-- Âtre-les-Confins, douze ans plus tôt. --
Sacha hurla. De douleur, de désespoir aussi. Elle venait d'apercevoir l'enfant : une minuscule créature à la peau aussi blanche que les draps poisseux de sueur qui l'enveloppaient. Le bébé tâché de sang s'égosillait à lui en briser le coeur dans les mains boudinées de la volumineuse cuisinière, Alma, qui s'efforçait maladroitement de le baigner dans une bassine d'eau tiède. Sacha le dévorait des yeux, frappée d'un pressentiment oppressant, afin de ne jamais oublier ce petit front plissé, ces poings fermés de colère, ces lèvres pourpres qui s'ouvraient naïvement sur le monde. Comme si celui-ci pouvait lui donner ce réconfort ! Il allait pleurer, pleurer longtemps.
Ses propres larmes ruisselèrent sur les joues de la servante qui tentait de reprendre son souffle précipité, juchée sur ses coudes pour garder encore un peu plus longtemps dans son champ de vision, entre ses jambes écartées et tremblantes, le petit être qu'elle ne reverrait jamais.
Car c'était désormais une certitude. Lord Omble avait annoncé que dès le lendemain de l'accouchement, elle serait installée sur une cariole pour rejoindre Fort-Terreur, afin d'entrer au service des Bolton. Tout cela pour ne pas froisser Lady Omble davantage, cela ne faisait aucun doute. Le souvenir du ton méprisant qu'il avait pris pour lui annoncer, ou plutôt lui jeter ce "Lord Bolton saura quoi faire d'une impertinente domestique", lui brûlait encore les entrailles. Comme si elle avait fait exprès d'être enceinte ! Alors que c'était lui qui l'avait engrossée, elle n'y était pour rien...
Mais Sacha serra les dents. Elle devait être forte, car la vie auprès des Bolton était disait-on particulièrement éprouvante. Elle se promettait de paraître aussi laide que possible, afin de ne pas reproduire deux fois les mêmes erreurs.
Alma enveloppa le bébé dans un linge, l'essuyant sommairement.
- Tu y donnes un nom ? aboya-t-elle à l'adresse de la servante.
- Moi ? interrogea l'autre, surprise.
C'est moi qui... - Qu'est-ce que tu veux qu'j'en sache ? Si l'maître veut pas lui en donner un, j'vais pas l'app'ler moi-même !- C'est, c'est... Appelle-le Bern, alors. Le nom de son père. Et un jour, peut-être, rencontrerait-elle Bern Snow sur la route, dans quelques années ?
-- Âtre-les-Confins, six ans plus tôt. --
- S'même pas vrai ! cria-t-il, sa petite bouche aux lèvres charnues tordue par la colère.
Ma mère c'était pas une putain ! - Qu'est-ce que t'en sais ? lui rétorqua le rouquin aux yeux d'un bleu profond.
Ma mère elle dit que t'es pas un joli-time, comme les autres enfants du maître. Et que quand t'es né, t'étais tellement laid qu'les gens disaient "l'est crade ce gosse" ! Et même que c'est pour ça qu'tu t'appelles Leyk ! Leyk rade !Les larmes aux yeux, Leyk se jeta sur le fils de la cuisinière, de deux ans son aîné, pour le griffer au visage. Il s'en suivit une brève lutte ponctuée de cris de rage et de douleur avant que les deux gamins ne se projettassent sur un meuble qui ploya sous leur poids combiné. Une avalanche de casseroles, de bols et ustensiles les ensevelit dans un vacarme du tonnerre, réveillant les chiens qui se joignirent à la fête, sans égard pour le sommeil de la maison des Ombles.
Alma et mestre Lorn accoururent les premiers pour séparer les deux chenapans, qui se prirent l'un comme l'autre une torgnole dont ils se souviendraient jusqu'à la fin de leurs jours. Tandis que la cuisinière secouait son fils en lui ordonnant de ne plus traîner à de pareilles heures parce qu'il lui faisait risquer sa place dans la maison des Ombles, mestre Lorn avait attrapé Leyk par le col et le sortait de la pièce, fulminant. Au détour d'un couloir, il poussa le gosse encore tremblant de fureur dans la bibliothèque, pièce où ils pourraient converser loin des chambres de Lord Omble.
