Le cauchemar est sans fin. Ou plutôt, il suit un cycle pervers, inlassable et répétitif. Je mets toujours pied dans cette mer hantée par le visage boursouflé et bleuté d’un enfant. Je contemple, impuissante, à la fin inéluctable de Deria et d’Anders – deux corps endormis qui se réduisent en cendre. Et mes lèvres sont scellées, incapable d’hurler et de prévenir de cette dague assassine au-dessus de mon jeune frère, Roward.

Qui suis-je ? Une batarde née dans un bordel, maniant à peine une dague. Qui sont-ils ? Des enfants fiers, fougueux, téméraires mais, surtout, aptes à se battre et à se défendre. Alors, comment se fait-il que je survive, et qu’ils meurent ? Quel crime ai-je commis, pour subir un tel châtiment ? Me punit-on pour le meurtre de cet enfant que j’aurais pu avoir – ou que je pense que j’aurais pu avoir ? M’accuse-t-on d’avoir tenté Anders, par des jeux dangereux ? A moins qu’il n’y ait là nulle faute, seulement le remord d’avoir échoué à conseiller ma sœur, et lui éviter cette fin, ou encore celui de ne pas avoir convaincu Anders à me suivre et de l’avoir condamné sciemment à une mort certaine. Je ne sais pas. Je ne saurais jamais.

Et je m’enfonce dans ce sable épais à nouveau, et émerge dans un nouvel univers : la réalité.

Quel jour sommes-nous ? Vers quelle direction nous rendons-nous ? Quel est mon but ? Voilà des questions que je me pose dès que je rouvre les yeux. Si mon sommeil est malmené par ce cauchemar récurrent, mes journées sont esclaves de douloureuses migraines : retrouver ma lucidité est ardue. Et lorsque je pense la saisir, envahie par une sensation de paix éphémère, je suis de retour sur cette maudite plage. Mes journées et mes nuits se confondent, n’obéissant ni à la lune, ni au soleil. Baldyr s’acharne à me faire avaler un peu de vin, d’eau et des mets bouillis. On tente de me garder en vie. Je le sais. Je veux parler. Je veux agir. Mais je ne peux pas. Je suis pieds et poings liés par des liens invisibles. Il n’est pas question de me laisser mourir volontairement. Je n’ai tout bonnement plus la moindre force pour me maintenir en vie. En désespoir de cause, Le Voi cède à ma requête, et me laisse prendre du lait de pavot pour réussir à m’endormir.

A nouveau, le cycle débute.
Les cauchemars. Les questions. Les bains secs. Cette maudite bouillie. Et encore du lait de pavot.

- Une lettre est arrivée. De ton frère, m’annonce Baldyr.

Mon sang se glace. Est-ce de bonnes ou de mauvaises nouvelles. Fébrile, j’ouvre la missive et parcours les lignes. Un soupire de soulagement s’échappe d’entre mes lèvres : il vit, pour le moment. Combien de temps vais-je tenir, avec cette peur constante que je vais perdre mon seul lien à ce monde – et la seule personne qui m’empêchera d’être un monstre. Par contre, le contenu de la lettre me rend perplexe. Je ne comprends pas – ou plutôt, je m’y refuse. Il parle de choix et de nouveaux alliés. Il reconnaît, aussi, qu’il est incapable de me protéger. Mon cœur manque d’un battement. Ainsi, la trêve est devenue un nouveau stratagème dangereux.

Lasse, je me relève et m’approche d’une bougie encore allumée pour bruler la missive.

- Est-ce que nous continuons toujours jusqu’au campement du Roi Manfred ?, m’interroge Baldyr.

Je ne réponds pas immédiatement, réfléchissant longuement. La raison veut que je refuse, et que je reconsidère mon trajet. Sauf qu’il est impossible d’être raisonnable lorsque le destin s’acharne sur vous et vos proches, qu’importe que vous agissiez ou non. Dès lors, subitement, l’exil en terre d’Essos me semble désuet et dénué de tout intérêt. A quoi bon fuir un danger, quand celui-ci se cache partout ? Pourquoi éviter des monstres quand ils s’abattent sur vous, tantôt en tant que Roi, tantôt en tant que rebelle, tantôt en tant que Guerre, tantôt en tant que Duperies ?

- Ni ma sœur, ni mes frères, ni moi n’avons croisé cet homme. Je souhaite savoir qui il est, et s’il est bon de l’avoir comme allié ou comme ennemi. Je sais que tu es contre un tel projet, Baldyr. Je sais aussi qu’il y a de grands risques, notamment que je sois à nouveau otage, commençais-je, la voix atone. Malheureusement, tu n’as plus le choix. N’oublie que tu pouvais rejoindre les tiens, mais tu as préféré me suivre en jurant fidélité.

Il ne dit rien. Si ses traits sont durs, je vois la douleur au fond de ses prunelles. Jamais, ô grand jamais, je n’aurais osé lui parler aussi froidement – ou être aussi directive. En assassinat ma Deria, et mon Anders, la Maison Valtigar m’a tout bonnement arraché un morceau de ma personne. Je ne serais plus celle que j’étais, je le sais. L’affaire m’attriste, et me frustre, mais je ne peux pas faire autrement.

- Nous prendrons quelques précaution pour éviter que je ne devienne l’otage de ce Roi. J’ai encore quelques fonds de mon commerce, sur ce mois, le rassurais-je. Sinon, avant tout chose, il faut réussir à le rejoindre. As-tu trouvé un mercenaire, ou un guide, pour nous aider à traverser les terres de l’Orage ?

Il m’assure que oui, et que l’homme est déjà prêt. Il attend devant la taverne où nous logeons, avec les chevaux et avec les rations. J’acquiesce, m’entoure d’une cape épaisse. Je ne porte plus mon masque, ou cette fausse bosse. Nul besoin, ici. Nadar, nouvelle personnalité que j’ai créé, n’a pas d’intérêt à commercer avec les Orageois. Je descends donc, et je vais à la rencontre de notre mercenaire.

- Ser, je suis enchantée de vous rencontrer. Je suis Perle. Mon ami vous a surement expliqué votre mission. Nous souhaitons traverser les terres de l’Orage, et rejoindre le campement du Roi Manfred Hightower. Nous avons un message important à lui transmettre.

Mon ton est sans émotion.
Ni même variation.

A quoi bon ? Je ne sais même pas ce que cette future rencontre va m’apporter – peut-être rien, peut-être le désespoir, peut-être la mort. Plus important, aurais-je encore une famille d’ici là ?

