Ce matin-là ressemblait malheureusement trop aux autres. Depuis la prise de la cité fortifiée de Pierremoutier, Lyham s’était accordé un peu de repos. Les semaines incessantes de campagne des deniers mois avaient accumulé chez lui une fatigue certaine et tenace, laquelle ne faisait qu’accentuer les élans mélancoliques auquel il était sujet depuis la mort de sa chère et tendre Alysanne. Tout son entourage, toute sa cour, se préoccupaient pour sa santé depuis lors. Chacun voyait bien que le Roi Lyham souffrait d’un mal intérieur dont il ne parvenait pas à se départir. Parfois, ses plus proches parents et conseillers s’essayaient à aborder la chose avec lui, sans succès. Il ne voulait pas en discuter. A quelques reprises auparavant, Lyham avait tenté d’extérioriser le décès de sa Reine en verbalisant sa disparition, et en se confiant sur son état d’esprit. Ce faisant, il s’était imaginé pouvoir expier sa douleur, mais n’avait cependant obtenu que son ravivement. Par défaut, Lyham se voyait contraint d’intérioriser son deuil. Les rares moments où il s’était surpris à ne pas voir ses pensées obnubilées par sa défunte épouse étaient ceux lors desquels il ne réfléchissait précisément pas. La guerre, à ce titre, Lyham la vivait comme une forme de thérapie.

A peine réveillé, Lyham vit débarquer dans sa chambre son écuyer, Sacha de la noble maison Racin. Comme à son habitude, le jeune Lord devançait tous les besoins de son Roi. Il lui porta de quoi petit-déjeuner. Le repas copieux ferait du bien au Roi Tully. Avant de commencer à manger, Lyham proposa immédiatement à Sacha de se servir parmi les plats. D’un signe de tête approbateur, il lui sourit chaleureusement :

[Lyham] « Bonjour Sacha. Je vous remercie. Je vous en prie, servez-vous. Il y en a largement assez pour deux. »

Le Roi des Rivières et des Collines attrapa une grappe de raisins et commença à déguster. Sur sa table de chevet, plusieurs missives et papiers trainaient négligemment ; différentes affaires intérieures et extérieurs à traiter. Il s’était endormi dessus, la veille. Lyham posa sur son lit le plateau que lui avait apporté Lyham. Sans oublier de picorer parmi les mets délicieux qui y figuraient, Lyham rejoignit une petite table, dans un coin de la pièce, devant laquelle se tenait un miroir. Il attrapa le récipient rempli d’eau fraîche, que Sacha avait mis à sa disposition, y plongea ses mains, puis commença à se laver le visage. Une fois rafraîchi, le roi s’essuya. Tandis qu’il déambulait dans sa chambre, il grimaça en tentant d’attraper l’un de ses vêtements. Son épaule, blessée lors de la bataille d’Aubray, l’année dernière, se ravivait parfois, à la faveur du froid ou de l’humidité.

Son écuyer engagea la discussion, et Lyham ne tarda pas à lui répondre.

[Lyham] « Je vais bien. Profitons du court répit que nous offre la prise de Pierremoutier. Le Bief ne restera pas sans réagir, et l’Ouest pas davantage. »

A la question de savoir s’il pouvait l’aider pour quelque chose, Lyham ne répondit pas. De toute évidence, c’est qu’il n’avait besoin présentement de rien. Le Roi poursuivit cependant sur un tout autre sujet.

[Lyham] « Navré d’évoquer ce sujet de manière aussi abrupte, cher écuyer, mais je me demandais ; avez-vous eu des nouvelles de votre père, depuis son bannissement au Nord ? »

Il marqua une courte pause, avant de reprendre.

[Lyham] « Depuis des semaines, je n’ai pas trouvé beaucoup de temps à consacrer à votre apprentissage. Vous êtes mon écuyer, et j’ai la responsabilité de vous enseigner tout ce dont vous aurez besoin pour prétendre au titre de chevalier. Ce temps, nous l’aurons enfin dans les prochains jours. Il nous faudra donc pratiquer le combat et que je vous instruise sur certains aspects de la tactique. »

Lyham écouta sans l’interrompre les réponses du jeune Sacha, qui décidemment ne manquait jamais aux règles de l’étiquette. Tandis qu’il l’observait dans sa manière d’agir et de s’exprimer auprès de lui, Lyham réalisait l’admiration que le garçon lui vouait, tout à fait manifeste. Il n’avait jamais vraiment intellectualisé la chose auparavant mais cette attitude le frappait aujourd’hui. Le Roi du Conflans dévisagea son écuyer et, toujours attentif à ses mots, se disait qu’il était peut-être devenu pour ce dernier, bon gré malgré, la figure paternelle dont il avait pu cruellement manquer. Avec l’exil de son père et la grande distance qu’il avait toujours conservé vis-à-vis de sa famille, Sacha lui semblait comme un paria à sa propre lignée, ayant tiré un trait sur tout héritage à caractère familial. Qu’importe pour Lyham : cela ne le dérangeait pas. Il avait accepté le jeune Racin comme écuyer et, ce faisant, avait pris l’immense responsabilité de le conduire vers le chemin de la chevalerie. La relation entre un chevalier et son écuyer revêtait, par nature, un caractère souvent fusionnel. Elle n’était pas si différente, à certains égards, de celle qu’un père peut entretenir avec son propre héritier.