- Leyk, qu'est-ce que je t'ai dit à propos de ces querelles ! Veux-tu que Lord Omble se débarrasse de toi ? Le mestre s'était accroupi pour que ses yeux fussent à hauteur du regard de la petite tête blonde. Ce dernier sentait la tristesse s'éprendre de lui, lui déformer les traits et lui tirer de nouvelles larmes qu'il s'efforça tant bien que mal de contenir. Mestre Lorn était l'une des rares personnes pour qui il vouait des sentiments positifs. Le vieil homme avait la peau tâchée et ridée, signe qu'il avait survécu à des dizaines d'hiver, mais au milieu de ce visage encadré de boucles grises, deux yeux noirs d'une bonté infinie semblait atteindre les tréfonds de son âme. C'était la seule personne qui, ici, parlait agréablement à l'enfant. La seule personne qui lui apprenait des choses sur le monde, sur les livres, sur sa famille aussi. Et il l'avait déçu.
- Leyk, réponds-moi. L'enfant secoua la tête en un signe négatif. Non, il ne voulait pas qu'on se débarrassât de lui. Il n'avait nulle part ailleurs où aller, et les loups le mangeraient si on le laissait hors des murs d'Âtre-les-Confins.
- Alors, pourquoi te chamailles-tu avec les enfants des domestiques, quand tu devrais être dans ton lit en train de dormir ? Demain, tu dois accompagner Conrad dans la ville pour lui porter ses affaires. Pour une fois que l'on te donne une tâche de la famille, tu...
- Mais il a dit que ma mère était une putain ! laissa tomber Leyk dans un cri d'exaspération.
Et c'est pas vrai. C'est pas vrai, hein ? - Non, ce n'est pas vrai, Leyk. Mais ça n'a pas d'importance. Tu m'entends ? Tu es un fils d'Omble, malgré tout. Comporte-toi comme tel. - Mais il a dit que je n'aurai jamais le droit d'apprendre à monter à cheval, ni à me battre et ni à accompagner Conrad à la guerre. C'est pas vrai, hein ? Le mestre resta silencieux un bref instant. La vérité était qu'il n'en savait rien. Lord Omble appréciait Leyk quand il n'en entendait pas parler. Lorn doutait que l'on donnât un jour des droits particuliers à l'enfant : l'héritier était Conrad, et même s'il périssait au combat, deux de ses jeunes frères prévalaient sur Leyk. Quel intérêt y avait-il à former Leyk ?
- Je ne sais pas, finit-il par répondre au gamin dont les yeux s'agrandirent sous l'effet de la déception.
Lord Omble te fera apprendre ce qu'il jugera nécessaire. Mais pour cela, il faut que tu t'en montres méritant. Leyk, je ne veux plus te voir traîner là où tu ne dois pas être, ni t'abaisser à te disputer comme un palefrenier, c'est compris ?Leyk baissa les yeux, puis acquiesça en silence.
La fin de cette nuit fut longue bien qu'enfin silencieuse, et son oreiller de plumes trempé jusqu'au lendemain.
-- Âtre-les-Confins, deux ans plus tôt. --
- Leyk… ?La voix chevrotante tira le garçon de son demi-sommeil, et il se redressa brusquement sur le siège d’osier qui grinça près du lit. D’étranges effluves, âcres et persistantes, flottaient dans la pièce sombre et exiguë. Elles rappelaient à Leyk l’odeur du corps de Pinot, le vieux destrier de Lord Omble, qui avait rendu l’âme quelques mois plus tôt et qu’il avait fallu sortir de l’écurie avant que ses infections n’engendrassent de la nervosité et des maladies chez les autres montures dans les box voisins. Ça sentait un peu l’œuf pourri, un peu la transpiration, un peu le renfermé. En d’autres circonstances, il aurait vomi. Mais cela faisait plusieurs heures qu’il était assis au chevet de Lorn, et il avait fini par s’habituer. Il n’oublierait jamais ces effluves, cependant, il le savait. Elles s’insinuaient dans son cerveau comme une encre indélébile.