Je lance un regard critique à Baldyr. A-t-il perdu de son jugement sur les capacités et sérieux des hommes d’armes ? Je n’ai pas exigé qu’ils soient scrupuleux, ou honorables. Au contraire ! Nous allons traverser, ensemble, un continent à feu et à sang. Dès qu’un homme, ou une femme, posera un regard sur nous, ils sauront que nous sommes des Dorniens. Aussitôt, le doute s’installera : sommes-nous à la botte de la Maison Valtigar, ou les âmes damnées de la Maison Allyrion ? Enfin, et plus important, est-ce des considérations importantes sur une terre ravagée, massacrée et se gorgeant continuellement de sang d’Orageois, de Bieffois, de Croisés, voire de Dorniens il y a peu ? J’ai besoin de mercenaires apte à trancher des têtes si le besoin s’en fait ressentir, qu’importe que nous ayons des hommes armés ou des paysans décharnés et désespérés en face de nous. Qu’importe ses figures et manifestations, un danger reste un danger.

- Nous ne dévierons pas de notre route, ou but. Prenez les précautions nécessaires en conséquent.

Mon ton atone se maintient. Est-ce que l’avenir de cette pauvre enfant m’indiffère ? Non, évidemment. Je me force simplement à ne rien éprouver à son égard – bonté, pitié, curiosité ou amabilité. Jusqu’à maintenant, j’ai tant offert à ma famille, à mes amis et à des inconnus. Aujourd’hui, il n’est plus question de volonté, mais de pouvoir. Si j’ai à donner quoi que ce soit, le ferais-je ? Non, je ne suis pas prête à un nouveau sacrifice. Si je veux donner quoi que ce soit, le puis-je ? Non, je n’ai tout bonnement plus rien.

- La route est dangereuse, en effet. Je compte sur vous, Ser Robyn, et sur mon ami, Ser Baldyr, pour assurer ma sécurité. Espérons que le spectacle de deux hommes armés intimidera les plus frileux ou les plus lâches et que vous n’aurez pas à tirer l’épée trop souvent.

Fermer un cœur ne veut pas dire étouffer moralité. Même si je me défends légitimement, ces morts resteront sur ma conscience. Puis-je le supporter ? J’aimerai dire que non, mais l’Homme est une créature curieuse. Elle s’adapte aux plus rudes hivers et aux plus arides étés. Elle peut apprécier autant une époque de paix et de prospérité, que supporter des guerres, famines et maladies. Je pourrais, mais en sacrifiant encore un morceau de ma personne. Qui serais-je, au crépuscule de ma vie ? La réponse m’effraie tant …

- Je compte sur cette lettre, signée au nom du Roi, pour ne pas rencontrer de difficultés avec les troupes bieffoises. Par contre, je n’ai absolument rien face à une troupe orageoise, si ce n’est prétendre que nous voyageons au nom de Mahée Allyrion, la rebelle de Dorne. Évitons ces derniers autant que possible.

Cette dernière perspective est ce qui m’inquiète le plus. Que vaut deux hommes face à des garnisons ?

- Nous suivrons les campements bieffois, mais nous devons les éviter également et autant que possible. Contournons-les. Qu'en dites-vous ?

Je ne fais plus assez confiance en l’Homme pour croire qu’une lettre les arrête de commettre le pire, et encore moins qu’un semblant d’honneur les anime et les empêche de s’amuser d’une Dornienne. Non, cette naïveté qui me caractérisait tant s’est considérablement abimée, prête à disparaitre à un autre coup dur du destin.

Je dissimule difficilement ma surprise aux propos de la jeune demoiselle. Elle semble sous-entendre qu’elle est née sur les terres de l’Orage. Or, je suis certaine que Baldyr a engagé un mercenaire bieffois. Comment se fait-il qu’ils se côtoient et s’entraident de la sorte ? Une telle association est particulièrement perturbante. Je dirais même qu’elle est contre-nature au vu de tout le sang versé entre les deux camps sur cette année seulement. Il doit y a avoir une belle, et tragique, histoire derrière cette collaboration mais je ne pose aucune question.

Il serait bien hypocrite que je me renseigne sur leurs identités ou histoire, alors que je cache la mienne plus ou moins habilement. Oh, je ne suis pas étrangère à cette pratique ou je pense une chose, mais je dis le contraire à haute voix – la diplomatie nous y oblige bien souvent. Pourtant, moins je m’y emploie, et plus je suis heureuse. Je suis, avant tout, une femme lasse qui aspire aux plaisirs simples de la vie. J’ai suffisamment connu les excitations des intrigues de la Cour, ou les drames liés à la Guerre et ses aléas.

- Nous avons un accord sur ce trajet. A défaut de savoir tenir une dague, je suis bonne cavalière, répondis-je, avec une pointe de fierté.  

Ces derniers mois, mon amour-propre a été considérablement mis à mal. A quoi bon savoir chanter, danser et jouer d’un instrument, si je suis cachée aux yeux du monde ? Quel est l’intérêt d’être éloquente si mes seuls interlocuteurs sont mes rares amis, et une bande de paysans ? Enfin, que puis-je tirer pour mon commerce au sein d’un monde constamment changeant et chaotique ? Si je me pensais inutile et remplaçable bien avant le couronnement de ma sœur, ce sentiment s’est totalement et entièrement implanté en moi. La frustration me gagne. Quel est mon rôle, dans cette vie ? Je n’espère pas de grands accomplissements – à moins que ce ne soit le cas ? Est-ce pleurer et enterrer mes proches ? Est-ce survivre à tous et porter leur histoire à travers les âges ? J’y médite au rythme de pas rapides du cheval.

Le mercenaire est en tête, alors que Baldyr ferme la marche. La plus jeune du groupe virevolte entre l’avant et l’arrière, embêtant son protecteur, interrogeant le mien sur la Principauté. A quelques reprises, elle m’a posé quelques questions également. Son énergie tranche considérablement avec ma mélancolie et ma tristesse. Sa voix tremble de mille émotions propres à la jeunesse, alors que la mienne est teintée de deuil et de laconisme.

Chacune de ses questions au sujet de mes terres natales m’enfoncent dans un désespoir profond. Je repense à ces dunes de sables dorés, à ce soleil ardent et brulant, à ces sources d’eaux chaudes ou glaciales dans quelques creux du pays, à ces amis morts ou trahis, à ceux qui nous ont trahi, à cette maison volée et arrachée dans les flammes et les cendres, à cette seconde maison assiégée encore et toujours… Ai-je encore une famille ? Ai-je encore une maison ? Pourquoi est-ce que je fais tout ce trajet jusqu’à ce Roi ? A nouveau, le doute m’assiège.

Qu’est-ce que je fais, par tous les Dieux ?

- Qui est-elle pour vous ? Vous n’avez pas des traits familiers, mais vous semblez proche pourtant. finis-je par demander. Il me faut penser à autre chose. Et finalement, je vais briser cette promesse que je me suis faite, celle de ne pas trop m’interroger sur autrui. Petit à petit, je me dis qu’il va être impossible de laisser cette fille. Par contre, nous ne pouvons pas nous arreter à une auberge. En raison de la situation de la Principauté, je crains que nous soyons traité trop sévèrement, voire brutalement , soulignais-je. Dormons à la belle étoile, jusqu'à arriver à notre destination, je vous prie.

La sécurité prime sur le confort.

