseras Brant Torth que tu le veuilles ou non ! C'est un ordre !", trancha le vieux chevalier avant de tourner les talons et de quitter la pièce.
J-1 avant le mariage. Il n'y avait plus de temps à perdre pour la jeune Livia. Le vent s'engouffrait dans sa longue chevelure brune tandis qu'elle donnait un nouveau coup de talon sur le flanc de sa jument. Le cœur gros à l'idée d'abandonner pour toujours les somptueuses contrées qui l'avaient vu naître, la jeune femme gardait son regard rivé sur l'horizon et les eaux limpides qui valaient à cette terre le surnom d’île aux saphirs. Chaque foulée supplémentaire de son cheval semblait raviver le sentiment de liberté que les plans de son père avaient fait disparaître.
Peu à peu, Livia vit des mâts et des voiles se dessiner devant elle, lui indiquant qu'elle n'était plus qu'à quelques lieues d'un des ports secondaires de l'île. Un sourire éclaira alors son visage à l'idée de retrouver Jorhen, un jeune marin qu'elle rêvait secrètement d'épouser depuis sa plus tendre enfance.
Une petite demi-heure plus tard, la jeune femme posa le pied sur un quai bondé et malodorant. L'agitation ambiante lui permit de passer inaperçue malgré la tenue plus seigneuriale qui s'imposait à la future lady de Torth selon les dires des servantes du château. Livia ne mit pas longtemps à trouver «
L'huitre sauvage », l'un des plus imposant navire marchand qui avait récemment accosté sur l'île. Sans attendre elle se précipita sur le pont du bateau en serpentant entre les marins qui embarquaient de lourdes caisses de marchandise.
« Qu'est-ce que tu fais là ? »,demanda alors une voix derrière elle.
Livia sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Elle fit volte face et se jeta au cou d'un jeune garçon à peine plus âgé qu'elle.
« Emmène-moi avec toi ! », lui murmura-t-elle à l'oreille en se pressant de toutes ses forces contre lui.
« Qu'est-ce que tu racontes ? », s'enquit-il en l'invitant à se détacher de lui.
« Tu ne dois pas te marier avec le fils du seigneur demain ? », ajouta-t-il d'une voix plus basse en jetant de furtif coup d’œil autour d'eux.
En croisant le regard du jeune marin, Livia comprit immédiatement qu'il y avait un problème et en perdit son sourire.
« Si ! Mais tu sais très bien que je n'ai jamais voulu avoir ce genre de vie ! Laisses moi venir avec vous, je suis certaine que ton père sera d'accord, j'ai de quoi payer ! », déclara-t-elle en lui attrapant les mains.
« Non ! Je...Ce n'est... », bégaya le jeune homme en reculant de quelques pas.
« Ils me feront pendre pour ça ! Tu dois partir ! », réussit-il finalement à formuler, son visage ayant soudainement perdu toutes ses couleurs.
Livia eut l'impression d'avoir reçu un coup de poignard dans l'estomac. Elle resta coite de longues secondes, incrédule. Pour la seconde fois en quelques semaines, un être cher venait de la trahir, de l'abandonner à une vie misérable.
« Tu...Tu m'avais promis qu'un jour, nous partirions tous les deux à la découverte des cités libres... », souffla-t-elle naïvement tandis que ses yeux s'humidifiaient.
« Désolé... », lâcha-t-il à demi-mot avant de ramasser un sac de grain et de s'éloigner en direction des cales.
Livia eut brusquement l'impression que le sol se dérobait sous ses pieds. Sa tête se mit à tourner et elle dut se rattraper in extremis à une caisse en bois pour ne pas chuter. Le chagrin et le désespoir auraient dû lui dévorer les entrailles, mais ce fut finalement la colère et la haine qui commencèrent à se frayer un chemin jusqu'à son cœur. La dure réalité de la condition de femme la frappa de plein fouet et elle comprit à cet instant qu'elle ne pourrait dorénavant compter que sur elle-même.
