Je reprends mon souffle, esquissant un sourire à l’attention de mon adversaire du jour. Un jeune soldat, qui n’est là que depuis quelques semaines et qui s’est retrouvé presque tétanisé quand je lui ai proposé de s’entraîner avec moi. Les autres ont souri et l’ont encouragé avant que nous ne commencions à croiser le fer. Et il s’est montré un combattant redoutable une fois le moment de gêne passé, m’octroyant quelques coups particulièrement bien placés. Si j’ai manqué de finir à terre à plus d’une reprise, j’ai eu de la chance et c’est lui qui est tombé le premier.

Et je lui tends la main pour l’aider à se relever, laissant filer, toujours essoufflé. « Et bien, voilà qui était un entraînement des plus intéressants. Vous avez su placer vos coups et tenter votre chance en profitant des moindres failles que j’ai laissé passer, c’est excellent. » Pour un peu, je dirais qu’il serait en train de rougir et, à voir la façon dont les autres s’esclaffent, c’est probablement le cas. Je lui tapote l’épaule, retenant un sourire amusé, avant de m’éloigner de quelques pas, les battements de mon coeur retrouvant petit à petit un rythme normal.

C’est pour ça que je suis venu à Noblecoeur. Pour rappeler à mes hommes que j’étais toujours là, prêt à me battre pour eux, avec eux. Quels que soient les obstacles qui se trouveront sur notre route. Je sais que c’est loin d’être gagné et que nous n’aurons de cesse d’avoir des nouveaux ennemis à combattre. Mais c’est avec eux que tout a commencé. Pour eux d’ailleurs. Et la promesse que je me suis faite semble prendre un peu plus son sens alors que je suis ici, avec ces hommes qui saignent et meurent pour notre cause.

Mon attention est alors captée par mon jeune écuyer. Je me dirige vers lui d’un bon pas, lui tendant mon épée alors que je souffle, d’un ton léger. « Alors, qu’as-tu pensé de cette petite séance d’entraînement ? Tu étais là depuis le début ? » Je frotte la nuque, non sans jeter des regards aux alentours avant de reprendre, toujours sur le même ton. « Nous n’avons pas vraiment eu le temps de discuter tous les deux depuis notre arrivée ici. Il faut dire que nous avons été fort occupés. J’espère que tu as un moment à me consacrer Sacha. » Je suis curieux de savoir ce qu’il a pu voir ou entendre ici. Si les gens sont plus réservés lorsque je suis là, ce n’est sûrement pas le cas du jeune homme qui sait se faire discret lorsque c’est nécessaire. Et si je ne lui ai pas expressément demandé de s’informer de ce qui se passe, je sais qu’il se fera un point d’honneur à me raconter ce qu’il a pu vivre. Connaître un point de vue différent du mien sera toujours une bonne chose, surtout que les hommes ici ont besoin qu’on les écoute, qu’on les comprenne. Je m’arrête brusquement de marcher, avant de secouer la tête. « J’oubliais le plus important. Comment vas-tu Sacha ? » Je l’ai vu souvent courir partout, se rendre utile là où il le pouvait. Et je gage qu’il doit être fatigué. Mais cela ne fait malheureusement que commencer. Les prochaines semaines vont être rudes, pour tout le monde. Et il faut que nous soyons prêts face à ce qui nous attend. Autant qu’il est possible de l’être en tout cas.

Je ne saurais dire si c’est le destin ou le hasard qui a mis le jeune Racin sur mon chemin. D’aucun aiment à dire que ce sont les Dieux qui mènent la danse, qui nous font croiser la route de certaines personnes et pas d’autres. De mon coté, je préfère avoir le sentiment que j’ai tout de même un tant soit peu de libre arbitre, que je peux décider des personnes qui seront à mes cotés, surtout dans cette guerre qui ne manque pas de nous toucher de plein fouet. Et le potentiel que j’ai senti chez le jeune Sacha me donne envie de voir quelle route il va suivre, les choix qu’il va faire. C’était mon choix de demander à ce qu’il soit mon écuyer, même si cela a failli ne pas arriver.

