Vous êtes en vie. Ces mots tournent en boucle dans mon esprit, tentant de faire un chemin dans cet esprit aussi embrumé qu’étriqué par les récents événements. Pourtant, à chaque fois, les mots butent sur mes petits diablotins de colère et de rage. Ils s’éveillent d’un long sommeil et commencent leur destruction. Ils sautillent dans mes entrailles, ils raclent les parois de mes organes et ils piquent impitoyablement cœur et âme. Je saigne abondamment. Je suis blessée au plus profond de mon être, comme jamais je ne l’avais été.

Jamais je n’ai souffert d’un tel tourment, et pourtant j’en ai vécu des horreurs et des injustices. Ce soir, tous les maux de mon passé ne sont plus rien face à tous les maux de mon présent. Ni les humiliations et les punitions de ma belle-mère, ni les mains baladeuses et violentes de deux hommes – un dornien lorsque j’étais encore une jeune fille, et Yoren lorsque j’étais une jeune femme -, ni les moqueries constantes et vulgaires d’autrui vis-à-vis de mon sang ne m’ont autant fait mal que la mort des miens.

Ce soir, je verse véritablement toutes les larmes de mon corps. Est-ce qu’il me restera encore suffisamment de force de pleurer d’autres malheurs dans le futur ? Est-ce la fin de celle que j’ai été durant de nombreuses années – naïve, sensible, joyeuse ? Est-ce le début de cet être que je n’ai jamais désiré devenir, que j’ai toujours et constamment fui – ambitieuse, rancunière et rude ? Je comprends, subitement, que je ne peux plus être celle que j’étais. Cette Arianne était entourée de sa famille, et était protégée par sa Maison. Elle n’est rien sans ces éléments. Elle ne peut pas survivre.

Roward vit, mais pour combien de temps ? Il mourra à une bataille, car il s’y précipitera. Et si la guerre n’a pas raison de lui, un fidèle zélé et peu scrupuleux de la rebelle se chargera de le faire tomber. Un loyal sujet ne supportera pas que quiconque fasse de l’ombre à sa protégée. Il est aussi mort que Deria et Anders, je le sais, je le sens, je le devine. En abandonnant la Couronne, il a signé son propre arrêt de mort. J’ai, peut-être, une vision défaitiste mais c’est une vision tout autant réaliste, forgée à force de mort violente, de conspiration et de jeux politiques.

La vie n’est jamais juste.

Cette phrase est comme une étincelle au-dessus d’un lac d’huile calme, quoique stagnante ou plutôt le point de rupture d’un barrage retenant une rivière impatiente. La colère me gagne à nouveau. D’abord, elle se dirige vers le monde pour nous avoir inculquer cette leçon et l’avoir ancré dans nos pensées et nos modes de vie. Ensuite, elle s’oriente vers lui pour me rappeler ma servitude à cette leçon injuste. Enfin, elle me frappe de plein fouet : vais-je encore accepter toutes ces peines et ces malheurs parce que la vie est injuste ?

Je ne veux plus me résilier à mon sort, sans chercher à obtenir gain de cause. Qu’ai-je à perdre ? L’honneur m’a été pris à la naissance et le nom Martell a été trainé dans la boue par tout le monde, incluant les membres de cette Maison même. Ma vertu a été volée tour à tour par de bons ou d’épouvantables amants. Que je suive, ou que j’enfreins les règles de ce monde, je serais une batarde à la vertu compromise, à l’honneur discutable et à la parole aussi changeante que le vent.

Mon regard se tourne vers le ciel. Je m’abreuve de cette pluie, et je me réfugie dans ces ténèbres. Les épaules s’affaissent et un long soupir s’échappe d’entre mes lèvres : la fatigue et la lassitude gagnent mon corps. Pourtant, mon esprit est clair – il ne l’a jamais été autant que maintenant. A croire que la Nature est en communion avec moi, l’orage cesse en intensité – présent, mais moins fort, moins encombrant pour les sens. Après quelques instants, je quitte cet abri et je reconsidère la présence du Bieffois. Je le fixe, je l’étudie. Et enfin, je parle.

