Le soleil se couche sur Fort Darion. allongé dans mon lit, je ferme les yeux…

Je suis réveillé par les rayons du soleil, découvrant à la lumière un paysage familier, et pourtant énigmatique. J’en reconnais les grandes lignes, les pierres, les murailles de Winterfell. Le sol recouvert de neige, de buissons dont les branches nues viennent vous griffer les mollets si vous ne faites pas attention. la source chaude, dont les limites brumeuses se fondent aux décors… et l’arbre coeur, le grand baral, dont le feuillage rouge semble couvrir tout le ciel, tandis que son tronc pleure, pleure des larmes de sang. Et pourtant, ces paysages si familiers me semblent si lointains, presque étrangers. Ces pierres, que j’ai connues toute ma vie, me paraissent comme inconnues.

J’avance vers l’arbre cœur, et à chaque pas, la distance à parcourir semble plus importante. Et à chaque pas les murs paraissent plus hauts. Et à chaque pas, l’arbre cœur se fait plus massif. J’ai 4 ans, le bois sacré me paraît soudainement immense. Il y a du monde autour de moi, des silhouettes noir, gigantesque et sans visage, immobiles sous la neige. Je sens quelqu’un prendre ma petite main dans la sienne. Jeyne peut-être? je suis incapable de le dire, le regard embrumé de larme. des larmes, et une douleur sourde dans la poitrine, une douleur qui ne m’a jamais vraiment quitté depuis… J’entend une voix, faible, presque étranglée, dire des mots dont je ne comprends pas le sens. Mais j’en comprends très bien la teneur. Cette longue plainte… Je sens que j'étouffe. je me débat en gémissant, cherchant à m’extirper de l’étreinte de cette main qui cherche à me retenir. Je me mets à courir, sans regarder devant moi, bousculant les ombres.

Au fur et à mesure de ma course, les pierres de Winterfell laissent leur place aux plaines du Bois Aux Loups. Ou plutôt ce qu’il en reste. J'ai 12 ans, et je viens de connaître ma première bataille. Alors que je m’adosse à l’arbre cœur pour reprendre mon souffle, je regarde le charnier qui s’étend à perte de vue. J’avance, comme toujours. J’avance, les pieds nus, déambulant hagards parmi les cadavres et les croix, au son des cris des blessés qui résonnent. Certains corps ne sont que des masses noires et rouges, à peine humaines, alors que d’autres ont des visages malheureusement connus…

et alors que je lève la tête vers les arbres en forme de croix, j’entend le sifflement caractéristique d’un carreau d’arbalète passer à côté de mon oreille.

“BOWEN!”

J’ai 14 ans, et je viens de perdre un de mes frères.

Bowen est allongé, immobile au pied de l’arbre cœur. une mare de sang commence à se former autour de lui. sans même réfléchir, je reprends ma course effrénée pour tenter de le rejoindre. Il n’est pas trop tard, par les dieux, faites qu’il ne soit pas trop tard ! Alors que je reviens sur mes pas, je trébuches sur les côtes cahoteuses de Longue Soeur et sur les corps de mes frères d’armes tombés. je tombe, et me relève pour mieux courir. Encore, et encore, et encore. Je n’ai plus de souffle, plus rien, mais je cours.

J’arrive à l’arbre cœur.

Il n’y est plus.

Il n’y a plus rien.

Rien que le sol du bois sacré de Winterfell… et une épée, ornée d’une tête de loups sculpté sur le pommeau.

pris d’une rage aveugle, je saisi la fusée de l’arme. Elle est tellement lourde que j’arrive à peine à la soulever. je regarde l’arbre coeur, les yeux emplis de larmes de colère, je dévisage ce sordide visage, qui a hanté mes cauchemars toutes ces années. Balançant cette épée si lourde par-dessus mon épaule, je frappe.

Un coup, deux coups, trois coups…
Je frappe.
Encore.
Et encore.
Et encore.
Et encore.
Jusqu’à ce que mes bras ne puissent plus porter l’épée.

Je m'effondre au pied de l’arbre cœur, à genoux. Je regarde le visage du dieu, toujours intact, ses yeux d’ambre rouge toujours imperturbables…

J’éclate en sanglots. Pourquoi? Ce visage grimaçant refuse de me donner la moindre réponse, tandis que mon cœur, meurtri par toutes ces années, semble voler en mille éclats dont je ne parviens plus à recoller les morceaux.