- J’avais sa curiosité aussi, à son âge, répondis-je.

Par contre, mes questions étaient si différentes de celles posées par cette jeune fille. Elle s’interroge sur ces royaumes par-delà l’horizon, et sur tous les us et coutumes pratiqués. Je remonte le ton, à nouveau, et tente de me rappeler de mes propres interrogations à cette âge-ci. Au fil de ce pèlerinage au plus profond de ma mémoire, je me rends compte que la vie a fait de moi une adulte un brin trop vite.

Gamine née au sein d’un bordel, j’y ai vécu sept longues années. Je n’ai guère eu l’opportunité de m’interroger sur ces contrées lointaines et inaccessibles, tant mon univers était étrange et perturbant. J’essayais de décortiquer les paroles langoureuses ou salaces des chansons des courtisanes, de mémoriser les origines nobles ou bourgeoises des clients ou encore de comprendre toutes ces scènes qui se déroulent dans le secret des chambres et alcôves – tantôt douces et agréables, tantôt violentes et douloureuses.

Puis, on m’a arraché à cet univers de luxure et de magie pour me jeter au milieu des vipères de la cour de Lancehélion. Adolescente insouciante et naïve, j’ai appris à survivre. L’éloquence, la diplomatie, les jeux, les fourberies, les manipulations, les charmes … A quelques occasions, je n’étais plus capable de savoir si je consentais à tous ces jeux et duperies. Est-ce que j’étais véritablement consentante qu’un homme me touche, m’embrasse et me déshabille ?

Mon regard s’égare sur cette fillette.

- Vous avez raison. Il est important que vous preniez soin l’un de l’autre. J’ai l’impression qu’elle est assez débrouillarde et maligne pour également survivre seule, conclus-je.

Je ne peux pas m’empêcher de remarquer ses jolis traits. Pourquoi est-ce qu’elle cache une telle beauté avec une tenue aussi garçonne ? Que cherche-t-elle à prouver au monde ? La beauté et le charisme sont les rares forces d’une femme sans nom et sans richesse dans ce monde extrêmement misogyne et machiste. Si notre sexe anime bien des désirs auprès du sexe opposé, nous avons quelques influences sur ces derniers pour un temps plus ou moins court ou long. Pourtant, je ne dis rien. Qui suis-je pour dicter la conduite d’une parfaite inconnue ? La réponse n’en tient qu’à un seul et unique mot : Rien.

- Vous avez des traits qui peuvent se confondre à ceux d’un Orageois. Mon ami et moi n’avons nullement cette chance. Notre peau est trop marquée par le soleil pour oser prétendre une telle chose, expliquais-je. Je veux que nous attirons l’attention le moins possible, indiquais-je, entérinant ma décision de dormir à la belle étoile.

Qu’importe que mon lit soit moelleux ou fait de pierre, qu’importe que je me soule du vin le plus raffiné ou de la bière la plus fade, qu’importe que je gambade dans la plus belle toilette ou dans les pires guenilles … Je n’ai plus goût à rien. J’avance, sans véritable savoir vers où. J’ordonne, sans réellement avoir un objectif. Je divague. Je me perds. Je me noie. Il a été plus aisé d’enterrer et de porter le deuil de père que de Deria et d’Anders. Il a été empoisonné et il est mort violemment, certes, mais je n’ai pas eu à porter le poids d’une quelconque culpabilité et surtout je savais que ce jour fatidique arrivera. C’est le cycle de la vie.

Par contre, que dire de Deria et Anders ? Je devais mourir avant eux. Je devais les conseiller suffisamment pour les empêcher de mourir entre les mains des ennemis. J’ai échoué. Et dans cet échec, j’ai leur sang sur mes propres mains. La nausée au bord des lèvres, j’abaisse la tête, fixant mon regard simplement sur la crinière du cheval. Et j’associe tous les mots qui me viennent à l’esprit en lien avec la couleur de ces poils. Je veux penser à tout, sauf aux crimes que j’ai commis inconsciemment, consciemment …

Murée dans mon silence, je me perds dans quelques rêveries morbides. J’en oublie la notion de temps, jusqu’à l’arrêt brutal du cheval. Il semble que je n’ai pas entendu l’ordre de nous arrêter et que j’ai continué à avancer laconiquement. On a attrapé la bride de mon cheval en temps et en heure, avant que je ne disparaisse définitivement au fin fond des forêts de l’Orage.

- Merci, soufflais-je, encore nébuleuse et désorientée.

Aussitôt cet incident résolu, chacun s’active immédiatement pour la mise en place du campement. Pour ma part, j’observe sans aucune honte ou scrupule. En peu de temps, deux tentes d’infortune sont montées et un petit feu nous réchauffe et nous éclaire. Je me perds longuement dans l’observation de ses flammes, refusant poliment la ration proposée par Baldyr. Il insistera encore au fil de la soirée, et j’y consens qu’à prendre un morceau et à la manger comme un moineau. Je n’ai jamais eu un grand appétit. Il semble qu’il ait totalement disparu.

- Dormez tous, je peux prendre ce premier tour de garde. Je n'ai pas sommeil, finis-je par dire. A n’en point douter que je venais de prononcer les premiers mots après un très long silence. Ma propre voix sonne étrange à mes oreilles. Que c’est drôle, que c’est déprimant !

La nuit est pleine de terreurs, dit-on. Certains craignent ces bêtes sauvages nocturnes qui s’abattent sur le bétail. D’autres tremblent à l’idée d’une rencontre malencontreuse avec des gens dangereux – voleurs, croisés, hommes d’armes ennemis etc … Moi, la plus lâche des Martell – et peut-être de toute la Principauté –, je ne les crains plus. Et pourtant, je tremble de peur. Malheureusement, mes démons ne se cachent pas derrière des arbres et n’empruntent pas les traits d’hommes : ils vivent en moi. Ils me susurrent tous mes regrets et mes remords, et ils raniment de vieux souvenirs douloureux. Je souffre. Ils s’en moquent. Je pleurs. Ils s’en délectent.

Les yeux rivés sur les flammes, je me replonge dans ce passé tortueux. Je me pose encore et encore ces mêmes questions. Je me fatigue encore et encore sur ces nombreuses réflexions politiques, cherchant à deviner où j’ai échoué à sauver ma sœur ou mon frère. Et je m’interroge encore et encore sur l’espérance de vie de Roward : dois-je aussi faire son deuil, ou puis-je espérer qu’il vive assez longtemps pour le prendre dans mes bras et pleurer sur son épaule ? Cette dernière pensée m’étouffe, compressant douloureusement ma poitrine.

Lasse, je cède à une folie. Je porte ma main à l’intérieur de mon pauvre sac en toile et en tire une flute de pan. J’aime la musique plus que tout, et a une véritable prédilection pour la cithare. Malheureusement, en raison de ce long trajet sur les terres de l’Orage, j’ai eu à abandonner tous mes biens les plus superflus sur mon bateau marchand. J’ai à peine pu sauver cette flûte, un miroir, une brosse, et une toilette élégante pour la rencontre à venir avec le Roi Manfred. Aussitôt, je m’applique à souffler convenablement afin de ne pas faire un boucan, et réveiller nos dormeurs. Le ton est feutré, et léger. La mélodie est mélancolique, je dirais même terriblement sombre.

