— Flashback •• An 1 Mois 9 Semaine 4
@Mina Swann

La Reine de l’Orage était furieuse et sa colère ne redescendait pas facilement. La colère ne la quittait pas depuis la tentative d’assassinat des enfants de Rhaenys et de Torrhen. Elle ne pouvait pas croire que cela soit arrivé dans son propre fief, à Accalmie, alors qu’elle avait ses hommes, en plus de la garde Demalyon des Braenaryon. Comment des tueurs déguisés en Septon avaient pu se glisser dans son château pour mettre à mal l’Empire et le Royaume de l’Orage ? Elle savait les répercussions de la perte des deux enfants aurait sur l’Empereur et l’Impératrice, et sur les personnes qui gravitaient autour d’eux. Ils tenaient à leurs progénitures comme aux prunelles de leurs yeux. Elle avait vu la douceur avec laquelle ils les lorgnaient, l’amour quand ils les tenaient dans le creux de leur bras, tout près du cœur. Quelle beauté. Pourquoi ressentait-elle cet inconfort alors ? Cette jalousie qui ne la quittait pas, ce désir d’être à leur place. Pourrait-elle un jour couver de ce regard un enfant de son propre sang ? Si elle n’en avait pas, il fallait qu’elle soit présente pour leurs enfants, et les protéger avec ardeur. Non pas les laisser passer au fil de l’épée des premiers révolutionnaires. La culpabilité qui l’enserrait ne faisait qu’attiser sa rage et son désir de vengeance, de justice.

Ils n’avaient pas eu leur justice. Ils avaient pourtant essayé de faire cracher le morceau aux quelques complices qu’ils avaient trouvé, usant de toutes sortes de tortures, bien décidés à ne pas laisser un tel acte de haine rester impuni. Bien qu’elle n’ait pas participé à cette cruauté, Argella avait suivi tout ceci avec attention. Elle s’y était employée, avec Torrhen, pour mettre la main sur le commanditaire de cet acte monstrueux. Ils n’y parvinrent pas entièrement. Tant de personnes auraient pu être l’instigateur d’un tel déferlement de haine. Quoi de plus aisé que de trancher la gorge de deux êtres innocents dans leur sommeil. Quel acte ignoble. Y repenser lui provoquait une irrépressible envie de hurler son indignation. Quoi qu’il en soit, ils avaient eu leur justice, d’une certaine manière. Les complices furent cloués encore vivants sur des croix de bois, devant le Corps de Garde, après une longue procession. Les pierres pleuvaient sur les affreux, mais ce châtiment ne semblait pas assez douloureux en conséquence du crime qu’ils commirent. Hissés aux yeux de tous, le peuple Orageois acclama la justice rendue. Mais cela changeait-il vraiment quelque chose ?

On avait attenté à la vie des héritiers de l’Empire chez elle, alors qu’Argella avait été nommée mīsio d’Aeden, le fils du couple impérial. Il n’en fallait pas plus pour que la Reine de l’Orage se sente personnellement attaquée par cette tentative d’assassinat. Attaquée dans sa régence et également sur sa place de protectrice. Humiliée chez elle, aux yeux de tous et surtout à ceux de Torrhen et de Rhaenys. Quelle affreuse culpabilité. Comment pourrait-elle jamais se faire pardonner de ne pas avoir pu prévoir une telle atrocité ? Elle n’avait pas été en mesure de protéger les enfants dans sa propre demeure. Tout ce qu’elle pouvait réaliser désormais, la chasse et la condamnation des complices, ne changeraient rien à son échec.

Un couvre-feu était désormais de vigueur dans la capitale Orageoise. Chacun y veillait au grain. Argella avait fait en sorte de multiplier les rondes autour du château, ordonnant à la Garde de lui amener quiconque avait l’air suspect qu’il soit habillé de haillons ou d’une côte de Septon, ou même portant les couleurs de l’Empire ou de l’Orage. Puisque le couteau pouvait venir de n’importe où ou de n’importe qui, elle devait faire preuve d’une vigilance accrue. La biche ne ferait pas à nouveau la même erreur. Il ne fallait pas que cela se reproduise. Jamais.