J’attrape la gourde d’eau que j’ai échangée contre mon épée et j’ai un sourire à l’attention du jeune homme, avant de boire de longues gorgées. « Instructive ? Dis-moi donc ce que tu as retenu de ce petit échange. » Je suis curieux d’entendre sa première réponse à dire vrai. Qui va probablement différer de la leçon que je tiens à lui donner, même si je ne cherche en rien à le piéger. Je veux juste qu’il apprenne, qu’il comprenne le rôle qui sera également le sien s’il devient le chevalier du Conflans qu’il souhaite devenir.

Et je l’observe avec attention, non sans lui sourire plus largement quand il me dit qu’il va bien. Je l’imagine difficilement dire autre chose, surtout au vu de la mine qu’il arbore et qui n’a rien à voir ou presque avec celle qu’il avait le jour où je l’ai rencontré. « Il y a en effet fort à faire avec la guerre qui s’annonce. L’hiver se termine et les combats ne tarderont pas à recommencer. » Je me tourne en direction de Sacha quand il finit par reprendre la parole et je hoche la tête. « Evidemment que je suis inquiet. Il faudrait être inconscient pour ne pas l’être Sacha. La vie de nombreuses personnes va être entre nos mains. Chacune des décisions que nous prendrons à l’état-major risque d’impacter chaque personne que tu vois autour de nous. Certains vont mourir et ne rentreront jamais chez eux. » Je laisse filer quelques secondes, pour voir la réaction du jeune homme. Je me demande s’il est prêt pour ce qui va nous arriver, si tant est qu’on peut réellement l’être un jour. Même moi je me demande si je le suis à chaque fois, avant chaque prise de décision et avant chaque bataille.

Je suis sur le point d’ajouter quelque chose, quand un jeune homme s’approche timidement moi, me tendant une missive. « Pour vot’ majesté. J’devais le donner en mains propres alors j’vous ai cherché. » Je fronce légèrement les sourcils en reconnaissant l’écriture de Lysara et je relève la tête en direction du jeune messager. « Tu as fait la route depuis Vivesaigues ? Mazette. Va donc prendre de quoi manger et repose-toi un peu. Avec ce temps, ça n’a pas dû être de tout repos. » Je reporte mon attention sur Sacha alors que le jeune homme ne se fait pas prier pour chercher de quoi se restaurer, gardant la missive en main sans m’en soucier pour le moment. « Et toi alors. Est-ce que tu es inquiet ? Et que penses-tu de l’atmosphère générale ici ? Tu t’attendais à ça ? » Le souvenir de mon premier campement, des premiers moments d’excitation avant la bataille me semble bien loin. Pour autant, je suis curieux de voir la façon dont Sacha peut bien vivre tout cela.

Je me fends d’un rire alors que le jeune Racin me répond sans mâcher ses mots. « Te voilà particulièrement observateur. Enfin pour ma faille à gauche. J’en prends bonne note. Tu as des idées pour que je puisse m’améliorer alors ? Et pour ce qui est de faire peur à mon adversaire… » Je le fixe un instant, le regard pétillant. « Ce qui est important Sacha et la principale raison de notre présence ici, c’est qu’il faut toujours rappeler aux hommes qui combattent avec nous qu’ils ne sont pas seuls. Que nous sommes là pour les soutenir. Si je suis devenu Roi, c’est pour eux, grâce à eux. Et je ne veux pas qu’ils l’oublient. Ce genre d’entraînement leur permet de ne pas oublier que je suis toujours comme eux. Avec eux. Tu comprends ? »

