Je passe un temps considérable, presque malsain, dans ce bureau. Je ne le quitte que pour me précipiter à une tâche urgente, ou pour aller m’écrouler au lit, les yeux bouffis et gonflés de fatigue. Je dors et je mange peu, et je croule sous mille et une demandes. Est-ce que je suis dépassée ? Nullement, car je délègue convenablement les tâches et suis attentivement le travail de ces subordonnés. Est-ce que je déteste ce que je fais ? Aucunement ! J’aime tirer les mille et une ficelles au cœur des terres impériales, apporter un avis aux problématiques quotidiennes ou exceptionnelles et même parler au nom de l’Empereur ou de l’Impératrice, lorsqu’ils m’en donnent le pouvoir et la permission.

Mon seul et unique regret est le temps sacrifié aux côtés de mes enfants. Si j’ai pu accompagner et éduquer convenablement Benjen, l’affaire est autre avec mes deux autres enfants. Kiran manque cruellement d’une figure paternelle et, maintenant, je le prive d’une figure maternelle. Qu’est-ce qu’il pense de la situation ? Comment la perçoit-il ? Comment peut-il grandir sans deux parents protecteurs et présents ? Quant à Lyarra, elle est en âge de se marier et, surtout, en capacité d’enfanter. Est-ce qu’elle cèdera à quelques passions de jeunesse, comme moi ? Est-ce qu’elle verra son ventre s’arrondir sans être mariée à quiconque, encore une fois, comme moi ? Ces questions me taraudent jours et nuits, me poussant à aménager autant que possible mon temps entre mes deux enfants et l’Empire.

Et un nouvel enfant se rajoute, récemment.

- Qui vois-je donc ? Le Prince Walton auréolé de ses premières batailles, l’accueillis-je avec un mélange de courtoisie et d’amitié.

Les enfants de la Maison Stark ne sont guère faciles. L’aîné ressemble beaucoup à son vieux père, extrêmement sérieux et bougon. La seconde a eu à devenir adulte avant l’âge, forcée de prendre la place de sa défunte mère. Enfin, le dernier a grandi sans cette dernière, avec un père tout autant absent, développant un caractère solitaire. Lorsque je le vois, je m’inquiète naturellement de Kiran. Est-ce que mon joyeux luron va devenir distant ? Est-ce qu’il va cesser de m’offrir des câlins et des mots doux, pour faire preuve de froideur et d’indifférence ?

- Nous n’avons pas eu le temps d’échanger, récemment. Asseyez-vous, et racontez-moi donc vos premières impressions de ces terres du Sud et, surtout, de la capitale impériale.

Je sais que le remariage de Torrhen et toutes les conséquences de ce dernier n’a pas été au goût de tous, incluant certains Nordiens. J’ai comme souvenir que le jeune Walton n’avait pas apprécié la situation – à moins que je ne confonde avec son ainé, ou sa sœur. Ma mémoire commence à me faire défaut, malheureusement. Je fais place au petit loup, débarrassant la table des missives nullement urgentes ou importantes. Lorsque je suis satisfaite, je lui fais signe de prendre place à l’une des chaises. Alors, je fais appel à une domestique et lui indique d’apporter des boissons chaudes, deux assiettes pleines, ainsi que quelques desserts.

- Vous tombez à pic : mon estomac commençait à gargouiller.

Walton a toujours été un enfant taciturne, introverti et discret. Pourtant, loin d’être faible ou fragile, une force certaine se dégage de lui. Contrairement à quelques cadets des lignées royales, le garçon ne montre pas une quelconque ambition politique ou d’intentions belliqueuses envers son ainé. Il est loyal, suivant les ordres de son Roi. Si la paix fraternelle – ou la paix familiale à plus large niveau - semble être une norme sur les terres du Nord, les Sudistes ont prouvé le contraire à quelques occasions – notamment en la personne de Kevan Gardener ou de Joren Hoare.

- Tu as combattu, et tu es revenu vivant. C’est une réussite considérable, Walton. Beaucoup d’autres braves n’ont pas eu cette chance, et leur famille les pleure déjà, lui rappelais-je d’un ton à la fois autoritaire et maternel. Je refuse qu’il minimise cette situation ou qu’il ne la voit que d’un aspect fort négatif. Je suis heureuse que tu sois là, avec moi, ajoutais-je, d’un ton plus doux et plus chaleureux, posant doucement ma main sur son bras valide. Je ne prolonge pas le contact, sachant pertinemment que ces loups sont assez peu friands de ces choses-là. Par contre, tu t’es considérablement amaigri. Comment veux-tu survivre au prochain Hiver, si tu n’as plus que les os sur la peau, petit loup ?, glissais-je, amusée et un brin taquine. Il grandit encore. Et s’il veut une belle croissance, il doit mieux se sustenter. Et puis, nous avons ces cheveux à couper un brin plus court. Tu ne vas pas pouvoir voir devant toi, dans quelques semaines.