Alors que la soirée avançait sur Accalmie et que la lumière se faisait plus douce et tamisée à travers les fenêtres de la forteresse. Un léger vent venait frapper les gouttes de pluie contre le verre. Même la météo était plutôt clémente en cette fin de journée, et le silence s’abattait sur la batisse. Dans cette atmosphère en apparence calme, Argella fit mander Mina Swann. Sa colère restait particulièrement virulente, c’est pourquoi elle avait besoin d’avoir l’avis de la jeune femme en laquelle elle plaçait une grande confiance. Assez pour qu’elle puisse parler en son nom lors des conseils impériaux à Fort-Darion.

« — Lady Swann est arrivée, Majestée. » Argella hocha la tête, fit signe de la main qu’on la fasse entrer, sans desserrer la machoire.

Elle marchait comme un lion en cage quand on vint lui annoncer la présence de Lady Swann devant ses appartements. On lui avait apporté du vin et quelques fruits. L’une des oranges qu’on lui avait apportés avait déjà fini sur le pan d’un mur, qu’une servante s’employait à laver. L’odeur fraiche et acidulée de l’agrume flottait dans les appartements mais n’eut pas pour conséquence d’apaiser l’ire de la Reine tempétueuse. Elle était bien connue pour son impulsivité et ses colères. Son père aussi avait été ainsi, elle s’en souvenait comme s’il était encore là, comme s’il lui chuchotait à l’oreille qu’elle ne pouvait pas accepter un tel affront. Argella grinça des dents et inspira profondément quand la porte s’ébranla.

Alors que Mina Swann pénétrait dans la pièce, elle se tourna vivement vers la servante qui nettoyait les restes d’orange pulvérisée sur le mur. Elle ne parvenait pas à contrôler la férocité de sa voix mais qu’importe.

« — Sortez d’ici ! Je ne veux voir personne d’autre que Lady Swann. » Ordonna-t-elle d’une voix forte. Et la jeune femme ne se fit pas prier pour disparaitre le plus rapidement possible comme si elle craignait une attaque directe de la Reine.

Elle essaya de se faire immobile quand elle porta son attention vers la jeune femme qui était là et dont elle avait demandé la présence. Elle ne lui adressa aucun sourire, incapable de faire apparaitre quoi que ce soit d’autre sur son visage que de la crispation et de la colère.

« — Bonsoir Lady Swann. » Sa voix trahissait les remous qui vivaient toujours en elle. « Je m’excuse de vous avoir faire venir en soirée mais il fallait que je vous voie, après tout ce qu’il s’est passé aujourd’hui… Et ces derniers jours. » Elle fit quelques pas vers elle, réduisant la distance qui les séparait. « Comment cela a-t-il pu arriver ? » Elle alla droit au but, incapable de tourner autour du pot.

Était-ce la vie qui était cruelle où les gens la peuplant ?

Argella était furieuse et, alors que la jeune femme se présentait devant elle, la Reine avait recommencé à faire les cent pas. Elle n’avait que furtivement croisé le regard de Mina, trop préoccupée par ses propres sentiments pour contenir ses émotions. Elle n’était pas très forte à cela. Maintenir ses émotions pour qu’elles restent invisibles aux yeux de tous n’avait jamais été l’une des qualités des Durrandon. Peut-être en était-elle incapable car elle n’avait jamais vu son père cacher ce qu’il ressentait. Il avait été comme un livre ouvert. Un seul regard suffisait à savoir ce à quoi il pensait, les émotions qu’il ressentait. Et Argella était identique. Ses émotions étaient si fortes, si terrassantes, qu’elle était bien incapable de les garder enfouies.

« — Comment les enfants de l’Empereur et de l’Impératrice ont pu se retrouver en danger à ce point ? Nous sommes à Accalmie, pas dans n’importe quel petit château dénué de gardes ! C’est inadmissible que mes invités puissent courir un tel risque auprès de moi, auprès de mes soldats, dans MES murs. » Rumina-t-elle à voix haute. « Si cette jeune femme n’avait pas été présente, nous serions actuellement à leurs funérailles ! » Tonitrua-t-elle. « Et qu’auraient pensés Rhaenys et Torrhen s'ils avaient perdu leurs enfants, supposés sous ma protection ? » Qu’aurait pensé Rhaenys ? Elle lui en aurait voulu, c’était certain. Lui aurait-elle seulement un jour pardonné ? « Qui sont les monstres qui ont pu préparer un tel stratagème ? Et contre des enfants sans défense ? » Ses pas l’avaient ramené devant Mina.

