Réagir. Tout de suite. Copie d’une missive envoyée à Accalmie. Délai de plusieurs jours, déjà. Angoisse irrépressible, qui me serre la gorge, qui m’empoigne le cœur. J’ai manqué de souffle. J’ai hurlé à la face des dieux, au milieu des armes. J’ai fait un serment, et ma main ensanglantée, bandée, en témoigne. Toute cette guerre n’aura peut être jamais de fin. Peut être a-t-elle été déclenchée par les dieux pour nous purifier tous ensemble par le feu. Peut être suis-je simplement maudit. J’ai erré, un temps. J’ai maudit et j’ai juré. J’ai réclamé la vérité aux Dieux, et pour la première fois depuis les pires moments de doute qui avaient précédé la mort de Sigyn, je me retrouvais enfermé dans le silence des bois sans vent ni bêtes pour en troubler la quiétude. Rien d’autre que le silence. Et la vie silencieuse. Discrète. Qui attend la mort, ou se tait sur son passage.


Je reste un guerrier. C’est tout ce que je suis, parfois. Plaise aux Dieux de ne pas me laisser revêtir durablement d’autres identités. D’autres rôles. Empereur, peut être. Mais est-ce vraiment différent que général, au fond ? Je n’ai finalement jamais changé de cap. J’avais besoin d’alliés pour combattre Harren. C’était toujours le cas, même si le mal et le danger étaient bien présents. On devait réagir. Car souffrir tout de même, c’était vivre. Je ressentais. Je respirais. Il fallait continuer, encore et toujours. Ne jamais s’arrêter. Ne jamais regarder en arrière. Il y avait ces légions de fantômes qui m’attendaient. Fer-nés jetés du haut des falaises, sauvageons et croisés crucifiés, soldats envoyés à la mort, civils tombés par la faute de la guerre. Tous ces visages qui tournoyaient dans mes songes, et qui me poursuivaient de leurs sifflements stridents ; autant d’appels à les rejoindre. Mais devant l’abîme, il y a toujours ce réflexe de le contourner, ou de chercher à sauter par-dessus. Il fallait continuer. Je fais mander l’Impératrice, furieuse depuis des jours, depuis le dernier conseil. Je réclame la cheffe de la fronde à Dorne, et évidemment la maîtresse de toute chose en ce sol orageois que nous foulions de dizaines de milliers de pas.


Elles arrivent. Chacun leur tour. Pas de tente, pas de salle du conseil. Cette clairière. Gardée lourdement par la totalité de la Garde Demalion, des centaines de chevaliers en plates complètes qui se tiennent tout autour du bois, à intervalles réguliers. Ils viennent par deux, guidant les montures ou les silhouettes féminines. Aussi belles qu’intelligentes, clairvoyantes quant au rôle qui attendait les femmes dans ce nouveau Westeros qui se dessinait. Je n’étais qu’une relique. Je mourrais en mon heure, quand mon passage sur ce monde aura fini d’accomplir tout son sens. Je les regarde tour à tour, alors que j’ai déjà fait suivre les nouvelles qui m’étaient destinées. Tensions religieuses partout, batailles à Aubray, guerre avec le Lion et le Faucon, et une première étape de franchie pour la Allyrion. On ne saurait deviner ce que je pense, sous cette attitude austère, mais digne. Je suis l’Empereur, pour un temps encore du moins.


| Merci d’être venues aussi vite. Vous avez lu les nouvelles comme moi. La c… Disons que les circonstances ont changé. Radicalement. Nous devons soutenir au plus vite nos positions dans le Conflans, et nous préoccuper de nos arrières, sinon toutes nos troupes ici seront condamnées. Nous devons aussi porter assistance à Dorne. C’est notre devoir et notre responsabilité que de faire front commun face aux menaces de mort qui planent sur nous, et sur ceux qui partagent notre idéal. |