Je suis dérangée. Je m’interromps. Le mercenaire a quitté son duvet d’infortune, cherchant la chaleur du feu. Il remue les braises, ravive quelques flammes et boit quelques gorgées d’eau. Je reconnais ce regard. C’est celui d’un homme préoccupé, dont l’esprit le prive d’un sommeil réparateur. Je ne saurais dire mais je suis Egoïste, j’avoue que je suis rassurée de ne pas être seule dans ma tourmente. Pourtant, je n’en oublie pas nos situations respectives. Nous sommes des étrangers, et nous ne sommes liés que par un accord monétaire. Nous ne sommes pas là pour devenir des amis.

Et pourtant.

- Ser, j’espère que je ne vous ai pas réveillé, soufflais-je. J’aime beaucoup la musique et la danse. Ces deux activités me sont d’une grande aide pour libérer un peu mon esprit de quelques préoccupations, expliquais-je.

J’en profite pour ranger l’instrument de fortune dans le sac.

- Et vous, Ser, que faites-vous pour calmer votre esprit lorsqu’il ignore la nuit et refuse le repos ?

Je me tais, attendant sa réponse. Nous ne sommes pas pressés, nous avons une longue nuit devant nous.

- Je dansais tous les matins pour saluer l’aube. Je chantais pour exprimer les peines et les joies de nos invités après chaque fastueux repas. Je jouais tous les soirs pour apaiser mon âme à la clarté de la lune, répondis-je, embellissant à outrance mes activités. Je n’ai pas pu emporter mes instruments chéris. J’ai difficilement convaincu Baldyr de fourrer cette flûte de pan au fond de mon sac.

Je tais toutes ces missions que j’ai accompli au nom de mes Princes et de mes Princesses. Malheureusement, il n’était pas question d’art et de beauté mais d’ententes, de négociations, d’intrigues et de complots. Certains seigneurs et bourgeois ont été bons et honorables à mon égard, me permettant de conserver un semblant de scrupule et de moral. D’autres ont été odieux et infâmes, maltraitant ma chair, pervertissant mon âme, trompant ma naïveté et poussant constamment jusque derrière mes retranchements. Oh, Dame Mahée, que vous êtes bien candides de croire que les idéaux sauveront la Principauté ! Oh, assassins de la Maison Valtigar, que vous êtes présomptueux de penser que vos Dragons vous assureront la suprématie sur la Principauté ! Ils ne savent pas tous les vipères qui s’y dissimulent. Qu’ils soient tous prêts à vendre jusqu’à leur propre chair pour maintenir cette Couronne ! Car, voilà le prix que j’ai eu à payer pour cette Couronne même, sans avoir à la porter !

- Je sais que les Mestres ont renommé certaines étoiles, comme la Grande Ours ou le Dragon Ailé, et que les Marins s’en servent pour s’orienter. Je dois faire une confession : je n’ai jamais réellement saisi cette vision extrêmement terre-à-terre du ciel nocturne. Je veux dire, je peux décrypter et nommer certaines constellations et, pourtant, c’est comme si j’allais à contre-courant. A mes yeux, ce sont davantage des bijoux étincelants, hors de notre portée et de celles des Dragons. Je dirais même des montagnes de diamants, pour qu’ils soient toujours visibles malgré la distance, continuais-je à parler, fixant ce fameux ciel. Les atteindre, voilà ce qui m’intéresse.

La nuit est propice aux confessions, dit-on. Certes, il y a une part de vrai. Le cerveau est las et fatigué, ne gardant plus cette langue bavarde. Cette dernière se délie et est prompt à se confier sans filtre, sans hésitation et sans limite. C’est dangereux, assurément. Je tente, au mieux, de garder une certaine lucidité malgré le manque de sommeil ou les effets insoupçonnés et intempestifs d’un peu de lait de pavot.

- Vous effondrez-vous avec du vin de la Treille ? Jadis, j’ai rencontré un Bieffois qui en vantait tous les mérites. Je dois avouer que le vin qu’il m’a fait gouter était délicieux.

Malgré moi, je me perds au milieu d’un flots de vieux souvenirs. Un instant, je me demande ce qu’il est advenu de cet homme. Comment s’appelait-il, déjà ? Oh, je m’en rappelle : Ser Garlan Goldwyne. Je ne dis pas à haute voix, son nom et son prénom pour autant. Il n’y a pas besoin d’attirer davantage de détails. N’en ai-je pas déjà trop dit ?

La confession à demi-mot du mercenaire, au sujet de sa défunte sœur, me laisse sans voix. Son ton n’est pas accablé, rageux ou indifférent, mais une certaine résilience transparaît. Il en parle comme je parlerais du décès de mon père chéri. Il a eu le temps d’en faire le deuil. Est-ce le ton que j’aurais, également, lorsque je parlerai de Deria ou d’Anders à autrui, dans une poignée de mois ou d’années ? Est-ce tout bonnement possible que je puisse aller au bout du deuil de deux êtres aimés profondément, totalement et inconditionnellement ? Puis-je espérer prononcer leurs prénoms dans le futur et ressasser d’heureux comme malheureux souvenirs sans fondre en larme ou m’étranger ? Aujourd’hui, mon cœur me souffle que non.

Avec cet aveu, un sentiment étrange, mêlant complicité naissante et empathie profonde, se développe vis-à-vis du brun. Ayant apporté un nouvel éclairage sur les mystères du ciel, je lève le regard vers mes montagnes de diamants et les considère d’un tout autre œil. Il aurait été bon ton de lui exprimer quelques plates condoléances, mais je n’ai pas le cœur pour de telles cordialités superficielles. A l’inverse, je sais que nous ne sommes pas assez proches ou intimes pour que j’ose lui poser quelques questions.

- Quelle étoile veille sur vous, Ser ? , demandais-je malgré moi. J’envie ceux qui croient en quelque chose. Ils ont leur Foi, lorsque leur monde s’écroule et qu’ils sont seuls face au désastre. A moins que je ne me trompe et que cette croyance n’apporte nulle réconfort lors de ces moments durs.

J’ai toujours cherché une religion en laquelle croire mais, à ce jour, aucune ne m’a réellement touché au cœur. A chaque fois, je sens le poids du jugement de ces hommes ou de ces femmes portant les ornements ou les symboles de leur divinité. Tantôt mon sang illégitime gêne, tantôt l’absence de ma virginité choque, tantôt ma richesse est passée en revue, tantôt mon corps est un véhicule de cultes étranges et bizarres, tantôt mon esprit est rabaissé … Je ne suis jamais assez convenable. Et puis, récemment, j’ai croisé une prêtresse rouge qui m’a fait miroiter une Foi nouvelle, miroitant une autre possibilité où je ne suis ni bonne, ni mauvaise, où je ne suis qu’un chemin tissé par les soins d’une entité, où je ne fais qu’avancer à mon rythme et par mes propres moyens.