Et nous commençons à marcher, alors que je lui avoue être inquiet. Ce n’est pas une faiblesse pour moi, c’est même faire preuve de rationalité face à ce qui ne manquera pas de nous attendre dans les prochains mois. En espérant en voir le bout un jour, ce qui n’est pas forcément une certitude me concernant. Pour lui, peut-être. Je laisse filer un silence avant de reprendre, d’une voix douce. « Un jour peut-être toi aussi tu auras ce genre de décisions à prendre. Tu auras peut-être la vie d’hommes à gérer. Tu crois que tu en seras capable ? » A le voir, à regarder comment il a évolué ces derniers mois, je n’ai pas de doutes à ce propos. Reste à savoir s’il en aura vraiment envie, s’il se sent l’envergure d’un meneur. A son âge, c’est peut-être encore délicat à considérer mais, s’il veut vraiment suivre la voie d’un chevalier, peut-être que cela finira par arriver.

Je l’écoute, curieux, alors que je lui demande son point de vue sur ce qui se passe. Et j’ai une ombre de sourire à le voir remuer le nez, non sans me rappeler que, d’une certaine façon, ce n’est encore qu’un enfant. Qui fait tout de même preuve d’une certaine sagesse, avouant lui aussi qu’il n’est pas serein. « Inquiet à propos des batailles à venir ou d’autre chose ? Et tu avais déjà vécu ce genre d’ambiance ? J’avoue que c’est… grisant quelque part. Cette tension, cette sensation que tout peut arriver, que tous les hommes ici sont là pour en découdre, pour se battre et pour défendre les valeurs qui sont les nôtres. » Enfin, certains ne sont là que pour voir le sang couler ou pour se forger une réputation. Mais au final, peu m’importe, tant qu’ils donnent tout ce qu’ils ont et que nous avons l’avantage sur nos ennemis. Chaque épée comptera et je n’en suis que trop conscient.

L’espace d’un instant, j’en ai presque oublié la présence du jeune garçon. Et je retiens un sursaut quand il reprend la parole, alors que je suis sur le point de lire la missive de Lysara. Je fronce les sourcils, me faisant pensif à sa question. « … ce genre d’ambiance ? Tu parles de cette tension qui précède le combat ou de la guerre en général ? » J’avoue, je suis curieux qu’il ait pensé à ça, gardant la missive entre mes mains sans l’ouvrir.

A mesure que j’écoute Sacha, je réalise à quel point il prend le temps d’observer ce qu’il y a autour de lui. Ce qui est un atout non négligeable, surtout s’il a vocation à devenir réellement un chevalier plus tard. Même pour un simple soldat, c’est important de ne pas foncer dans le tas sans avoir pris en compte son environnement. Et la vie qu’a déjà pu mener mon écuyer, malgré son jeune âge, l’a déjà préparé à devoir composer avec de nombreux obstacles contre lesquels il ne pouvait rien.

A sa remarque, j’ai un bref hochement de tête. « Bonne idée en effet. Mais ce ne sont pas les adversaires les plus nombreux malheureusement. Beaucoup préfèrent manier leur épée de la main droite. » Ce qui m’étonne quelque peu à la réflexion. Je me fige au reste de ses propos et je le regarde, un sourire un rien incrédule sur les lèvres. « M’admirer ? Voilà un terme bien fort Sacha. Je ne suis pas sûr d’avoir réellement fait quoi que ce soit qui mérite l’admiration à dire vrai. Mais je suis flatté. Vraiment. » Je ne m’y attendais vraiment pas et il me faut bien quelques instants pour reprendre une contenance.

Et je toussote, avant d’embrayer sur un sujet que je maîtrise plus. Il faut dire que je n’aime pas vraiment être au centre de l’attention et être un sujet d’admiration a quelque chose de déstabilisant. Je suppose que je devrais m’attendre à cela depuis que j’ai accepté cette couronne, que ce soit de l’admiration ou de la haine. Mais susciter des sentiments aussi extrêmes n’est une habitude et j’ai du mal à imaginer que cela pourrait le devenir. Alors je chasse cette pensée et j’ai une ombre de sourire aux propos du jeune homme. « C’est ainsi qu’il devrait être oui. Mais tout le monde ne le pense pas. Un orphelin pourra devenir un grand soldat si l’on prend soin de lui et qu’on lui confie la dague qui valait plus chère que sa vie. C’est comme ça que je le vois en tout cas. » J’ai un temps avant de reprendre, songeur. « Tu accorderais plus de vie à ceux que tu connais qu’à des inconnus alors ? » Aucun jugement dans ma voix, bien au contraire. Il est important de savoir jusqu’où il serait capable d’aller et les limites de ses propres valeurs. Pour voir jusqu’où je pourrais le pousser si cela s’avère nécessaire.