A l’évocation de l’exil de son père, Lyham acquiesça d’un signe de tête, sans s’épandre davantage. Il avait de toute façon approuvé la décision impériale qui lui avait imposée, un an auparavant, d’endosser le manteau noir de la Garde de Nuit. C’était fut d’ailleurs après ce procès que Lyham Tully, alors nouveau Roi fédéré des terres des Rivières et des Collines, avait pris sous son aile le jeune Sacha.

Pendant que le garçon finissait de lui répondre, Lyham enfilait quelques vêtements ; ceux-là même qu’il portait lors des séances d’entraînement avec ses propres maîtres d’armes. Une fois prêt, il se retourna vers Sacha et poursuivit la conversation.

[Lyham] « Oui, l’ennemi du Bief est certainement bien accaparé par le front Est. Mais l’armée des Hightower est immense, et la ruse du Roi Manfred ne doit pas être négligée. N’oublions pas non plus que ce dernier est secondé dans ses plans par la Reine Eren, dernière héritière directe de Harren Hoare. Nous avons plus d’une raison de rester aux aguets, et de ne laisser aucune place au répit dans nos rangs. »

Lyham s’avança vers la sortie de sa chambre puis il ouvrit la porte, derrière laquelle deux chevaliers de sa garde personnelle se tenaient en sentinelle. D’un geste du bras, il fit signe à Sacha de passer devant lui et de quitter ses quartiers.

[Lyham] « Après vous Sacha. Nous descendons à la place d’armes. Nous allons organiser une séance d’entraînement improvisée. Ce sont souvent les plus productives. »

Tous deux descendirent jusqu’à une cour intérieure du château de Pierremoûtier, dans laquelle un grand cabanon abritait plusieurs râteliers, composés d’armes réelles et de répliques en bois de chêne. Sans hésitation aucune, le Roi du Conflans s’empara d’une lame en fer, largement émoussée toutefois, et en jeta une seconde dans les bras de son écuyer. Ces épées n’étaient plus suffisamment aiguisées pour présenter un grand danger au tranchant, mais restaient cependant capables de blesser de manière contondante, ou par estoc. Les passes d’armes qu’ils engageraient seraient donc réalistes, mais présenteraient un risque assez maîtrisé.

Lyham invita Sacha à se mettre face à lui et à adopter sa posture de combat.

[Lyham] « Commençons par revoir les fondamentaux. Posture. Garde. Distance. Déplacements. »

Il laissa à son écuyer le temps de mettre en œuvre les principes élémentaires de l’escrime, qui lui avaient déjà été enseignés. Une fois que les acquis furent bien vérifiés, Lyham enchaîna.

[Lyham] « Bien. Attaquez-moi désormais. C’est l’heure de la mise en pratique. »

Le Roi du Conflans se mit lui-même en garde, de façon à bien faire comprendre à Sacha qu’il s’agissait désormais de la partie sérieuse de l’entraînement. Il lui laissait l’initiative d’engager les hostilités.

Le garçon ne se fit pas prier pour descendre avec son Roi les quelques dizaines de marches d’escalier qui les séparaient du terrain d’entraînement. Ce dernier était facilement reconnaissable en ce qu’il consistait fondamentalement en une grande cour intérieure boueuse. Un peu partout, à demi enterrés, l’on distinguait des morceaux de bois brisés. Ils témoignaient des joutes quotidiennes qui se tenaient ici, la plupart du temps autour d’armes reproduites en bouleau ou en pin, afin de ne pas user inutilement les lames ou de risquer maladroitement de se blesser. Et puis, parfois, certains chevaliers aguerris se livraient à des duels plus authentiques, leurs épées à la main. Quant à eux, Lyham avait donc opté pour un entre-deux ; deux lames délibérément émoussées, qui dans leur tenue et leur équilibre avaient tout d’une épée longue traditionnelle, sans toutefois disposer de leur tranchant.