- Oui, mestre ?- Apporte-moi un peu d’eau, veux-tu…Le vieillard fut secoué d’une horrible quinte de toux tandis que Leyk se pressait vers la commode, où il s’empara d’un pichet à demi-plein, avant de verser de l’eau dans un bol en terre cuite, lequel était fendu. Mestre Lorn n’avait jamais vécu dans l’opulence. Il disait que l’important, c’était la richesse de l’âme. L’expliquant, il avait tour à tour pointé le cœur de Leyk, puis sa tête. Le garçon se souvenait de cet instant comme si c’était hier. Il avait expliqué que la connaissance et la bonté d’âme devaient suffire à tout cœur noble, légitime ou non. Que même s’il n’avait pas le droit d’emprunter les ouvrages de la bibliothèque de la demeure Omble, Leyk devait apprendre tout ce qu’il pouvait. C’est ainsi qu’il apprit des rudiments de cuisine et de médecine, comme le nom de certaines plantes et leur utilité, ou bien comment s’y prendre pour aider une chèvre à mettre bas. Lorn l’avait accompagné dans tout cela, dès que l’occasion se présentait et qu’il n’était pas occupé à enseigner les lettres aux enfants Omble. Ceux qui portaient le Nom.
Leyk aurait donné n’importe quoi pour savoir lire, lui aussi. C’était utile pour reconnaître le contenu des fioles inscrit sur les petites bouteilles, par exemple. Il avait bien mémorisé certains signes : il associait la lettre en forme de serpent à la sauge, souvent réduite en poudre dans les petits contenants du mestre. Diluée dans un peu d’eau chaude, la plante apaisait la toux.
Mais pour cette toux-là, plus rien ne pouvait être fait. Lorn le lui avait expliqué lui-même. Lord Omble avait même engagé un nouveau mestre pour rédiger ses messages. Le garçon avait vécu cela comme une petite trahison, mais il se rendait compte désormais qu’il était le tout dernier à croire encore que le vieillard se relèverait un jour de son lit.
Le mestre affaibli porta le bol à ses lèvres en tremblant, et Leyk se résigna à l’aider à boire, d’un geste gauche. Une partie de l’eau s’échappa et s’écoula sur le menton du vieillard, qui esquissa un maigre sourire, comme s’il s’excusait de sa propre impuissance. Pour la première fois, le garçon avait pitié de celui qu’il avait toujours considéré comme un modèle. Mais pour apaiser le vieil homme, pour veiller sur lui comme le mestre l’avait fait avec le garçon, il répondit à son sourire avec confiance.
Le mestre n’était pas dupe. Il ouvrit la bouche pour parler, mais une nouvelle quinte de toux le secoua.
- Leyk… - Oui. Le garçon posa le bol sur la table de chevet et se pencha plus près du mestre pour entendre ce qu’il avait à dire. Mais de près, l’odeur était encore plus insoutenable. Le mestre pourrissait-il de l’intérieur ? Pourquoi ? C’était le genre de questions qu’il n’osait poser qu’à Lorn, habituellement. Mais cette fois, il se taisait. Il gardait ses questions pour lui. Si seulement il savait lire, il aurait été cherché dans les ouvrages de médecine. Il aurait peut-être même trouvé un remède. Mais il n’avait pas le droit, et à quoi lui servirait ces livres ? Leyk serra les poings sur les draps, frustré de cette damnée impuissance à sauver la seule personne qui comptait dans son monde.
- Leyk, écoute-moi attentivement. Je vais devoir partir, et toi tu vas continuer. - Mestre… - Non, le coupa le vieillard avec une ardeur que sa voix n’arrivait pas à traduire tout à fait.
Tu m’écoutes. Tu dois continuer à apprendre. Occupe-toi des animaux, tu sais faire ça maintenant. Occupe-toi de ranger, de nettoyer, de servir, occupe-toi aussi bien que tu peux le faire. Rends-toi… indispensable. Leyk fronça les sourcils. Il était loin d’être indispensable aux Omble, il le savait bien. Pourquoi au juste avait-il été conservé à Âtre-les-Confins et non envoyé au-delà du Mur, il n’en savait rien. Ce n’était pas comme si Lord Omble ou son épouse nourrissaient des sentiments à son égard : ils aimaient savoir qu’ils ne le voyaient pas et qu’ils n’entendaient pas parler de lui. Toutes les autres situations lui avaient été néfastes. Une fois, Lorn avait dit qu’un jour, la famille Omble aurait besoin de personnalités loyales, et que Leyk était comme une réserve de loyauté. Un peu comme un rapace mal en point que l’on faisait survivre, au cas où le maître fauconnier n’avait plus aucune autre bête sur qui compter. Le mestre l’avait expliqué plus joliment, bien sûr.