- J’ai tout perdu, absolument tout. Il ne me reste plus qu’un frère, mais il est autant perdu que tout le reste, commençais-je, le ton tremblant. Je suis plus morte que vivante. Je suis encore debout, parce que je suis trop lâche. Je veux mourir, mais je n’ose pas, avouais-je, honteuse.

Je ravale ma salive, la gorge étonnamment sèche.

- Si je ne peux pas mourir, alors je ne peux pas vivre ainsi. Je ne peux plus supporter que la vie soit injuste, continuais-je, les traits plissés par la colère et par le dégoût.

Cependant, comment suis-je censée le faire ?
Je n’ai pas d’armées.
Je n’ai pas de flotte.
Je n’ai pas de dragons.

Que faire ?

Je veux cracher toute ma peine et raviver la mémoire de mon père, de ma sœur et de mon frère, mais je n’y arrive pas. Le souvenir de ces jours heureux et la certitude qu’ils sont perdus à tout jamais me nouent la gorge. Les vagues ne se contentent pas de frapper. Elles vous noient, elles vous tirent, elles se jouent de vous. Telle est la vie et les malheurs. Nous sommes emportés malgré nous, et nous bataillons autant que nous pouvons au milieu de tous ces courants forts et contraires : aspiration, rêve, opportunité …

Ses remarques vis-à-vis de l’entretien futur avec le Roi Manfred ravivent mes craintes. Qu’ai-je à offrir ? Qu’ai-je à donner ? Qu’est-ce que je cherche ? Qu’est-ce que je peux attendre de lui exactement ? Quelle force choisir parmi les Puissances Centrales, et l’Empire des Royaumes Fédérés ? Tant de questions qui se font aspirer par le vide de ma propre existence, ou plutôt par cette subite clairvoyance.

Je le fixe, ce chevalier.
Je le jauge, cet homme.
Je la découvre, cette âme.

- La survie de ma sœur et de mes frères passait aussi avant tout le reste, Ser Robyn. Aujourd’hui, il ne me reste plus qu’un seul frère. Je suis pied et poing lié, impuissante et incapable de le protéger contre sa folie et celles des autres, commençais-je. Je sais ce que je veux, je suis simplement incapable d’y arriver. Avez-vous déjà vécu une situation pareille ?

Que dois-je faire ? Qu’est-ce que la Princesse Meria, ma grand-mère, ou le Prince Nymor, mon père, auraient fait dans pareille situation ? Comment réagirait ma propre mère, propriétaire d’un bordel ? Les premiers auraient déclaré des guerres, la seconde aurait sûrement accompli un acte suicidaire et violent pour se venger. Qu’importe le prisme, cette notion est omniprésente : la soif de vengeance. Un sentiment qui m’a été étranger jusqu’à aujourd’hui, et malgré toutes les peines et les injustices que j’ai essuyé personnellement.

Pourquoi maintenant ? La réponse s’impose presque aussitôt. Parce que c’est injuste. Injuste qu’on me prive de ma famille, de ma maison et de mes droits après tant de sacrifices. Injuste qu’on me relègue à des rôles secondaires, en m’offrant que les miettes d’un pouvoir que j’ai pourtant aidé à bâtir jadis et qui aurait dû appartenir à un enfant légitime de la Maison Martell. Injuste qu’on glorifie les traîtres, et qu’on me force à faire la paix avec les assassins.

Je suis lasse de ces injustices.

- Vous parlez de choix contre-nature.

Mes pupilles ne le quittent plus, guettant ses réactions futures. Je me rapproche davantage, prête à recueillir toute confidence future.

- Dites-moi, jusqu’où vous irez pour protéger Léliana ou pour la venger si vous échouez à votre tâche ? , demandais-je, le plus sérieusement. Qu’êtes-vous prêts à faire, à sacrifier et à commettre comme crime pour assurer l’avenir de cette fille que vous adorez … autant que vous craignez.

J’ai des yeux.
J’ai des instincts.

J’ai vu les siens.
J’ai senti ces émotions.

Qu’il n’ose pas nier.

Roi Manfred, Princesse Mahée … ni l’un, ni l’autre, n’est une solution ! Le premier est le bourreau de la Principauté aux yeux de tous et de toutes et peut s’allier aux nouveaux arrivants d’Essos – les meurtriers de Deria et Anders. La seconde est la rebelle qui a affaibli ma Maison, et l’alliée jurée de la Maison Durrandon – les meurtriers de Nymor. Dans ces conditions-ci, vers qui puis-je sérieusement me tourner ? Qu’importe le choix, je trahis mon sang !