Cependant, est-ce que croire en cette divinité de feu peut alléger ma peine ?

- Je suis extrêmement friande du vin de Dorne mais, en apporter avec soi dans de longs voyages et dans de petits flasques est autant sacrilège qu’en faire de même avec du vin de la Treille. Par contre, j’ai un produit un brin plus exotique et moins connu du continent. Il vient tout droit des mers du Jade, de contrées éloignées où les hommes et les femmes n’écrivent pas avec des lettres mais avec des symboles. Ils appellent ça le saké, un alcool fait à base de riz, soufflais-je, piochant une petite flasque de ma sacoche pour la lui offrir. Il y a quelques menus avantages à diriger une compagnie commerciale dont le seul comptoir est établir à Yi-Ti : je peux faire miroiter mille et une belles choses, à des prix très couteux, pour les nobles qui cèdent à leurs caprices et envies.

Je retourne aussitôt à ma contemplation de ce ciel nocturne, cherchant ma sœur et mon frère. Malgré moi, les larmes menacent et je me mords furieusement langue et lèvres pour les ravaler. Que quelqu'un me sauve en m'ouvrant cette poitrine et dégageant cette peine immense que je porte. Que quelqu'un m'aide à respirer, enfin ...

- Vous aussi, vous avez forcément quelque chose à laquelle vous accrochez quand tout va mal.

Mes frères et ma sœur, aurais-je voulu répondre. Pourtant, aucun son ne sort de ma bouche. Les souvenirs affluent aussi rapidement qu’une rivière inondée et gonflée, balayant tout sur son chemin. Je revois la frimousse de Deria, la solide stature d’Anders aux côtés d’un père fier et heureux ou encore le petit corps de bambin de Roward. J’entends leurs voix encore, échos des terres de l’Etranger, donnant l’impression que je suis davantage morte que vivante. Pourtant, je n’en suis pas effrayée. Je m’en réjouis même, priant tous les Dieux de ce monde pour que je ne quitte pas cet état de demi-vivante.

Le sort est bien cruel envers les vivants laissés derrière par les êtres chers ayant décédés. Pendant un temps, nous nous rappelons clairement de nos défunts. Puis, un beau jour, nous nous rendons compte que notre mémoire fait défaut. Malgré toute la bonne volonté du monde, nous ne pouvons plus récupérer ce que nous avons perdu. Alors, nous faisons un second deuil. Celui-ci est bien plus douloureux et violent : nous n’avons plus rien à nous accrocher, et nous versons nos larmes sur un vide béant.

Je m’inquiète donc, jour après jour, sur cet instant. Combien de temps pourrais-je aussi vivement me rappeler de Deria et Anders ? Combien de temps puis-je encore me réconforter avec ces images et ces sons du passé ? Ma main se porte à cette chainette dorée à mon cou. A son bout, un médaillon doré représentant la lance et le soleil de la Maison Martell sur une face, les noms de mon père, de mes frères, de ma sœur et du mien gravés sur une autre face. Par crainte, je ne le dévoile pas totalement, préférant l’étreindre à travers le tissu fin.

D’un geste, je l’invite à garder la flasque.

- Considérez-la comme un menu présent de ma part, soufflais-je, la voix enrouée malgré moi.

Je ne réponds pas immédiatement à sa dernière question.

Est-ce que la Principauté de Dorne me manque ?
Non, car je n’ai plus de maison, toutes occupées par des ennemis – Les Valtigar à Lancehélion, les Dayne aux Météores.
Non, car mon dernier et unique frère pourrait mourir à tout instant et gorger de son sang ou de ses cendres les terres maudites de Dorne.
Non, car ce sable et ce soleil ne représentent plus que la mort, la trahison et l’infamie.

Pourtant, l’ironie veut qu’une part de moi souhaite y retourner pour renouer avec de vieux souvenirs – et les Dieux savent que j’en ai grand besoin pour ne pas perdre complètement la tête.

- Je ne sais pas, finis-je par répondre laconiquement. Je n’ai plus rien là-bas. Je suis davantage amère que nostalgique, aujourd’hui.

Rien. Le mot est parfait. Est-ce que Roward m’attend ? Non, il me conseille de rester loin des terres dorniennes, incapable de me protéger. Est-ce que des amis m’accueilleront ? Non, ils ont vendu leur propre sang en otage aux mains des Puissances Centrales pour les ambitions de la Maison Allyrion, Martell ou Valtigar. Est-ce que j’ai quelques amours ? Non, ils aiment toujours quelque chose ou quelqu’un bien plus que moi. Est-ce que j’ai une fortune ? Non, mon comptoir me suit là où je vais et donc rien ne me rattache à un domaine spécialement.

- Je suis fatiguée, Ser Ashford. Je vous souhaite une bonne garde.

Je vais m’engouffrer dans ma propre « couche » - ou ce qui s’en rapproche – et je tente de dormir. Peine perdue, car à plusieurs reprises, je me réveille en sueur. Les cauchemars sont vifs et terribles. Au matin, la jeune Léliana ne peut pas s’empêcher de s’inquiéter sur mon teint presque aussi blanc qu’un linge – assez étonnant et surprenant compte tenu de mes origines ensoleillées. Baldyr me glisse un regard désapprobateur, et me glisse un flacon grapillé chez le mestre itinérant – un fortifiant, a-t-il assuré. Après trois gorgées de ce liquide acre, quelques couleurs me reviennent – je le sens, à la chaleur au niveau de mes joues.

La journée s’écoule comme celle d’hier.
Presque.

Avant même que je ne saisisse les ordres de Ser Ashford, Baldyr me force à descendre du cheval et nous traine aussitôt dans les profondeurs de la forêt. Puis, nous nous immobilisons et attendons patiemment. Je ne tarde pas à comprendre l’affolement de nos guides. Tout d’abord, j’entends les sinistres sons produits par l’armure lourde des hommes d’armes. Puis, je vois les étendards et insignes de l’Orage, ancien ennemi et nouvel allié selon la dernière lettre vague de mon frère. Manquant d’informations cruciales, tant la lettre a été expéditive et vague, je n’ose pas encore considérer la Reine Argella et ses armées comme terre alliée. Je sens que mon jugement est très erroné et pourtant, je m’y agrippe. Est-ce la bêtise humaine, ou celle propre aux âmes désespérées n’ayant plus rien à perdre et cherchant à en finir avec cette vie misérable ? Un court instant, je pense à Lin. Qu’il aurait été doux que nous quittions les terres maudites du Westeros et nous exiler dans quelques lieux agréables et isolées de ses terres natales … Malheureusement, je ne peux pas. Je suis assez intelligente pour savoir que de telles terres n’existent pas. Pire, ma condition de femme et mes origines étrangèrent pourraient me porter préjudice. Ici, sur ce continent baignant dans le sang de nombreux braves tombés, je suis chez moi. J’en connais les us et les coutumes et les gens. Je peux me construire un futur, tant bien que mal, ou y mourir parmi les miens.