Je profite de l’heure du repas pour me lever, appeler une domestique qui n’est jamais bien loin de mes appartements et exiger le repas de ce pas ci. Je lui fais la liste de toutes les victuailles à apporter, représentant le triple de ce que j’ai l’habitude picorer. L’Intendance ne me laisse guère le temps de faire des repas copieux, ou longs. La demoiselle va s’exécuter presqu’aussitôt, sans trainer la moindre seconde.

- La situation tourne, enfin, en notre faveur. Si nous sécurisons définitivement les royaumes du Nord de Westeros, alors nous pourrons nous imposer sur tout le Sud. Espérons qu’avant le prochain hiver, cette guerre sera terminée et nous pourrons apprécier la paix, dis-je avec plein d’espoir. Du moins, je le crois. J’ai été toujours meilleure gestionnaire que stratège, conclus-je.

Je ne parle plus, l’interrogeant du regard. Qu’a-t-il en tête, exactement ? Si je serais flattée qu’il ne vienne me voir que par bonté d’âme, je doute que ce soit la seule raison. Veut-il se confier sur un problème ? Désire-t-il faire une demande ? Souhaite-t-il mon avis sur un sujet spécifique ? La situation ne sera pas pour autant exceptionnelle. J’ai toujours essayé, au mieux et tout en respectant mon rang et ma place, à accompagner ces enfants à travers la vie. En l’absence d’une mère, j’ai aimé prendre un semblant de relais. D’une certaine façon, j’ai réussi à nouer un lien solide, fort ou complice avec chacun – incluant Jon. Je dois lui écrire, d’ailleurs.

- Tu sembles avoir beaucoup en tête. Dis-moi tout.

J’ai toujours été proche de la Maison Stark. Si j’ai été l’amante du père et de l’oncle de Walton, j’ai également été une amie de leur mère et, par la suite, une précieuse aide à Bran dans l’éducation de ces louveteaux quasiment orphelins – une mère morte, un père constamment en guerre. Je sais que mes attentions agacent plus d’un, mais j’ai un grand mal à me départir de cet instinct maternel. Je les aime presqu’autant que mes propres enfants, je les apprécie tout autant pour cette loyauté inscrite au plus profond de mon âme et dès ma plus tendre enfance.

Si j’ai un grand respect pour Torrhen et son épouse, la Dragonne, et suis reconnaissante pour ce titre et ces responsabilités, mon cœur vibre toujours avec puissance et fébrilité au nom Stark. Il semble que quoi que je fasse, je suis née Nordienne, et je mourrais Nordienne. Je sais que cette vérité gêne certaines têtes de pouvoir de l’Empire, mais elle est partagée par les vétérans ayant tout abandonnés pour leur souverain, le Vieux Loup. Nous l’aimons, nous l’admirons, mais le mal du pays est présent. Nos rudes hivers, nos paysages de glace et nos bons vieux amis nous manquent cruellement.

J’arque le sourcil, lorsque Walton fait référence à son père ou à son futur. Le premier sujet a été toujours sensible avec le louveteau. Il n’a que peu connu sa mère – il était trop jeune lorsqu’elle nous a quitté – et son père a été très absent. Ses véritables repères ont été ses ainés et son oncle Bran. La sœur l’a trahi, le frère construit sa famille et son oncle a été occis. Effectivement, l’avenir peut paraître sombre et cruel de ce point de vue. Pourtant, même au plus profond des ténèbres, il y a toujours quelques fébriles joies.

Un sourire amusé s’étire sur mes lèvres à la dernière affirmation du jeune homme.

- Si vous êtes perdus, mon jeune Prince, c’est un signe de maturité, commençais-je. Nous grandissons, nous changeons. Nos goûts, notre perception, nos idées …. Il est naturel d’être désorienté et perdu.

Je le couve d’un regard chaleureux, le dardant d’un regard plein de malice.

- Je connais également votre père. Il est plein de sagesses mais, bien souvent, très grave et sérieux. Que vous a-t-il donc, pour que vous adoptiez son attitude subitement ?