Je continue de le fixer, jouant distraitement avec la missive avant de souffler, d’un ton léger. « C’est une ambiance unique. Particulière. Qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Certains font tout pour la revivre une fois qu’elle est retombée, quitte à risquer leur vie pour cela. » Et mon regard se perd un instant dans le vide avant que je ne reprenne, plus sérieusement. « Cela répond peut-être en partie à ta question Sacha. Je ne sais pas si nous verrons un jour sans guerre. En ce qui me concerne en tout cas. J’ai passé plus de la moitié de ma vie à me battre et, comme beaucoup, je ne suis pas vraiment un homme de paix. Je ne sais pas ce que c’est, même si j’aspire à la voir arriver pour mes enfants. Pour toi également. J’aimerais m’inquiéter de l’avenir de mes paysans, de voir les terres que nous aurons enfin récupérées verdir et donner de belles récoltes. Mais pour l’heure, ce n’est qu’un doux rêve. Que je ne suis pas sûr de vivre. Mais si je dois donner mon sang pour cela, je le ferais. Et toi ? » Je sais, la question est un peu rude pour un jeune homme de son âge. Après tout, il a bien des choses à vivre et il n’a pas la guerre qui pulse dans ses veines depuis toujours ou presque. Même si, à la réflexion, je n’étais guère plus vieux que lui quand tout a commencé.

Il est amusant de voir à quel point Sacha a changé depuis notre première rencontre. Le jeune garçon timoré, méfiant, commence enfin à prendre confiance en lui et l’homme qui se dessine petit à petit sera quelqu’un de bien, j’en suis persuadé. Même s’il a encore beaucoup de chemin à faire, il est sur la bonne voie. Et j’ai un large sourire en réponse à son rire. Voilà un son plutôt inhabituel au vu des circonstances et qui reste agréable à entendre. « Il faut maintenant t’entrainer pour que cet avantage d’un instant te permette de prendre et de garder l’ascendant sur le reste du combat. Tout peut se jouer en quelques instants et, si tu te débrouilles bien, tu pourras déstabiliser assez longtemps ton adversaire pour porter un coup fatal rapidement. »

Au reste, je le fixe un instant sans rien dire, attendant peut-être plus d’explications qui ne viennent pas. Alors, je me contente de souffler, un « et bien soit… » ponctué d’un léger rire. « Je tâcherai donc d’être à la hauteur. » Même si j’ai du mal à comprendre ce qui justifie ce sentiment. Enfin, dans le fond, si cela lui permet d’avancer et de faire de son mieux, c’est ce qui compte. Je suppose. J’essaie de chasser cette gêne pour le moins inattendue et les sujets s’enchaînent, avec une facilité déconcertante. « J’aime à poser des questions complexes qui n’ont pas vraiment de réponse. C’est intéressant et cela permet aussi de voir ce que les gens pensent vraiment. Au fond, c’est plus leur raisonnement, le cheminement de leur pensée qui importe. » Et j’ai un temps, me faisant pensif un instant. « Ta réponse est pour le moins intéressante. »