Sous sa tente, assise sur un tabouret devant la caisse recouverte d’un linge mal dégrossi et tâché d’antédiluvienne qui lui sert de bureau, Mahée fait tourner sa plume en main. Ce qu’elle vient de recevoir mérite réflexion. Beaucoup de réflexion. Ce qu’il se passe à Dorne est historique. Du moins, l’histoire s’en souviendra. Par la fin du règne des Martell, ce qui débutera un nouveau cycle, ou par sa propre destruction. Mahée se connaît. Indépendamment des positions des maisons de la Principauté, elle ira jusqu’au bout. Sa famille la suivra-t-elle ? Pour le moment, ça a l’air d’être le cas, malgré les pertes qu’ont engendré ses décisions. Elle devrait être dévastée, la dornienne, de savoir que la moitié de sa ville a brûlé… Mais non. Elle ne ressent rien. Aucune larme à l’idée que ses gens aient perdu tout ce qu’ils avaient. Ils ont perdu leurs biens, mais qu’avaient-ils qui ne pourra être reconstruit ? Même les souvenirs se font et se défont, parfois même au gré du moment auquel on y pense. Non, Mahée ne regrette pas une seule seconde ses ordres. Ce qu’elle voulait, c’était envoyer un message à Lancehélion et à la princesse. C’est chose faite. Elle a donné un coup de pied dans la fourmilière, reste maintenant à gérer la chose tout en essayant de ne pas se faire mordre en retour…

Alors que les nouvelles affluent, tout ce qu’elle ressent, c’est l’écrasement. Par le temps. Elle n’a pas le temps, ne veut pas le prendre et ne l’a jamais voulu. Pourtant, elle n’est pas seule dans cette histoire, et ne l’a jamais été. Elle est pieds et poings liés par les engagements qu’elle a pris, et auxquels elle ne songe pas, pas même une seconde, à se dérober. Une parole donnée, contrairement au dicton, l’engage elle bien plus que ceux qui y croient. Et puis, Dorne n’est pas le seul pays à essuyer des revers… Elle inspire longuement, peinant à faire taire le maëlstrom qui s’est emparé d’elle, toutes les pensées qui affluent, la tentative de calculs de conséquences qui découlent de telle ou telle action et chaque chemin qui se termine dans les brumes de l’incertitude.

Du bruit dehors. De plates et d’armes. « L’Empereur requiert la présence de Mahée Allyrion. » Aussitôt, la dame pose sa plume et met le nez dehors. Un garde démalion, face aux deux Rhoynars qui montent la garde pour elle. « J’arrive. » Elle assure, épargnant l’embarras à ses hommes de ne savoir que répondre ou de répéter quelque chose qu’elle a déjà entendu, prend une pelisse et ordonne à ses gardes de veiller à ce que tous les préparatifs soient achevés, avant de suivre l’impérial… Vers les dieux seuls savaient où.

Le dispositif de la clairière ne peut que l’impressionner. La dornienne, face à autant d’hommes armés dont la renommée n’est plus à faire, se sent minuscule et étrangement mal à l’aise. Elle n’en dit rien cependant, et se contente de suivre l’homme, qui lui indique, de façon superflue, un espace dégagé au centre du dispositif de défense où se trouve déjà le couple impérial. « Vos Majestés… » Elle s’incline, respectueusement, ayant vaguement entendu la question de l’Impératrice, avant que la reine Argella ne se joigne à eux, qu’elle salue bien sûr avec respect, et que l’Empereur entame directement les hostilités… Hostilités auxquelles Mahée ne répond rien, dans un premier temps, laissant l’honneur aux deux monarques de s’exprimer avant elle. Son poids, dans cette discussion comme dans le reste de l’armée lui semble infime. Elle n’est encore personne, et n’est même pas certaine en qualité de quoi elle se retrouve ici, dans cette clairière, avec toutes ces têtes couronnées…

