Rowenna Durrandon a beau être la reine-mère de l’Orage, elle n’en demeure pas moins une dornienne dans l’âme ! Mahée a déjà eu l’opportunité de le remarquer par quelques remarques glissées ici et là, laissant entendre que la reine-mère a toujours l’esprit libre dornien, en matière de religion, en matière de philosophie, et… En matière de sexualité. Les rumeurs allant bon train dans les villes, il n’a pas fallu longtemps pour que Rowenna soit au courant de l’aparté entre le soldat de l’Empire et sa suivante naufragée. La dissection de cet aparté a occupé une bonne partie de la collation, la reine se divertissant de jeux de mots et nourrissant son imagination, parfois lubrique, mais surtout très fertile quant à l’avenir de cette relation naissante. Sans trop rien en penser, Mahée s’est simplement laissée aller à la fantaisie en compagnie de la souveraine, avec laquelle elle a passé un très bon moment. C’est, du reste, toujours le cas. La Allyrion entend souvent le caractère difficile duquel serait dotée la reine-mère, mais, jusqu’à présent, la née Noirmont n’a jamais montré que de la bienveillance et de l’égard la concernant, ce qui la pousse à défendre sa Majesté dès qu’elle le peut.

La collation terminée, Mahée a regagné ses appartements pour se changer pour le dîner à venir. Dans sa grande mansuétude, la reine-mère lui a prêté l’une de ses anciennes robes, d’une couleur lie de vin incomparable, la découpe du col est extrêmement flatteuse pour la poitrine. La coupe est simple, ajustée sans être vulgaire, et ce qui fait son charme, c’est un joli surplus de tissu qui peut aussi bien retomber sur les épaules comme une capeline ou faire office de capuche. Cette capuche, elle l’a sur sa tête descendant les rues d’Accalmie, presque vides à cette heure. Le son de son pas sur les pavés stresse quelque peu la dornienne, qui ne passe pas assez inaperçue à son goût. Quand une silhouette sort de l’ombre d’un coin de rue pour lui barrer la route, elle s’arrête, à bonne distance, et dévie de son chemin dans l’ambition de contourner l’inconnu, qui, lui, s’approche d’elle. A son corps défendant, refusant de céder du terrain et de lui laisser voir qu’elle est morte de trouille, la dornienne s’immobilise. « B’soir m’Lady, vous auriez pas une petite pièce pour le vieux Will ? » Ah, donc l’inconnu veut de la monnaie. Mahée affiche un air contrit, difficilement visible dans la pénombre ambiante, uniquement dissipée par les quelques lampes à huile disposées le long des murs à intervalles réguliers. « Je regrette monsieur, je n’ai rien sur moi… » L’homme avance, il traîne une patte. « Une demoiselle aussi bien habillée que vous n’aurait pas même une petite pièce ? Pourquoi mentir au vieux Sam… ? » L’oppression gagne la dornienne, qui esquive un mouvement de recul, incapable de résister cette fois. Elle ignore si cet homme va finir par se montrer agressif ou non, et si elle va devoir partir en courant ou non. Se battre n’est évidemment pas une option.

Sur le point de prendre ses jambes à son cou, c’est un véritable soulagement pour Mahée de voir la silhouette, puis le visage, de Gawain se dessiner dans le dos du vieux Sam, avec une introduction aussi chevaleresque qu’attentionnée, et la dornienne le remercie intérieurement mille fois de cela, dans l’attente de pouvoir le faire verbalement. Se renfermant volontiers dans son rôle de femme à secourir, Mahée laisse le chevalier gérer le vieux Sam, qu’elle contourne, pour aller sagement se réfugier derrière Gawain, hors d’atteinte. Le départ de l’homme, finalement, chasse le stress mais pas l’angoisse. La jeune femme frémit encore quand le soldat impérial lui prend sa main, et elle se surprend à serrer ses doigts bien plus qu’elle ne le devrait. « Et bien… » Elle bafouille un peu en répondant au trait d’humour de Gawain. « Je ne m’attendais pas à ce qu’elles prennent cette forme, mais effectivement, vos bonnes manières sont très bienvenues… » Se forçant à reprendre son sang froid, elle reprend après un bref silence. « Je vous remercie d’être intervenu, Ser. » Et, cherchant à faire elle aussi un peu d’humour, elle ajoute. « Mais c’était normal vu que c’est votre invitation qui m’a mise dans cette situation… » Large sourire aux lèvres, elle le taquine. « Alors… Où allons-nous ? »

Si le début de cette soirée s’avère quelque peu… Rocambolesque, il n’est pas dit que le reste de la nuit sera du même acabit. En effet, sitôt la situation du badaud trop envahissant réglée, le ton badin et comique utilisé plus tôt dans la journée refait surface. Comme ils l’avaient laissé, le petit jeu d’échanges au léger piquant comique reprend, ce qui place Mahée dans une configuration familière qui la rassure. « Oui, je vous remercie. » Elle répète, avec un sourire assuré aux lèvres, prête à se montrer insolente et à titiller le chevalier à nouveau, quand elle se laisse surprendre par les mots choisis par lui, et par un regard qu’elle a l’impression de sentir sur sa poitrine… La dornienne se méprend-elle ? Serait-elle gênée si c’était une telle attention qui lui était portée par le Sombryndor ?