- J’ai été malmenée au cours de mon voyage de la capitale, Lancehélion, à Selena par la Nature et par quelques nouvelles. J’ai besoin d’un repos considérable, mais je ne peux pas me permettre tant que je n’ai pas rempli ma mission, indiquais-je, mêlant habilement le mensonge et la vérité.

Le trajet a été étonnamment calme, presqu’agréable. J’aurais pu y prendre grand plaisir sans ces nouvelles morbides et funestes. Enfin, ni une nuit, ni de multiples nuits, ne me suffiront pour me rétablir. Ce dont j’ai besoin est hors d’atteinte. Je désire revoir mon dernier frère, Roward, mais je ne me berce d’aucunes illusions - et lui-même a confirmé mes craintes secrètes et profondes : tôt ou tard, il mourra. Il va vouloir venger notre maison, et il sera prêt à y mourir. S’il survit aux Valtigar, les serpents et vipères de Dorne qui gravitent autour de la Rebelle se chargeront de l’éliminer discrètement - car il n’en reste pas moins une ombre à la légitimité de Mahée Allyrion et de ses successeurs. Enfin, je veux me recueillir là où Deria et Anders sont tombés pour récolter leurs cendres ou pour construire un monument à leur mémoire. Malheureusement, ces terres qui furent jadis celles de ma famille sont dominés par les Dragons de l’Est.

- Qu’importe que nous soyons en temps de guerre ou en temps de paix, que nous soyons natifs de ces terres ou non, une femme n’est jamais à l’abri si elle n’a aucun nom, armée, influence ou or. Si la Reine Argella est dépouillée de ses titres, de ses armées et de son or, que lui reste-t-il ? Que va-t-il lui arriver ? Son sort ne sera pas plus enviable que celle de sa voisine, la Princesse Deria, ou de la plus esseulée et pauvre fille de son royaume.

Je me tais aussitôt, étouffée par le chagrin. Je ne peux pas m’empêcher de faire un parallèle entre l’existence dorée de Deria, et la mienne - bien plus éprouvée par ma belle-mère. J’avais cette certitude que je mourrais bien avant elle, soit par l’âge, soit pour une quelconque mission dangereuse ou aventureuse en son nom. Or, le Destin s’est joué de nous et s’est assuré du contraire. Pour autant, je ne change pas d’avis. Sans ma compagnie, que serais-je devenue ? Rien de plus, rien de moins, qu’une pauvre âme errante et sans ressource, soumise à la volonté du premier venu.

La vie est difficile, mais il existe des refuges.
La route est un danger constant.

Ces dangers se cachent derrière chaque buisson ou petite pierre, tantôt sous les traits d’une troupe de l’Orage, tantôt sous la fourrure épaisse et grasse d’un ours ou d’un loup. J’ai eu affaire aux divers facettes des voleurs, violeurs et meurtriers soit en étant otage de Yoren Hoare, né Pyke, soit en parcourant le long trajet du Conflans à Lancehélion par mes propres moyens et avec une bourse bien dégarnie et pauvre. Par contre, la jeune fille qui nous accompagne semble encore être pourvue d’une profonde naïveté vis-à-vis des horreurs que ce monde réserve tant aux hommes qu’aux femmes. Si les premiers crèvent souvent sur des champs de bataille, en se vidant littéralement tripes et boyaux, les secondes ont droit à une mort bien plus cruelles et douloureuses. Mourir immédiatement est une chance. Certaines doivent supporter les douleurs d’une grossesse ratée ou les assauts d’un ou plusieurs hommes, avant de rendre leur dernier souffle. Enfin, certaines sont violées et sont laissées vivantes, à moins qu’elles ne soient forcées de se prostituer pour un bout de pain. Là, une cicatrice invisible s’inscrit tant sur le corps que l’âme. Chaque instant, vous ressentez encore les douleurs de cette agression de l’intimité. Et chaque instant, vous en souffrez de honte. L’hypocrisie du monde pousse certaines à se suicider, d’autres à s’enfermer dans la confusion et la douleur.

- Comment se fait-il qu'une jeune fille de l'Orage accompagne un Ser du Bief ? Les deux royaumes sont ennemis par la politique, et par la Foi.

J'osais interroger.

J’écoute attentivement Ser Robyn. L’homme m’étonne et me surprend avec les éléments dont il parsème son récit. Il est question de ses hommes et d’un domaine. Je comprends vite qu’il n’a pas été un simple nobliau sans gloire ou sans prestige. Sa famille a suffisamment d’importance au sein des terres bieffoises pour prétendre à quelques parcelles de terres – petites, ou grandes – et lui-même a su s’illustrer – ou avoir le soutien d’un puissant parent – pour se hisser à des sphères militaires supérieures.

Mon incompréhension n’en est plus grande. Pourquoi un tel homme s’encombre-t-il d’un rôle de mercenaire ? Pourquoi n’est-il pas au service de son seigneur, à contribuer à la gloire de son royaume ? Enfin, qu’a-t-il vécu exactement pour qu’il fasse preuve d’autant de magnanimité envers une pauvre orpheline ? Et, subitement, la vérité me frappe. Et la véritable question s’impose à moi : en quoi est-il plus différent que moi ?

Je me sens prise d’une subite pitié envers lui. J’ai sacrifié ma vertu, mon honneur, mon innocence, mon présent, mon passé, mon futur et tous mes espoirs pour des illusions. Qu’en est-il de ce Bieffois ? Qu’a-t-il sacrifié sur l’autel des faussetés, hypocrisies et bêtises humaines ? Est-il aussi dépouillé que je ne le suis ? Aujourd’hui, qu’importe que nous portions respectivement les noms Ashford et Martell, que nous ayons ou non de l’or sur nous, nous ne sommes plus que des voyageurs de grands chemins avec un seul compagnon de route …

- Vous avez été très bons. Elle doit être une fille exceptionnelle, pour que vous ayez décidé de la prendre en charge comme une parente, finis-je par dire, préférant ne pas m’appesantir davantage à ce sujet-ci. Je ne suis nullement d’humeur à glorifier quiconque, ou à être impertinente et envahissante. J’ai pu profiter de quelques amitiés au sein de la Principauté pour me rendre en Essos. J’ai également été au Val pour les festivités de Goëville. Récemment, j’ai pu fouler les terres de l’Ouest dans le cadre de quelques affaires : je n’ai pas vu beaucoup, je ne suis restée que quelques jours.