Les années s'écoulèrent en renforçant sur leur passage la soif de vengeance de la jeune femme. Les parents de cette dernière furent les premiers à en subir les conséquences. En effet, une fois leur protecteur et seigneur de La Vesprée décédé, Livia les expulsa manu militari du château malgré les protestations peu virulentes de son époux. Afin de faire taire le courroux superficiel de Brant Torth, elle leur concéda une rente si ridicule que les Cossepois terminèrent tout de même leur vie dans la pauvreté.
Le second à subir les foudres de la lady de Torth fut Jorhen à qui elle n'avait jamais pardonné sa lâcheté. Quelques pièces d'or et la promesse de cales bien remplies, suffirent à convaincre des pirates d'attaquer «
L’huître sauvage » qui sombra au large de Braavos, ne laissant aucun survivant.
Le dernier sur sa liste n'était autre que son cher et tendre époux Brant Torth. Malheureusement, son titre de seigneur de l'île de Torth le rendait intouchable, du moins pour le moment...
Livia laissa son regard glisser sur la cour principale du château d'où s'élevaient des cris de joie et des rires d'enfant. Ayana, Olyvar, Lyanna et Duncan partageaient un moment de jeu, les deux aînés portant leurs cadets sur leurs épaules. Ils étaient sans aucun doute la seule chose positive qui était ressortie de son mariage avec Brant Torth, la seule chose qui lui réchauffait le cœur et arrivait à lui tirer un sourire sincère. Ses yeux se posèrent sur une autre jeune femme et une vague de colère la submergea. Shella ! Cette fille de putain, cette bâtarde qui avait selon elle jeter le déshonneur sur sa famille !
« J'aurais dû l'étouffer dans son berceau ! », murmura-t-elle entre ses dents serrées.
Soudain, la porte derrière elle s'ouvrit brusquement, laissant apparaître Brant Torth visiblement contrarié.
« Que manigances-tu encore femme ?! », s'exclama-t-il en faisant signe à la femme de chambre de les laisser seuls.
Cette dernière s’exécuta prestement et referma la porte derrière elle.
Livia toisa son époux puis se courba légèrement en signe de respect.
« Messire, j'attendais simplement votre retour... Comment se portent les putains d'Accalmie ? », répondit-elle avec un sourire rempli d'hypocrisie non dissimulée.
« Cesses de te jouer de moi, mes gens t'ont vu en grande conversation avec un émissaire de la maison Ouestrelin ! », tonna-t-il en lui saisissant durement le bras.
Livia sentit tous ses muscles se tendre. Ce simple contact la répugnait littéralement. Brant Torth n'avait pas un physique ingrat, il ne s'était pas non plus montré particulièrement violent avec elle, mais depuis le jour où il avait ramené sa bâtarde au château, sa simple présence lui était devenue insupportable.
« Je fais ce que visiblement, vous êtes incapable de faire ! Ayana est largement en âge de se marier et Olyvar le sera bientôt ! Quand vous déciderez vous enfin à prendre vos responsabilités en ce domaine ?! », lui rétorqua-t-elle en se dégageant violemment de son emprise.
La jeune femme entendit l'homme soupirer derrière elle tandis qu'elle s'éloignait pour se saisir d'une coupe de vin.
« J'y travaille ! », répondit-il d'une voix plus posée.
« Ah oui ? Première nouvelle ! Si votre stratégie consiste à attendre naïvement que le seigneur de l'orage offre la main de sa fille unique à Olyvar, c'est que vous êtes encore plus crédule que je ne le pensais ! », s'exclama-t-elle en laissant échapper un rire moqueur avant d'avaler une longue gorgée d'alcool.
« Je te conseille de tenir ta langue femme ! Je suis ton époux et ton seigneur, je ne tolérerais pas que tu t'adresses à moi de cette façon ! », tonna-t-il en serrant les poings.
« Alors agissez ! Trouvez à nos enfants de bons partis afin qu'ils n'aient pas à passer le reste de leur vie dans un minable château à attendre sagement les miettes que daigneront leur accorder les grands seigneurs ! Faîtes d'eux des personnes qui comptent en ce monde, c'est tout ce que je vous demande !», déclara-t-elle ses yeux brillants d'une volonté de fer.
"Et si vous en êtes incapable, je m'en chargerais moi-même !", pensa-t-elle secrètement, bien décidée à prendre les choses en main.