Je l’écoute alors qu’il continue sur sa lancée et qu’il m’expose son point de vue. Avant de souffler, avec un demi-sourire. « Donc, j’ai une question. Si tu dois choisir entre la vie d’un inconnu dont tu te seras persuadé qu’il est l’ennemi, qu’il a violé, tué et j’en passe… et quelqu’un que tu connais suffisamment pour le détester. » Inutile de citer son père à haute voix, c’est l’évidence-même. « … que ferais-tu ? » J’ai un temps et je reprends, toujours sur un ton tranquille, comme pour le rassurer sur le fait qu’il n’y a pas vraiment de bonne ou de mauvaise réponse. C’est pour qu’il apprenne, qu’il comprenne ses propres limites. « Mais tu as raison, c’est une forme de protection. Mais qui peut être à double tranchant. Regarde autour de toi. Tu as des ennemis d’hier qui sont devenus des alliés. Et peut-être que les hommes que nous tenterons de tuer demain changeront de camp et prêteront allégeance à l’Empire. Comment arriver à passer outre cette haine qu’on aura cultivée juste pour ne pas sombrer dans la folie, pour survivre ? » Voilà une vaste question que je me pose chaque jour, quand je vois mes hommes, quand je songe à ceux que nous allons affronter qui étaient, il y a quelques mois à peine, mes alliés. Et je n’ai toujours pas la réponse qui me satisfait le plus.

Mon sourire se fait plus doux au reste. « C’est une bonne chose Sacha. Même si j’aimerais autant que tu sois là pour voir ces champs fertiles. » Après tout, c’est pour des gens comme lui que je me bats, que j’essaie de construire quelque chose. Et je penche la tête sur le côté, la mine curieuse. « Voilà des paroles que je ne m’attendais pas à entendre venant de quelqu’un d’aussi jeune. Sans vouloir t’offenser évidemment. Pourquoi est-ce que tu penses à cela ? »

Je gage que, pour un jeune homme de son âge, entendre encore et toujours qu’il doit s’entraîner sans relâche doit être un peu frustrant. D’autant que la guerre est à nos portes, dans nos demeures depuis longtemps déjà. Il n’a connu que cela ou presque, de loin jusqu’à présent mais, aujourd’hui, il est en plein coeur de l’action. Et il ne sait pas encore vraiment quelle est sa place. C’est peut-être aussi pour cela que je souffle, quand bien même il a l’air assuré dans ses propos. « Je continue de m’entraîner tous les jours aussi. Et je suis loin d’atteindre le niveau que je souhaiterais avoir. Les maîtres d’arme n’ont de cesse de me répéter quels sont mes point faibles. Je suis presque sûr qu’ils en prennent un malin plaisir soit-dit en passant. » Je me fends d’un clin d’oeil tout en parlant.

Si j’ai été quelque peu gêné par cette admiration qu’il semble me vouer, j’avoue trouver bien plus intéressant de le questionner, d’apprendre à mieux le connaître. Il est loin d’être idiot, loin d’être empoté et ses réflexions sont pour le moins intéressantes. J’espère qu’il ne me voit pas comme prêt à le prendre en défaut dès que l’occasion s’en présentera, c’est même tout le contraire. Et je l’écoute avec attention, avant de souffler, à mon tour, songeur. « Tu sais ce que j’aurais répondu à ta place ? J’aurais tué celui que je ne connais pas. Parce que justement, je sais de quoi il est capable, je sais quoi faire pour l’empêcher de nuire sans avoir à m’ajouter une menace supplémentaire. Mais ton point de vue est intéressant, ça mérite réflexion. »