Serrant mes mains contre ma poitrine, comme pour tenter de retenir les fragments de mon cœur, je sens une présence, une chaleur presque. Je lève difficilement la tête, et vois son visage. le souffle court, je parviens à peine à articuler…

“Mère…”

Je reste interdit, immobile devant cette présence, comme subjugué par cette vision. Ce visage, cette voix que j’ai attendu, que je ne pensais jamais plus entendre, mais que j’ai attendu malgré tout, pendant tant d'années avant de l’entendre à nouveau. Mon corps, telle les pierres de Winterfell, me parait comme rigide, incapable de faire le moindre mouvement, incapable de faire quoi que ce soit. Même penser serait presque douloureux, même respirer me paraît totalement hors de portée. je ne sens que les larmes qui continuent de couler sur mes joues.


Elle est là.

Elle s’approche, se baisse pour être à ma hauteur, avant de me prendre dans ses bras. Je sens sa chaleur se répandre en moi, libérant petit à petit mes membres figés, leur redonnant vie. Je répond alors par ma propre étreinte, la serrant aussi fort que je le peux, comme pour l’empêcher de partir à nouveau. Pour empêcher qu’on me la reprenne une fois encore…  

“ Mère… Je... ”

Je sent les larmes monter une fois encore, alors qu’une nouvelle vague d'émotions me submerge. joie, colère, peine, douleur. Tout se mélange comme autant de rivières qui forment un fleuve avant de se jeter dans l’océan. un Océan de larme auquel je ne parviens pas à mettre un terme. Mais ai-je vraiment envie d’y mettre un terme ? Sous la coquille, sous la carapace, est-ce que cette douleur n’est pas la dernière chose qui me fait tenir ? La dernière chose qui me permet de me sentir en vie… Tant que j’ai mal, alors je vis. Sans ça, que reste-t-il, à part le vide, ce vide si menaçant, qui a suivi la mort de Bowen. Après plusieurs minutes, je me redresse, et essuie mes yeux d’un revers de la manche. Je prends une grande inspiration, non sans peine, avant de reprendre.

“ Je ne devrais pas pleurer… Je ne peux pas… Ils comptent sur moi… Je... ”

Je regarde son visage, comme si je le découvrais pour la première fois. Est-ce vraiment à celà qu’elle ressemblait ? Les derniers souvenirs que j’en ai, ce sont les portraits… Je retrouve dans ses traits le visage de Jeyne, et un peu de Jon aussi… Est-ce ainsi qu’elle était, où n’est-ce là qu’un tour de mon esprit, composant avec les morceaux d’une mémoire qui s'effrite petit à petit. Et pourtant… Tout à l’air si réel… Comment cette chaleur pourrait être feinte.  

“ C’est un rêve, n’est-ce pas ? ”

Et pourtant, pourtant, je continue de la serrer dans mes bras, pour qu’elle ne puisse pas s’évanouir dans la nuit, comme elle l’a déjà fait. Qu’importe si c’est une illusion, qu’importe si elle n’est pas réelle. Qu’importe… Elle est là… Si c’est un rêve, alors soit. Qu’importe, tant que je peux sentir sa chaleur et entendre sa voix, juste quelques minutes de plus.  Qu’importe si je ne me réveille pas…

“ Qu’importe ”

“Si ce sont les dieux qui vous envoient, peut-être pourraient-ils m’expliquer pourquoi ils me retirent un à un tous ceux qui me sont proches. Bowen, Maedalyn, Oncle Bran, vous…”

Je me redresse, quittant l’étreinte de Mère pour rejoindre l’arbre cœur et son visage tordu. Les dieux hein? Je doute que les dieux aient un quelconque rôle à jouer dans cette histoire. Je ne pense pas qu’ils s’immiscent dans les histoires de hommes. ils sont là, tout puissant, à gérer les histoires du monde, des choses qui nous dépassent. Nous, nous sommes insignifiant pour eux. Et quand bien même, je doute d’avoir fait quoi que ce soit qui pourrait me valoir ce genre d’interventions… je reprend d’une voix étouffée.

“Est-ce que ce cauchemar cessera un jour?”

Et surtout, qu’est-ce qui leur fait croire que j’attend la moindre chose de leur part?

Mon poing part tout seul, tentant à nouveau d'égratigner le visage de l’idole, toujours sans succès. je ressens la douleur jusque dans mon bras cassé, ou plutôt à travers ce bras qui normalement est cassé, puisque dans ce monde onirique, il est en parfait état. Je me retourne vers Mère, et m’adosse contre le grand arbre. Je comprends mieux ce qui se passe en moi. Ce que j’ai pris pour de l’apathie, ce vide à la mort de Bowen n’en était pas un….