Un instant, la femme des sables s’enferme dans ses pensées pour mesurer ses sentiments, et, pour la première fois, elle pose sur Gawain un regard de femme, le regard d’une femme qui essaie de déterminer si elle est attirée ou non, si la perspective d’une étreinte avec cet homme pourrait la séduire… Ou non. Nier à Gawain une belle allure et du charisme serait manquer de justice. Le Sombryndor est séduisant, en plus d’être galant et attentionné. Mais peut-il lui être agréable toute une soirée ? Et puis… Et puis, il y a tellement de temps qu’elle est étrangère aux choses de l’amour, qu’on ne l’a plus courtisée… Elle doutait même qu’on puisse de nouveau la courtiser un jour, puisque sa maison lui appartient, ne promettant à un éventuel futur mari qu’un rôle de consort dans la gestion d’une maison dornienne… Peu glorieux, trop peu glorieux, pour beaucoup. Peut-être pas pour un soldat ? Se peut-il que Gawain soit intéressé par son titre, l’idée d’être Lord de quelque chose ? Peut-être aussi se fourvoie-t-elle totalement et Gawain souhaite-t-il que les choses demeurent totalement platoniques !

Elle ignore pourquoi, mais Mahée choisit d’ignorer ses élucubrations fantasques pour l’instant. Jusqu’ici, Gawain s’est montré charmant, avenant et intéressant. Elle refuse catégoriquement de lui imposer une compagnie inquisitoriale sur une simple conjecture défavorable, aussi est-elle finalement libre de s’émerveiller devant le lieu choisi par le soldat pour leur dîner. « C’est absolument parfait ! Quel bel endroit ! » Elle s’enthousiasme en toute discrétion, les yeux brillants de plaisir. C’est sans se faire prier qu’elle rejoint leur table et remercie d’un sourire son galant du soir pour s’occuper de la chaise sur laquelle elle s’assied. Le décor et la vue la séduisent, et cela se voit au premier coup d’œil. Coudes sur la tables, doigts aux anneaux dorés calmement enlacés sous son menton, elle a pris le temps d’examiner rigoureusement leur environnement, et n’y a jamais trouvé que des détails de charme. Quant à la vue, l’expression du visage de la dornienne se perd dans la contemplation chaque fois que ses yeux se posent dessus. Elle ne mentait pas lorsqu’elle s’est exclamer trouver l’endroit parfait.

Tirée de sa rêverie par la question de Gawain, Mahée laisse s’épanouir un sourire amusé sur ses lèvres. « Non, le balcon de sa majesté la reine-mère est plus haut, donc je vois les choses en plus petit d’ordinaire… » Elle le taquine, mais il est celui à avoir tendu le bâton pour se faire battre ! Cela étant, même si ses mots le suggèrent, il n’y a rien de condescendant ou de méprisant dans le ton de Mahée, seulement de l’amusement face à ce changement de perspective. L’annonce des plats à venir obtient un hochement de tête poliment intéressé, mais sans plus. Gawain n’y est pour rien, bien sûr, mais la dornienne a trouvé, depuis son arrivée, les plats orageois horriblement fades, très insipides. Elle, habituée au sucré salé ou aux explosions de saveurs liées aux épices a tendance à subir la nourriture orageoise, mais n’importe ! Le contenu de l’assiette n’est pas l’important, du moins, est moins important que la compagnie avec laquelle elle la partage. « Du coup, oui, nouvelle question… Que mangez-vous au château pour que des salades composées vous changent ? De la viande en quantité ? J’imagine qu’il faut au moins cela pour nourrir un homme de votre carrure… » Un discret petit compliment, glissé à la va-vite, sera peut-être ce qui permettra à Mahée de savoir si Gawain pourrait être intéressé par elle ou non… Si la déesse de Lys le veut !