Une fois face à face, le Roi du Conflans offrit donc l’initiative à son écuyer, lequel entama sans qu’on le priât une série de passe d’armes et de déplacements que Lyham ne connaissait que très bien ; pour cause, il les lui avait appris. Le jeune Racin entreprit d’abord de pivoter autour de la position de son Roi, cherchant ainsi une ouverture, puis s’engagea dans une passe lorsqu’il jugea qu’il pouvait démarrer les hostilités.

Lyham esquissa un rictus, tandis qu’il para les assauts velléitaires de son écuyer. Cette attitude, c’était exactement ce qu’il attendait de lui. Il n’était qu’un garçon, pas encore tout à fait un homme. Par conséquent, il n’en fallait pas beaucoup à Lyham pour contrer les coups de son apprenti. Outre des années de chevalerie, le Roi avait pour lui la force de l’âge à son grand avantage. Mais qu’importe, Lyham voulait éveiller une autre qualité ce matin-là, chez son protéger. Une qualité qui permet de gagner des guerres, lorsque d’aucuns ne se distinguent qu’en remportant des batailles. Cet attribut était celui de la détermination. De toute évidence, Sacha en regorgeait. Il se livrait entièrement dans ce duel, offrant cœur à l’ouvrage. Lyham ne le connaissait que trop bien ; il savait que, par-dessus tout, Sacha était heureux de prouver à son Roi qu’il avait progressé, et qu’un jour il deviendrait un grand chevalier des Rivières et des Collines.

Il s’agirait donc de continuer en ce sens ; de piquer à l’orgueil Sacha, et d’attiser sa combativité. Lyham fit un pas de retrait tandis que son écuyer s’était jeté vers l’avant pour l’atteindre. D’un même mouvement, le Sire de Vivesaigues profita d’une faiblesse dans la garde de Sacha pour lui porter un léger coup fouetté sur la main droite, celle avec laquelle il tenait présentement son épée. Tirant ensuite atout de la situation, Lyham fit remonter sa lame contre celle, déjà chancelante, de son apprenti. Il l’enveloppa dans un mouvement circulaire plein de dextérité qui, par inertie, termina de désarmer Sacha. Son épée d’entraînement virevolta un peu en l’air, avant de tomber aux pieds de Lyham, qui s’en empara aussitôt. Il sourit à Sacha de façon bienveillante, attrapa son épée par la lame, puis lui tendit de nouveau la poignée.

Deuxième round. Sacha se montra soudainement plus rusé. Il faisait nettement meilleur usage des enseignements qui lui avait été inculqués ; jouant de sa fausse patte et de la légèreté propre à son jeune âge pour feinter, se rendre inaccessible et chercher la bonne faille où planter son estoc. Lyham déjoua ses offensives mais, cette fois-ci, avec moins d’aisance. A un moment, il fut même surpris d’une passe de son apprenti, qui manqua de l’atteindre au foie dans une merveilleuse danse de lame pleine de dextérité.

Le duel dura encore une demi-heure, marqué par plusieurs temps de repos ; s’en suivit une leçon individualisée. Lyham avait profité de leur opposition pour observer les faiblesses ainsi que les forces de son écuyer. Il était donc temps de dresser un bilan de tout cela, et de travailler avec lui sur ses atouts, tout en corrigeant ses écueils. L’on passa en revue la tenue de l’arme, la garde, les positions, les déplacements, le cadrage de l’adversaire, l’importance de l’observation et du point de regard, le dosage dans l’utilisation de la force, absolument nécessaire pour durer lors d’un combat, l’accélération du rythme par opportunité, et tant d’autres points de détails qui, mis bout à bout, distinguent un combattant émérite d’une jeune pousse. Ce temps d’aparté, entre Lyham et Sacha, dura près de deux heures. A son issue, Lyham proposa au jeune homme de prendre un peu de repos.

[Lyham] « Nous avons bien travaillé, Sacha. Il faut désormais laisser le temps au corps et à l’esprit d’assimiler tout ce que nous avons vu aujourd’hui ensemble. Oh, et un conseil : ne négligez jamais l’alimentation. Un chevalier qui se respecte s’astreint à une hygiène de vie exemplaire ; de tous points de vue. Cela inclut la conduite, l’esprit, et le ventre. »

Le Roi du Conflans s’en alla calmement. Il prit la direction de la porte pénétrant dans la muraille, à partir de laquelle il regagnerait l’escalier jusqu’à remonter à ses appartements. Pour lui, la journée ne faisait que commencer. Il aimait la débuter par un exercice matinal, aussi cet entraînement avec Sacha lui avait fait le plus grand bien. Ses gens s’affairaient autour de lui, connaissant par cœur ses habitudes quotidiennes. L’on prépara son bureau, ses correspondances extérieures et les affaires urgentes du Royaume qu’il faudrait traiter rapidement. La vie de Roi, en somme…