“Il ne se passe pas une nuit sans que je revois Bowen s'effondrer devant moi, sans que j’entende ce carreau d’arbalète siffle. il ne se passe pas une journée sans que je ne craigne de recevoir un corbeau m’indiquant que Jon est tombé au combat, que Père ou Jeyne ont perdu la vie…Khayley est quelque part, peut-être chez l’ennemis…”

C’était de la colère. une colère sourde, aveugle, consumant tout sur mon passage et ne laissant qu’une terre brûlée. Une colère contre lui, qui m’a laissé seul, une colère contre les dieux qui ont laissé faire. Une colère contre l’univers entier, contre tout le monde…

“On me parle de mariage, d’un avenir que l'on est en train d’écrire. Mais quel avenir peut-on construire sur des tombes ?”

Et surtout une colère contre moi-même. De ne pas avoir pu faire quoi que ce soit ce jour-là… Pour ne pas avoir su quoi faire. J’étais son ami, et je n’ai pas pu le protéger.

J’ai échoué…

“Est-ce que… c’est moi? Est-ce que c'est à cause de moi ?”

Une colère sourde s’empare de moi alors que Mère me dit que je n’aurais rien pu faire. je sent ma mâchoire se crisper, et mes points se serrer face face à ces mots, que j’entends depuis maintenant plusieurs jours, face à cette réalité que je refuse d’entendre. Alors que je reprend la parole, que les mots sortent de ma bouche presque malgré moi, j’entends ma voix tressaillir.

“Je ne sais pas si j’aurais pu… mais j’aurais dû… j’aurais dû au moins essayer… Je savais qu’il avait mal, qu’il pleurait encore la perte de son épouse. J’aurais dû… j’aurais dû…”

Mon ton de voix se fait plus faible à chaque énumération

“J’aurais dû…. j’aurais dû…”

Je sent les larmes monter une fois de plus. j’ai l’impression d’avoir versé des torrents de larmes, en si peu de temps. Des larmes de tristesses, des larmes de colère, mais pas une seule larme de joie. Et j’ai l’impression que plus rien ne les empêches de couler à présent, comme si mes dernières défense, mes derniers remparts venaient de s’effriter, de s'éffondrer irrémédiablement. Et alors que je pense que cette rivière de larme s’est définitivement asséchée, et qu’il ne reste plus aucune larme à verser, les Dieux semblent se faire un malin plaisir à trouver une nouvelle source…  

Je conclus d’une voie à peine audible, étouffé par un sanglot. 

“C’est encore pire de savoir que je n’aurais rien pu faire…”

Oui, c’est encore pire… tant qu’il y a quelque chose à faire, quelqu’un à blâmer, je peux encore rediriger cette peine et cette colère. même si c’est contre moi-même. Tout vaux mieux que ce rien, que cette absence de coupable qui me prive, quelque part, d’un exutoire. Je retourne auprès de Mère, cherchant à nouveau son étreinte, tandis que mes larmes sont devenues plus silencieuses. 

“Je… je ne sais pas si je vais pouvoir tenir encore longtemps… Je ne sais pas si j’en ai la force…”

Je ne suis pas Jon, Je ne suis pas Père. j’ignore comment ils parviennent à tenir le coup, à résister et à avancer, alors que je reste coincé dans le passé. un passé douloureux, irrémédiable. Je sens que je n’ai pas fait mon deuil, même après toutes ces années. Et chaque nouveau mort, chaque nouveau corps n’est qu’un énième rappel de cette douleur qui ne m’a jamais vraiment quitté. Mon cœur a vif n’a jamais vraiment guéris, et toutes les murailles que j’ai pu dresser autour n’ont fait que masquer ce qu’il y a derrières. Mais on ne construit rien de solides sur des fondations de sable.  

Mère me met une pichenette, sans doute pour me faire reprendre mes esprits. Elle insiste sur le fait que je ne suis pas responsables, que les responsables sont nos ennemis. Je sent mon visage se fermer, devenir plus dur. Je ne suis pas sûr que c’est ce que je voulais entendre… Car au fond de moi, je le sais… Je sais que ce sont nos ennemis les responsables… que c’est la guerre la responsable… Tout ça, je le sais, je le savais avant de prendre les armes. Que le champs de bataille est cruel, et que l’on peut tout perdre l’espace d’un instant. Je l’ai toujours sû… Mais le savoir ne fait pas taire la douleur.  