Extirpée est véritablement le mot juste, songe Mahée, avec quelle prudence elle a pu s’aventurer en dehors des murs du château. C’est que, la couleur de sa peau l’ostracise, même si la frontière avec Dorne est parfois si ténue qu’on ne peut empêcher l’apparition de mulâtres, fruits de mariages entre orageois et dorniens. Ils n’en demeurent pas moins plus clairs, et trop peu nombreux pour lui offrir un bouclier suffisant face aux regards curieux, voire le plus souvent méfiants, des gens de la capitale. Se faire inviter à dîner dans ces circonstances l’a profondément surprise, Mahée croyant dur comme fer que personne, hors mise sa Grâce Rowenna Durrandon, de par ses propres origines, ne serait prêt à frayer avec une dornienne. C’est que, les deux royaumes se sont souvent affrontés dans les Montagnes Rouges, et, sans le Bief, l’Orage serait la première menace à peser sur la Principauté. Tout cela ne peut quitter l’esprit de la Allyrion, qui croit, à tort manifestement, qu’il en va de même pour l’Impérial Peyredragonien. Refusant de lui mettre ses propres idées en tête s’il n’y pense pas de lui-même, Mahée se contente donc de sourire, ses pommettes rosissant discrètement, à sa remarque, mais sans répondre quoique ce soit. A la place, elle préfère changer de sujet et aborder la diète nécessaire à l’entretient d’une carrure comme celle du soldat. Délicate et féminine, élevée ainsi, elle ne peut se jeter sur la nourriture à son instar, et commence plutôt à la picorer.

A entendre Gawain, son régime alimentaire ne diffère en rien de sien ou de celui de n’importe qui, pourtant, pour que d’un côté il obtienne ce résultat et elle, de son propre côté le sien, il doit y avoir une différence. Les quantités, peut-être ? Sur le point de poser une nouvelle question, effectivement ignorante quant à la stature du chevalier, Mahée se laisse surprendre par la main que lui tend celui-ci. Après un bref regard interrogateur, elle la prend, sans méfiance. La jeune femme a accepté, en acceptant ce dîner, de se soumettre à toutes les excentricités que lui imposerait le Peyredragonien à l’esprit léger et au si beau sens de l’humour. Elle a accepté ce dîner pour profiter un peu plus longtemps de ses facéties, aussi, c’est avec un petit sourire de curiosité qu’elle quitte son siège pour le suivre dans cet escalier, duquel elle n’aurait jamais deviné la présence ! Elle manque, maladroite, de glisser plusieurs fois. Chaque fois, la prise de Gawain autant que la place qu’il prend dans l’étroit colimaçon l’empêche de dévaler les marches. Le paysage, à l’arrivée, la séduit immédiatement. A leurs pieds, les vagues viennent se briser, les éclaboussant à peine de ses embruns, avec un discret bruit de tonnerre. Plus loin, la mer est calme et ils peuvent voir flotter quelques bâtiments éclairés à la lanterne ou lampe à huile. Pour qui a toujours vécu dans le désert, ce spectacle est saisissant.

Toute absorbée par la vue dès que ses yeux se sont posés sur elle, Mahée ne réalise pas immédiatement la proximité qui s’est installée entre le chevalier et elle. Ce n’est que la prise de parole de Gawain, et la sensation de lui tout contre son dos qui finit par l’interpeller. La voix du chevalier est douce, et ses mots font sourire Mahée, qui lui est reconnaissante de dissiper, de la plus jolie façon qui soit, les doutes qui l’étreignaient jusqu’à présent. A l’entendre, elle lui plaît, et force est de constater qu’il lui plaît aussi. Depuis leur rencontre, certes du matin mais tout de même, il n’a montré qu’égards, gentillesse et esprit à son encontre. Il est beaucoup trop tôt pour que la dornienne se sente éprise, mais, séduite, c’est certain, plus encore maintenant qu’elle sait qu’elle y est autorisée, puisque Gawain avoue de lui-même l’être également. Avant de répondre quoique ce soit, Mahée a une pensée pour la reine mère qui lui conseillerait sans nul doute de croquer dans ce si beau fruit qui s’offre à elle de lui-même, mais la dornienne n’a guère besoin du conseil de son aînée pour savoir ce dont elle a envie. Le fait est qu’elle n’a plus été courtisée depuis… Elle ne se souvient même plus quand, et que la forme douce qu’a choisi d’adopter le chevalier lui a parfaitement convenu. Après un long silence, Mahée accepte de détourner les yeux de la baie pour faire face au chevalier, vers lequel elle lève le noir de ses yeux. « Oui, vous pouvez. » Elle répond, très simplement, avant de glisser une main délicate dans sa nuque et de se hisser sur la pointe des pieds pour venir cueillir, toute aussi délicate, les lèvres du beau chevalier.