Je tais ma visite prolongée et désagréable du Conflans, ou les événements de Hautjardin. Les deux noms m’évoquent que des souvenirs mitigés mêlant dégoûts et joies. Yoren m’a fait miroiter l’amour et la passion, pour ne m’offrir rien - si ce n’est la place d’une vulgaire maitresse, et encore ! Le banquet a été splendide, où j’ai pu m’enivrer de vin comme de l’étreinte ardente d’un chevalier. Puis, le sang et les cris sont venus tout gâcher. A l’inverse, le Val, l’Ouest ou Essos n’ont été que des visites de courtoisie où je ne suis pas hantée par de vieux fantômes froids et terribles.

- La guerre m’a arraché de nombreux parents, et ma maison. Aujourd’hui, nous ne sommes plus que deux à partager un même sang mais nous sommes plus que jamais éloignés. Je ne sais pas si ce parent sera encore en vie, à mon retour sur les terres de la Principauté ou si je pourrais tout simplement y retourner.

Cette dernière phrase est laissée en suspens. Où vais-je ? Je ne sais pas. Vivrais-je suffisamment longtemps pour revoir mon frère ? Aucune idée. Est-ce qu’il m’acceptera encore au sein de son entourage s’il apprend ma destination ? J’en doute fortement.

- Elle me rappelle ma petite sœur. Vive, intrépide mais obstinée et naïve. Vous allez avoir besoin d’une patience considérable. Cependant, j’ai l’intuition qu’elle sera bien plus heureuse à vos côtés qu’enfermer entre quatre murs, dis-je, avec un sourire mi-figue, mi-raisin.

Je ne dis rien du nom de ma sœur, à la fois par crainte de révéler mon identité mais également pour ne pas être désagréable à l’homme. Jadis, Deria plaisait. Deria était aimée. Malheureusement, la couronne lui a coûté la confiance des souverains du Westeros, l’amour de son peuple et maintenant sa vie. Or, elle aurait pu être bien différente … Si différente !

Oh … nos discussions me manquent tant ! A qui vais-je me confier pleinement et totalement ? A quoi bon vivre, en survivant à toutes ces personnes qu’on aime ? Les larmes menacent, encore, et je tente de les refouler en repensant à toutes ces épisodes rageants de mon existence. Malheureusement, il n’est pas encore l’heure de pleurer.

Je râcle ma gorge et tente de reprendre, quoique les lèvres tremblantes.

- Les routes sont dangereuses et c’est là toute la difficulté. Vous devriez considérer à la déguiser en garçon. Elle attirera bien moins le regard de quiconque. Elle est encore bien jeune : l’illusion sera facile. Je peux aider.

C’est peine perdue dans mon cas. Ma poitrine est trop généreuse pour que des bandages puisse l’aplatir et la faire disparaître, mon visage bien trop fin et trop féminin pour que je prétends être un homme efféminé et je ne parle même pas de ma voix.

Qu’est-ce que je recherche ? Je ne le sais pas, encore.

- Vous semblez deviner, ou savoir, ce que je recherche. S’il n’est pas dans le campement du roi Manfred, où est-il ? Dites-moi donc, et épargnez-nous tout ce long, dangereux et pénible périple. Prenez garde, cependant, en voulant prodiguer quelques conseils. Il est très malavisé d’être directif ou de retourner les questions. Cette attitude déplaît fortement aux femmes, soufflais-je, le ton taquin.

Un court instant, je suis de retour au Vieux Palais de Lancehélion. Je suis entourée de ces nobles et des ces bourgeois, discutant de divers sujets – tantôt sordides, tantôt intellectuels – et parée splendidement. Ma sœur est à mes côtés, admirative de mon assurance mais agacée de ma coquetterie. Mes frères sont plus loin. S’ils semblent conter fleurette à une demoiselle, je sens le regard protecteur de Roward ou encore celui, plus insistant et plus colérique, d’Anders. Toute cette assemblée se tait subitement lorsque les portes s’ouvrent, annonçant l’arrivée de mon père, le Prince Nymor.

Et j’ai la réponse à la question.
Qu’est-ce que je recherche ? Le passé et ses fantômes chéris.

L’Etranger – ou toute force équivalente – est le seul à pouvoir m’offrir une telle possibilité. Il semble si simple d’accès, tant la vie est éphémère et fragile. Pourtant, il est le plus inaccessible de tous. L’Homme est lâche face à la mort, même lorsqu’il la désire ardemment. Une volonté mystérieuse – l’idéal, la Foi, l’espoir, allez savoir – nous force à continuer, à fuir cette fin inévitable autant que possible. Pourtant, quelque part, je vais sceller mon destin auprès du Roi Manfred. Va-t-il me tuer ou m’emprisonner jusqu’à me rendre folle ? A-t-il quelques intérêts à souiller son honneur, sa parole et je ne sais quelles autres inepties auxquelles s’accrochent les Souverains – de tous les Royaumes du Westeros ? A moins qu’il ne cherche à pactiser et à m’arracher quelque chose – et advienne que pourra.

- Je sais que les Bieffois sont un peuple extrêmement croyant, et vous-mêmes avez avoué être un homme de Foi. J’espère, sincèrement, que vos prières seront entendues et que cette méchante histoire connaîtra, finalement, une fin heureuse pour votre Maison

Aussi cruelle que cette pensée puisse paraître, j’espère sincèrement que Ser Robyn est le cadet et non l’aîné. L’ordre naturel veut que les plus jeunes enterrent leurs aînés. Je ne pensais pas le dire, mais la douleur est bien moindre lorsque le cycle de la vie est respecté. Si j’avais été considérablement touché par la mort violente et subite de notre père, elle est bien plus tolérable que celle de Deria et d’Anders. Encore là, je refuse d’y croire. Je le fais, car je sais que je ne supporterai pas cette réalité.

- Je peux essayer de convaincre cette demoiselle, répondis-je évasivement.

Notre conversation est interrompue à nouveau. La jeune fille reprend sa place auprès de son mentor, et moi de même auprès de Baldyr. Nous profitons d’un instant de complicité pour échanger quelques banalités ou nous adonner à quelques jeux dorniens – notamment ceux qui nécessitent quelques exercices du langage et des mots. L’entrain laisse peu à peu place à l’inquiétude. Le ciel devient plus gris que jamais, les nuages ne sont plus qu’un peloton gris menaçant et, surtout, le tonnerre tonne et gronde. Le vent gonfle et s’abat qu’avec plus de forces sur nous. Petit à petit, les arbres se courbent, menaçant de se briser à tout instant ou d’être à notre hauteur. Les chevaux s’excitent tout autant, refusant de plus en plus d’obéir. Il faut trouver un abri au plus vite.

- Nos tentes s’envoleront avec un tel temps, qu’allons-nous faire ?, demandais-je au guide, hurlant entre deux coups de tonnerre. Ce pays porte bien son nom, et je le découvre à mon propre insu. Cependant, j’ai ouïe dire que ces intempéries sont intenses, mais tout aussi courtes. Espérons que ces rumeurs sont vraies.