L’homme répond à mes questions. Que désire-t-il ? La protection de Léliana, à tout prix. Que ferait-il s’il lui arrive malheur ? Il se vengerait. D’une certaine manière, le mercenaire vient de répondre à ma question – ou a dissipé un premier pan de brouillard. La vengeance est mon seul moteur, aujourd’hui. J’ai été incapable de conseiller convenablement Deria et la sauver d’une mort certaine. J’ai échoué à convaincre Anders de me suivre, lorsque la situation était clairement chaotique pour notre sœur. Mon plus jeune frère va souffrir des décisions passées et prises par les princesses et princes avant lui. Sa survie ne tient qu’à un fil. Il vaut mieux que je me prépare à porter son deuil, qu’à espérer qu’il soit encore vivant lorsque je remettrai pied à Dorne – si un tel événement arrive.

Je veux faire mal autant qu’on m’a fait mal.
Je veux faire souffrir autant que je souffre.

Ni les privations du quotidien, ni les insultes sur ma condition – ou mes choix – ne peuvent me faire autant de mal que l’absence de ma fratrie, et tous ces assassinats nullement vengés ! Ce désir est légitime et, pourtant, je me hais à désirer une telle chose. Je n’aime pas cette Arianne qui se profile à l’horizon. Elle est tout ce que je déteste, tout ce que je fuis, tout ce que je ne cautionne pas. Pourtant, la mue est lancée, et je sens ces changements au plus profond de moi.

Je ne dis rien lorsqu’il termine l’énoncé de ses conditions. Pendant de longues minutes, je l’observe sans aucune émotion. Finalement, un sourire mêlant mélancolie et bonheur se dessinent sur mes lèvres. Un sourire qui s’évanouit bien vite.

- Nous sommes différents sur bien des points, Ser Robyn. Notre sang, notre naissance, nos parcours, et nos caractères … nous n’avons rien en commun. Pourtant, je jurerai du contraire. Je suis persuadée que nous sommes très semblables, commençais-je, ne le quittant pas du regard. Vous et moi sommes des gardiens, des protecteurs. Nous ne vivons pas pour nous, mais pour cette personne ou ces personnes que nous avons juré de protéger et de soutenir. Je vous comprends donc parfaitement, et je ne vous tiendrais pas de rigueur si vous m’abandonnez, dis-je, calmement. Je ne tremble pas, je n’exprime aucune peur. Je suis enfin en paix avec cette perspective d’une vie courte. Je suis prête à mourir d’un instant à l’autre, pour la simple et unique raison que je n’ai plus rien à perdre. J’ai échoué. Vous, vous avez encore une chance de réussir. Je vous envie, avouais-je, le ton lourd de regret et de tristesse. Je vous remercie pour votre franchise. Et vos conseils. Quelque part, vous m’avez éclairé sur ce chemin que j’ai emprunté aveuglément.

La vengeance.

Qu’est-ce qui peut encore me guider mes pas, hormis ce désir ? Quel autre sentiment puis-je embrasser, aujourd’hui, dépourvue de famille et d’amis ? Qu’est-ce qui peut me motiver, encore, chaque matinée à affronter ce monde ? Rien, ni l’art, ni la joie, ni le pardon, n’arrivent à égaler cette furieuse envie d’apporter autant le feu à ce monde que ce monde a apporté dans le mien.

Qu’il en soit ainsi.

Je relève la tête au ciel. Le temps s’éclaircit davantage. Les premiers filaments de l’aube perturbent les ténèbres de la nuit.

- Existe-t-il un rituel, ou une première, où nous nous engageons aux yeux de votre Dieu à une tâche, et que nous nous y attèlerons chaque jour, Ser Robyn ?

La pluie m’a lavé de cette naïveté passée. La pluie m’a poli de toutes ces imperfections propres aux idiotes et aux inconscientes. Et la pluie m’a couvert de cette boue sale, gorgée du sang de victimes passées ou des péchés de ces hommes.

Qu’il en soit ainsi.

Après, nous rentrerons.