Je suis plutôt satisfait de voir qu’il me regarde dans les yeux et qu’il semble assuré dans ses propos, quand bien même je suis parfaitement conscient que, lorsque l’on fait réellement face aux évènements, l’on n’a pas forcément la même attitude, les mêmes réflexes. Mon soupir fait ensuite écho au sien alors que je hoche la tête, mon regard fixant le vide un instant. « Le ventre plein est en effet un bon point de départ. Comme un pays sans guerre. Difficile de devenir ami avec des gens que l’on a essayé de tuer hier, même si l’on a nombre de ressemblances. » Le sang appelle le sang bien trop souvent malheureusement. Et je sais très bien que cela va continuer. « Peu m’importe de l’être tu sais Sacha. Tant que cela arrive un jour. » Je me suis fait plus doux avant d’aborder un sujet autrement plus délicat. Si je savais déjà que son père l’avait maltraité, c’est la première fois qu’il le dit aussi franchement. « Tu sais, à y bien réfléchir, je crois que je n’ai jamais connu cette haine que tu as pu ressentir pour ton père. Je peux parler d’avoir haï le Noir, mais c’était plus une image, ce qu’il pouvait représenter. Il n’y avait au fond, rien de personnel. Tu vois ce que je veux dire ? Alors je me demande quel visage je pourrais bien voir si la mort venait à moi pour de bon. »

J’ai un léger froncement de sourcils à cette idée, avant de me souvenir de la missive de Lysara. Je m’excuse alors d’un geste de la main pour la lire rapidement, histoire de m’assurer que tout va bien et que je peux continuer à deviser avec le jeune homme tranquillement. Avant de partir m’entraîner à mon tour. Sauf qu’à mesure que je déchiffre les propos de ma cadette, je me fige totalement, arrêtant même de respirer. Et je me sens blêmir comme jamais. Parce qu’en réalité, rien ne va. Plus rien ne va du tout.

Parfois, je me demande quand l’entraînement ne sera plus suffisant. Quand viendra le moment où l’ennemi sera bien trop fort et quand nos forces finiront par être vaincues. Fort heureusement, ce n’est pas encore pour aujourd’hui et, dans l’immédiat, mon plus gros souci et d’essayer de comprendre autant que possible le jeune homme qui me fait face. Il s’avère être intéressant et a un point de vue marqué sur les choses, ce qui me surprend parfois au vu de son âge. Mais il a un passif bien différent de ce que pourrait avoir vécu quelqu’un de 12 ans. Et il arrive à éveiller bien souvent mon intérêt par ses réflexions et ses remarques. « Ils trouveront un autre défaut à effacer quand celui-ci aura disparu, je n’ai aucun souci à ce propos. »

Je me suis fait amusé même si je retrouve mon sérieux au reste de notre discussion. « Je suppose oui. Les réponses les plus justes sont surtout les plus sincères. Et il est facile d’affirmer ce qu’on le ferait si l’on était dans telle ou telle situation sans vraiment savoir ce que l’on ferait face au danger. » Ou à la mort. Beaucoup se trouvent un courage qu’ils ne pensaient même pas exister, surtout lorsqu’il s’agit de défendre sa femme, ses enfants ou la terre qui nous a vu naître. Et d’autres montrent un visage de lâcheté dont personne ne devrait se vanter.

A sa réplique, j’ai un silence, avant de hausser les épaules. « Je ne suis pas sûr. Parce qu’une fois que la personne ciblée est morte, qu’est-ce qu’il nous reste ? » Le vide. Plus de but dans la vie. Et apprendre à se construire autrement que sur la haine. C’est difficile et, dans l’immédiat, il nous reste assez de monde à détester avant d’y songer. Mais j’espère que ce jour viendra, que je connaîtrais ce problème.

Sauf que tout s’efface à la lecture de ces quelques mots. J’avais cru que le monde s’était effondré d’une certaine façon quand mon père est mort il y a quelques mois. Mais en réalité, il n’en est rien. Il n’y a rien de comparable à ce vide qui semble me gagner à mesure que passent les secondes et que Sacha attend une réaction de ma part. Que je suis incapable d’avoir. Même si, au bout d’un temps que je serais bien incapable de définir, je finis par souffler, d’une voix totalement neutre qui ne me ressemble pas. « Ma femme est morte. » Et je me relève. « Il faut que je... » Sans même finir ma phrase je m’éloigne du jeune homme. Du camp. Comme si cela me permettrait de fuir ce qui vient de se passer. Sauf que je sais que ça n’arrivera pas. Que plus rien de bon ne va arriver maintenant.