Un grand sage aimait répéter que l’Homme court toujours vers ce qu’il fuit le plus. Ces paroles, plus complètes et plus philosophiques, me reviennent en mémoire au fur et à mesure que le ciel gronde, tonne et menace. Je m’interroge subitement sur ma propre condition, et sur le but de ce voyage. Je me leurre en me disant que je dois, au moins, accomplir une tâche – finir ce voyage, et qu’importe sa destination et sa fin. Il y a autre chose que la simple volonté d’un accomplissement après, quasiment, un an d’inactivité, d’attente et de passivité.

Tempête que je crains, qui es-tu ou qu’es-tu ? Es-tu la honte de mes péchés passés, accomplis consciemment ou inconsciemment ? Es-tu la colère et la déception de lugubres fantômes, empoisonnés ou brûlés vifs ? Es-tu mon seul et unique frère, que je veux imaginer vivant mais qui peut être mort à cet instant même ? Es-tu ce bonheur que je ne pense pas mériter ? Es-tu cette mort qui me pourchasse jusqu’à une fin bien ironique ?

Tempête, tempête, quand vas-tu donc me parler ? Je suis toute ouïe. Je n’écoute plus le babillage de Léliana, ni les remarques pertinentes de Robyn, ni les recommandations de Baldyr. Assise sur une pierre d’une grotte de fortune, le regard fixe sur ces gros nuages gris, je guette un signe, un message, une révélation. J’ai besoin d’une réponse, quelle qu’elle soit ! Les heures passent, les paupières de mes compagnons s’alourdissent. Je ne montre nul signe de fatigue.

L’accalmie règne entre ces pierres réchauffées par un feu de fortune. Son silence me lasse et m’agace, là où elle rassure mes compagnons du jour. Le chaos est reine, en dehors. Papillon de nuit, papillon de tempête, je suis attirée par ces cris, ces horreurs, ce mystère et ces ténèbres. La patience est ma force et j’attends paisiblement que la fumée et la mélodie de ma flûte les endorment quelques minutes – ou heures.

La tâche est accomplie.

Quelques battements d’ailes suffisent pour que je me glisse hors du cocon protecteur de la nature, et m’aventure au cœur des dangers. Les trombes d’eau emportées par de puissantes bourrasques de vent martèlent ma peau. Le tonnerre assourdit tout l’univers, incluant mes propres sens. Là où je devrais reculer et avoir peur, j’avance et je m’enhardis.

Là, à l’abri du jugement des Hommes, je me confie à la Tempête.

J’hurle mon désespoir, à m’en crever les tympans.
Je pleure mes morts, à m’en noyer le cœur.
J’insulte ce monde, à en perdre ma voix.
Je frappe le sol, à m’en briser les poignets.

Qui peut me ramener ma sœur, et mon frère ?
Dans quelle maison puis-je me reposer ?

Non.

Je veux ma sœur.
Mon frère.
Ma maison.
Mon passé.
Mon innocence.
Mes rêves.
Mon futur.
Mon monde.
Les rires.
Les chants.
Les danses.

Je veux tout sauf ça.

Je ne veux pas rêver de vengeance.
De complot.
De trahison.
D’horreur.
De feu.
De sang.

Pitié.

J’en implore la pitié des Sept.
Des Anciens Dieux.
Du Dieu Rouge.
Et toute autre force de ce monde.

Je me fiche de ce froid implacable qui s’insère sous mes tissus et se plaque contre une peau trempée, ou de cette boue épaisse et vaseuse sous mes genoux et mes ongles. Ce combat qui fait rage au plus profond de mon âme me torture davantage, m’arrachant autant de cris de rage que de cris de peine. Ma nature – simple, douce, joyeuse – se bat contre de nouvelles forces, plus flamboyantes, plus terribles et plus sombres. Nullement protégée par les siens, elle ne sait pas faire face à ce monde cruel et injuste.

Je ne veux pas de sang et d’horreur, certes, mais j’implore justice et vengeance. Est-ce ces foudres pourraient frapper Rowenna Durrandon ? Est-ce ces vents pourraient s’abattre sur ces Dragons de l’Est ? Est-ce que cette boue pourrait recouvrir la dépouille de tous les Dayne ? Non. La nature n’est pas aussi clémente et, surtout, juste. Elle s’abat subitement et pour tous. Si je désire justice, je dois l’obtenir par mes propres moyens.

Or qu’est-ce qu’il me reste ?

Plus de maison.
Plus de famille.
Plus d’amis, hormis ce bon vieux Baldyr.
Plus d’influence.
Plus d’argent, si ce n’est la somme substantielle venant de la Compagnie.
C’est une litanie infernale, qui se répète constamment au tréfond de mon âme.

Une ombre se dessine au sol, je me retourne brusquement. Je le vois là, ce cher mercenaire bieffois, à m’observer, à m’attendre. Je suis furax, pour une raison inconnue. Est-ce que je ne peux pas être seule ? Est-ce que je ne peux pas choisir de vivre, ou de mourir ? Est-ce que je suis autorisée à être maîtresse de ma destinée le temps d’une nuit – ou esclave de mes plus honteuses pensées ?

- Allez-vous en !. J’hurle, entre deux coups de tonnerre.

- Laissez moi ! J’ordonne, entre deux bourrasques de vent.

Je n’ose pas me relever, car j’ai peur de ce qu’il adviendra si je fais encore un pas de plus. Est-ce que je me raccrocherai à la vie et à ses bêtises ? Est-ce que je fuirai lâchement, soit en m’exilant sur quelques terres étrangères, soit en cherchant l’Etranger ?

Aucune des perspectives ne me convient, car aucune ne m’apporte la moindre joie.
Aucune option ne me correspond, car je manque de force pour les deux.

Une dague discrète, mais à la lame froide, est bien là, à porté de main sous ma jupe. Pourtant, je tremble comme une feuille dès que l’idée de la brandir contre mon cœur, ma jugulaire ou mes poignets me frôle l’esprit.

La vie se présente aussi, aux côtés d’un Baldyr toujours loyal. Là aussi, la nausée s’empare de moi à la simple perspective que je puisse être joyeuse quand les miens ont tant souffert ou sont morts aussi méchamment et affreusement.

J’ai l’impression que le bonheur et la paix me sont, à tout jamais, refusé. Comment pourrais-je simplement construire une maison, sans craindre que quiconque ne s’en empare dans le feu ? Comment fermerais-je les yeux en sachant pertinemment qu’un assassinat peut se glisser dans la couche du frère chéri, d’un amant adoré, d’un ami important ou, pire, d’un enfant aimé ?

Je me relève, je me dirige vers lui et je lui hurle de toutes mes forces. Qu’importe, car le tonnerre couvre le tout assez rapidement.

- Ils m’ont tout pris ! TOUT ! Ma Maison ! Ma famille ! Mon présent ! Mon passé ! Mon futur ! Mes rêves ! Mon honneur ! TOUT ! Dites-moi ! Dites-moi où est la justice des Sept là-dedans ! Dites-moi à quel point je dois être affreuse pour perdre TOUT !

Je veux simplement qu’on m’explique.