Les âges des deux jeunes femmes étaient proches mais Argella la dominait de sa hauteur, se grandissant encore davantage tant son corps était tendu par la fureur qui parcourait ses muscles. Ses poings serrés, elle sentait à peine ses ongles rentrer dans la chair de ses paumes, sourdes à la douleur physique qu’elle s’infligeait.

C’est en posant son regard sur le visage de Mina quand celle-ci se redressa après l’avoir salué, qu’elle prit à nouveau conscience de la tragédie qui s’était déroulé dans la famille de la jeune femme. Quand elle croisa de nouveau le regard de Mina et qu’elle s’attarda dans les prunelles de la blonde, Argella prit conscience d’autre chose. Ses traits étaient tirés et ses yeux semblaient si fatigués et las. Il lui sembla qu’elle avait pleuré. Sa colère retomba brusquement.

Elle avait presque oublié le drame qui s’était déroulé dans la chambre réservée au couple impérial. La mort de l’aimée du frère de sa conseillère. Par son intervention héroïque, elle avait protégé les enfants là où la régente avait été bien incapable de le faire. C’était grâce à elle qu’ils vivaient encore. Qu’elle pouvait se lamenter de la défense du château au lieu de pleurer la perte des deux enfants qu’elle aurait dû être en mesure de protéger. Elle lui devait beaucoup. Comment avait-elle pu être aussi froide vis-à-vis de ce que Mina vivait ? Argella avala sa salive, fit un pas en arrière, grimaça douloureusement.

« — Mina… » Commença-t-elle, sa voix s’étant brusquement posée en un murmure, presque. « C’est de ma faute si l’épouse de votre frère n’est plus avec nous aujourd’hui. C’est de ma faute si elle ne peut plus prendre soin des enfants de Rhaenys et de Torrhen. Et c’est de ma faute si votre frère est endeuillé. »

Un long soupir s’échappa de sa bouche et la tension de ses épaules la quitta soudainement. D’un seul mouvement, Argella rejoignit son fauteuil dans lequel elle se laissa tomber lourdement.

« — Asseyez-vous avec moi, voulez-vous ? » Lui demanda-t-elle en levant le visage vers elle.

Elle ressentait la prudence de la jeune femme en face d’elle. Ou était-ce de la crainte ? Si Argella désirait être crainte de ces ennemis, elle ne voulait pas inspirer ces sentiments envers les siens, et encore moins ceux en qui elle éprouvait une grande confiance.

« — J’espère que vous me pardonnerez ma maladresse. J’ai eu si peur pour Aeden et Athynéa. Je n’aurai jamais pu me pardonner qu’il leur arrive quoi que ce soit… » Elle se pencha en avant, les coudes sur les cuisses. « Je sais que Torrhen ne m’en veut pas, il m’a rassuré, que ce n’était pas ma faute. Mais si, ça l’est. »

Argella était maladroite lorsqu’elle était face au chagrin. Elle privilégiait toujours l’action sur les lamentations, mais que pouvait-elle faire davantage désormais ?

Accalmie devait, comme le précisait son nom, représenter un abri au cœur de la tempête. La forteresse de l’Orage devait incarner le refuge pour faire face au vent et aux intempéries. Elle devait être le calme et la protection dans la tourmente. C’est ce qu’elle avait toujours représenter aux yeux de la biche. C’était à Accalmie qu’elle avait toujours ressenti un puissant sentiment de sécurité. Était-ce la raison pour laquelle sa colère était aussi féroce ? Parce qu’elle prenait conscience de la fragilité de son petit monde ? Il était absolument impensable que cet abri puisse prendre l’eau et qu’il ne s’ébranle comme il avait pu le faire au cours des dernières heures. Son refuge devait le rester. Pour elle et pour tous ceux qu’elle aimait.