"que dois-je faire alors ? Tuer tous nos ennemis jusqu’à ce qu’il n’y en ai plus ? Laisser une terre brulée et des ruines ?”

Soudain, un rictus déforme mes lèvres. Et si c’était ça la solution ? C’est bien ce que Père a fait pendant des dizaines d’années, à guerroyer sans cesse, à dresser des croix sur les champs de bataille. À mettre le feu à sa propre famille ? Qu’est-ce que cette guerre contre le Noir, puis les puissance centrale ? Si ce n’est une énième tentative de semer feu et ruine ? Est-ce comme ça qu’il parvient à faire taire la douleur ?  Peut-être, après tout.

"Pourquoi pas après tout… Mettons le Val à feu et à sang. Faisons payer à son roi le prix de la trahison”

Je me retourne, et fait dos à mère. Le sourire sur mon visage s’éteint, laissant un regard las, fatigué. Non… ça ne marcheras pas… Peut-être cette exutoire fonctionne pour Père, peut-être pas. Qu’en sais-je… Mais au fond de moi, je sais que ce n’est pas ce que je veux… Je ne veux pas être un destructeur…

"La vérité… C’est que ça ne le ramènera pas… ça ne ramènera personne”

Je sent Mère me serrer dans ses bras, me rapprochant d’elle. Je l’entend me dire que tout va bien se passer, que je ne suis pas responsable. Et pour la première fois, j’ai l’impression que ces mots m’atteignent. Je regarde mes mains, comme pour y chercher quelque chose, une trace, une marque, du sang… Oui… Je ne suis pas responsable… et me flageller ne résoudra rien… je dois avancer… Mais je ne m’en sent pas capable…

Comment avancer quand on est brisé ?


"Mais je ne sais pas… Comment aller de l’avant… ”

Je commence, non sans mal, à me calmer, apaisé enfin par l'étreinte de Mère. Et alors que je baisse enfin ma garde, tout ce qu’elle a pu me dire refait surface. Tout ce qui a été entendu, mais caché par la tristesse et la colère ressurgit. Je ne réponds pas tout de suite, me contentant d’un hochement de tête fatigué lorsqu’elle me demande si elle a pu un tant soit peu soulager ma douleur. Oui, elle a réussi, même si j’ai la tête suffisamment épaisse pour qu’il faille y taper plusieurs fois pour que ça rentre, un héritage paternel sans doute. Mais maintenant la colère est soulagée, présente, mais moins violente. Maintenant la peine domptée, toujours là, mais moins envahissante.

Et je comprends.

Je comprends pourquoi elle est là. Est-ce que ce sont les dieux qui l’ont envoyé ? N’est-elle qu’une illusion créée par mon cœur endolori ? Qu’importe. Elle est là, car j'ai besoin d’elle, car j’ai besoin de faire mon deuil. Pas seulement pour Bowen, ni pour Maedalyn ou pour Oncle Bran. Mais pour elle, et pour moi… Pour moi qui suis resté, pour moi qui suis encore là. Pour pouvoir avancer, pour faire ce pas en avant, enfin. Je pourrais dire ce que je veux, faire ce que je veux. Je pourrais prétendre avoir grandi, avoir ma place dans la famille Stark, en tant que Prince du Nord… Tant que je n’aurais pas fait la paix avec cette douleur, avec cette peur, alors ce ne sera que du vent, un jeu de dupes où je serais toujours le seul à perdre. Et surtout, je dois faire la paix avec moi-même.

"Oui… Je crois… "

Je sens à ce moment son étreinte se faire moins présente, puis se dissiper. Je me retourne.

" Mère !"

Elle n’est plus là, partie dans un courant d’air, comme elle était apparue. Une apparition fugace, éphémère. Mais pouvait-il en être autrement? Probablement pas. Je devrais me contenter de ce que les dieux et les rêves peuvent m’offrir, tandis que son visage rejoint les replis brumeux de ma mémoire. Je regarde autour de moi, et à son tour, le paysage se dissipe, le Bois Sacré se pare d’un brouillard impénétrable, tel un épais manteau de neige. Bientôt, il ne reste plus rien que ce brouillard. Évanouies le barral et son visage grimaçant, disparus les murs de pierre rassurants. Un rayon de lumière se dessine dans cette masse blanchâtre, s’élevant petit à petit dans ce ciel inexistant, jusqu’à atteindre mon regard et m’éblouir. J’ouvre les yeux, une pâle lueur de jour traverse les rideaux entrouverts. Un nouveau jour vient d’éclore, une nouvelle aurore vient de naître.

Et un nouveau pas en avant à faire.