Agir vite ou mourir. C’était le seul crédo qu’il devait nous rester, aujourd’hui. Impossible de se laisser distancer par un ennemi qui n’attendait que ça pour nous écraser sans arrêt de son avantage. Je ressens toute la détresse de ma femme, dans sa tenue rouge, très voyante, la rendant plus encore atypique. Elle m’interroge et je la dévisage avec calme, mais sans sérénité. Sous la Glace, la tempête du Nord qui m’habitait plus que jamais, le tumulte d’un raz de marée d’émotions brutales et sans concessions.


| Nos égaux, Jentys-Zaldrize. |


La réponse n’est pas vraiment laconique, mais il n’y a pas de douceur dans ma voix. Du respect. Car Rhaenys n’est pas seulement mon épouse, c’est aussi une souveraine et une cheffe de guerre. Impossible de l’oublier. Puis, c’est Mahée Allyrion qui arrive. Avec respect, et distance, comme si elle respectait notre deuil et nos difficultés… Ou s’en tenait à l’écart. Et Argella, enfin, qui déboule comme à son habitude. La Biche résume tout en quelques mots, avec son efficacité habituelle. Campé sur mes jambes, bien droit, ferme, j’attends la sentence. L’Empire va-t-il commencer à se morceller ? Non. Pas encore. Pas maintenant. Il fallait se battre, et mon amie de l’Orage fait preuve d’une détermination brute.


| Nous devons sortir Dorne de la guerre, ainsi qu’un de nos autres ennemis. Sinon c’est la mort à courte échéance. Il faut d’abord rétablir l’équilibre des forces. |

Il fallait tout revoir. Tout changer, du tout au tout. Heureusement que le  Bief n’avait que gagné du temps contre nous. S’il avais pris l’offensive, nous l’aurions certes détruit, sans doute, vu le rapport de forces. Mais il nous aurait positionné sans doute pile entre nos adversaires… Qui nous aurons alors littéralement concassés. L’échec était parfois une victoire. Je l’avais appris à mes cruels dépends. Rhaenys était fatiguée et en colère, je le sentais. Et je savais aussi qu’elle n’avait pas sa clairvoyance habituelle dans ce genre de circonstances. Si j’avais perdu un ami et un frère, elle avait perdu ce qui ressemblait le plus à un père, à un mentor. C’était dur pour elle. Comme pour tout le monde à la place.


Rhaenys prend la parole, et je réagis aussitôt alors que sa colère et sa rage se transforment en une haine glacée qui en font bien la partenaire idéale de la Glace du Nord.

Réagir et agir. L’action et la planification plutôt que la réaction. Je me sentais au bord du gouffre. Poussé au bord d’une falaise par tous ces gens qui me haïssaient et qui détestaient plus encore ce que je représentais. Je me sentais accablé des scepticismes et de vieilles rancœurs, de nouvelles défiances. Je sentais Rhaenys sur le point d’exploser, elle aussi. Seraient-ils capables de comprendre, tous, ce que ça impliquait de gérer quelque chose d’aussi grand et vaste que l’Empire ? De devoir se battre seuls contre tant et plus encore ? C’était quelque chose d’éprouvant. Il fallait sans arrêt être capable de lire des informations et connaître des cartes par cœur, faire avec les égos des uns, les attentes des autres, transiger avec les cultures et les ambitions, faire en sorte que tout ce petit monde avance dans la même direction au lieu de se tirer dans les pattes. Devions-nous y voir des jalousies et des ambitions, ou simplement l’échec d’une idée qui n’était finalement qu’utopie ?


Je me sentais vieux, et dépassé. Je me sentais inutile. Avais-je encore seulement les épaules pour tout ceci ? Je hochais la tête aux paroles de Rhaenys.





Nous allions devoir nous livrer à un drôle d’exercice d’équilibriste stratégique pour pouvoir rétablir nos forces sur tous les fronts. Des choix allaient devoir être faits. Des sacrifices, aussi. Je hoche la tête et conclue à mon tour, aux mots durs de ma femme.


| Feu, Sang et Hiver. |