Malgré la rage qui l’assourdissait, la Reine entendit la jeune femme qui lui énumérait, de cette façon si douce et posée, ce qui était certain. Ça l’était aux yeux de Mina tout autant qu’aux yeux d’Argella, mais la colère avait trop tendance à l’aveugler. Il lui fallait parfois quelqu’un pour l’aider à voir les évidences afin que toute cette rage soit contenue pour pouvoir réellement avancer. Maugréer dans son coin sans prendre de décision n’était pas une bonne chose à faire, prendre une décision trop hâtive sous un coup de sang non plus. Même si elle le savait, la raison avait parfois bien du mal à reprendre les rênes. Bien sûr, Mina avait raison. Il était certain que des traitres arpentaient les murs de son accalmie. Des serpents s’étaient glissés dans son refuge et mettaient à mal la sécurité de toutes les personnes auxquelles elle tenait. Ces serpents, elle devait leur couper la tête. Pas seulement les clouer sur une croix pour leur faire peur. Il fallait les éradiquer entièrement. Il ne devait pas en rester un seul. Car tant qu’il y en aurait un, il pourrait susurrer son venin aux oreilles du premier crédule venu et créer d’autres serpents pour alimenter ce circuit de terreur.

« — Nous devons débusquer les traitres au plus vite. Je ne pourrais pas fermer l’œil tant que je ne serais pas entièrement certaine que toutes les personnes présentes à Accalmie n’aient pas de mauvaises intentions. Que ce soit envers moi, ou envers quiconque. Personne ne devrait risquer sa vie dans mon château ! » La tête entre les mains, elle cherchait à se contenir. Cela ne servait à rien de gueuler à la face de n’importe qui. Mina n’y était pour rien. Et cela ne changerait pas ce qu’il s’était passé dans ses murs.

Mina avait raison, il fallait que chaque personne arpentant Accalmie soit remise en question. Et il fallait qu’elle le fasse au plus vite afin d’éviter que le poison ne se répande. Elle devait être certaine qu’Accalmie ne soit plus jamais un lieu d’insécurité. La Reine prit une grande inspiration qu’elle s’efforça de contenir autant qu’elle contenait ses pensées dévastatrices. Fatiguée et lasse, elle avait besoin de repos mais elle savait d’avance qu’elle ne fermerait pas l’œil de la nuit. Elle aurait eu bien besoin de trouver de quoi se détendre, s’abandonner un instant, mais elle n’en aurait pas le loisir.

Argella hocha lentement la tête sans pour autant la relever vers la jeune femme, le regard rivé sur le sol. Elle était honteuse de ne pas avoir pris conscience du drame qui s’était joué dans la famille de sa conseillère. Les mots de celle-ci furent réconfortants, calmes et assurés, mais le chagrin et l’amertume teintaient ses paroles. Elle ne répondit rien quand elle évoqua le deuil de son frère et releva doucement le nez quand elle la rejoignit finalement à ses côtés, son regard s’entêtant à fuir le sien.

« — Je sais que ce que vous dites est vrai mais cette forteresse est mon domaine et je ne peux pas supporter qu’il se passe des choses si affreuses ici. Sur un champ de bataille, d’accord. À Accalmie, non. Jamais Argilac n’aurait laissé passer une telle chose. » Trancha-t-elle d’une voix mélangeant la rancœur et la tristesse. « Je sais que cela ne changera rien au deuil de votre frère mais je ferais en sorte qu’il ne manque de rien. »

Elle tourna finalement son regard vers Mina, le visage crispé et les traits tirés par l’anxiété et la fatigue. Ses prunelles croisèrent les siennes, qu’elle soutint un moment sans rien dire de plus, comme si elle réfléchissait déjà à la suite. Finalement, elle attrapa la main de la jeune femme, la serra un instant puis la relâcha, soupirant une nouvelle fois.

« — Merci. » Les mots étaient lourds dans sa gorge. « De telles manœuvres, si fourbes… Cela ne peut être que le Bief. » Elle secoua lentement la tête. « Qui d’autres que Hightower pour s’attaquer à l’Empire en utilisant l’Orage ? Ils me détestent. » Cette pensée si soudaine sur le Bief et sur les sentiments qu’elle éprouvait à l’encontre de ce royaume voisin lui rappela ce qu’elle avait essayé d’oublier au cours de la dernière lune. La mort de Kevan Gardener. « Lui aussi, il l’a tué. » Murmura-t-elle, son regard désormais fixé dans le vide. Elle sentit ses yeux s’embuer et ses joues s’humidifier. Incapable de réprimer ce flot d’émotions qui venait l’étreindre à la volée.