Je me demande bien ce que Torrhen a pu lui faire miroiter comme avenir. Je pense qu’il a dû donner quelques messages d’espoir, mais avec cette menace constante de l’orage de la guerre. Est-ce que cette dernière cessera, un jour ? Est-ce que nous pouvons réellement apprécier un semblant de paix ? Est-ce que je nourris de faux espoir que ce soit vis-à-vis de mes propres enfants, que de ceux que j’aime ? Les nombreux visages défilent dans mon esprit, m’arrachant un profond soupir. Qu’est-ce que je ne donnerai pas pour revoir Benjen ! Qu’est-ce que je ne ferais pas pour le serrer entre mes bras, là maintenant ! Qu’est-ce que je ne sacrifierais pas pour que tous mes enfants soient réunis, vivant heureusement jusqu’à la fin de leurs jours !

- Vous avez … treize ans, si je ne me trompe pas. Si jeune et si grand à la fois. Que le temps passe vite, soufflais-je.

Quatorze ans déjà ! Qu’est-ce qu’il a grandi ! Hier encore, il babillait quelques mots dans la langue commune, tenant difficilement sur ses deux jambes potelées. Cette vision m’amuse, m’arrache un sourire doux. Quel dommage que Sigyn n’a pas pu vivre assez pour être assise à ma place, à conseiller convenablement son propre fils. Quelle tristesse que Torrhen connaisse davantage la guerre et ses ennemis que ses propres enfants. Je ne partage pas ces lugubres pensées, évidemment. Je ne me déride pas pour autant, pour ne pas inquiéter ou mettre le jeune Stark sur une fausse piste.

Et pourtant, je me perds encore dans les méandres de ma mémoire. Je me souviens de son père et de ses oncles plus ou moins à cet âge. Ils ne se posaient pas de telles questions. L’aîné savait qu’il allait régner tôt ou tard et grappillait chaque instant de bonheur et de plaisir, entre deux combats, deux critiques acerbes du père et deux colères. Les puînés et cadets devinaient qu’ils avaient peu de chance de régner et pensaient davantage à leur gloire personnelle, à l’épée, en amour, au lit, aux jeux … Il semble que Jon, Jeyne et Walton ont hérité du sérieux de leurs parents et non de la légèreté de leurs oncles.

- Les ainés ont la lourde tâche de répondre aux exigences insensées de leurs parents. Les cadets ont cette malédiction d’être libre, absolument libre, d’accomplir ce qu’ils désirent. Les premiers sont forcés à un rôle, qu’ils le veuillent ou non. Les seconds vagabondent trop librement, perdus dans ce vaste monde.

Je ne me départis pas de mon sourire.

- Je ne peux pas vous dire quoi faire, quoi penser, quoi dire. Ce n’est ni mon rôle, ni ma volonté. Cependant, je vais vous partager ma vision de mère vis-à-vis de mes enfants. Vous, votre frère et votre sœur êtes comme mes enfants. Alors, écoutez attentivement.

Je me mets bien droite, m’éclaircis la gorge et plonge mon regard dans le sien.

- Je ne souhaite que le bonheur de mes enfants. Benjen et Jon ont été forcés à emprunter une voie. Est-ce qu’ils l’apprécient ou l’exècrent, je ne peux rien dire. Je ne peux pas parler en leur nom. Cependant, s’ils sont malheureux, alors je ferais de mon mieux pour qu’ils trouvent leur bonheur dans cette tâche ingrate, quitte à briser quelques règles ou à me condamner. Et il en est de même pour vous : Jeyne, Lyarra, Kiran et vous.

Je me saisis de sa main.

- Il en est de même pour votre père. Ce qu’il attend de vous est que vous soyez heureux. Et que vous restez loyal à votre royaume.

J’offre un clin d’œil complice.

- Si vous ne savez pas ce que vous désirez faire, c’est que vous n’avez pas encore trouvé votre bonheur. Il faut donc le chercher. Profitez de cette incroyable liberté pour découvrir et expérimenter et pour rencontrer et aimer et détester.

Je presse ma main contre la sienne.

- Mon Prince, il est temps d’être capricieux. Soyez hébéniste une semaine, marchand une autre et guerrier un autre. Entretenez-vous avec des joailliers et des mestres.

Je me penche vers lui, pour éliminer un peu cette distance mais sans envahir son intimité davantage.

- Qu’en pensez-vous ?