Lorn sembla lire l’incompréhension du garçon dans ses yeux, mais il secoua la tête doucement.
- Tu comprendras plus tard pourquoi c’est important. Mais il y a autre chose. Un jour, tu seras dispensable. Tu comprends ce mot ? Leyk fit non de la tête. Il n’avait jamais été doué pour comprendre les mots et comment ils étaient construits. Il savait bien compter, cela dit, cela compensait.
- Cela veut dire… qu’un jour on pourra se passer de toi. Le jour où tu sentiras que tu es inutile, ce sera le jour pour toi de prendre ta besace et de partir. Est-ce que tu m’as compris ?Les yeux de Leyk s’étaient arrondis. Le mestre lui soufflait-il de s’enfuir ? Sur une simple intuition, dans un avenir plus ou moins lointain ? Qu’est-ce que cela voulait dire ? Le mestre disait toujours qu’on ne savait jamais de quoi l’avenir était fait. Alors qu’essayait-il de prédire ?
- Ma… ma place est ici, mestre, souffla le garçon, décontenancé.
- Qu’en sais-tu ? Tu n’as jamais été ailleurs. Leyk s’empourpra. Ses demi-frères et demi-sœurs avaient tous voyagé. Ils avaient vu Winterfell, Fort-Terreur, et Conrad avait même parcouru tout le Nord, plus ou moins. Le plus loin que Leyk avait été, lui, c’était quelques kilomètres le long de l’Ultime, pour ramasser des châtaignes. Il avait honte.
- Un jour, partir fera sens, reprit le mestre, sans remarquer la gêne du garçon, ou décidant de l’ignorer.
Parce que… pour continuer à apprendre, pour continuer à être bon, il te faudra aller plus loin qu’Âtre-les-Confins. - Mais, j’obéis aux Omble…- Leyk, certaines choses nous sont données, dans la vie. Et il y en a d’autres qu’il faut aller chercher. Des choses que Lord Omble ne peut t’offrir. - Comme quoi ?Lorn sourit. Son visage était pâle, mais apaisé.
- A toi de le découvrir, Leyk. Et le mestre ferma les yeux, comme lorsqu’il cherchait le sommeil.
Le garçon resta longuement assis à ses côtés, à regarder se soulever la poitrine du mestre, qui parfois était secouée d’une quinte de toux. Après de longues heures, Lorn rouvrit les yeux, mais il ne pouvait plus parler. Ses globes oculaires roulaient dans leurs orbites, et sa respiration se fit incertaine. Leyk l’interrogea plusieurs fois, sans succès. Lui apporta de l’eau qu’il ne pût avaler, lui serra la main sans qu’il ne pût répondre à son geste. Et puis le regard du mestre fixa le plafond. Sa poitrine ne se soulevait plus.
La mort, c’était très différent de ce qu’on lui avait raconté. Rouquin avait dit que les morts se convulsionnaient, qu’ils criaient et qu’ils appelaient leur mère avant leur dernier souffle, et que parfois même leur cadavre se relevait. Mais non. Lorn était parti en silence, sans véritablement d’adieu, sans véritablement de geste.
Après quelques minutes, Leyk quitta la pièce et se glissa dans les couloirs pour rejoindre la table du dîner. Celle qu’il ne fréquentait presque jamais, parce qu’il n’y avait pas de place pour tout le monde lorsque tous les Omble étaient réunis. Il apparût dans la pièce, derrière le panneau de bois grinçant, et il fallut plusieurs minutes pour qu’on le remarquât. Lord Omble finit par se contorsionner depuis son siège pour l’apercevoir, le regard méprisant.
- Nous mangeons, Leyk. Que veux-tu ?- C’est mestre Lorn. - Quoi ? Parle donc plus fort, que je t’entende, fillette !La remarque provoqua l’hilarité d’un adolescent. Un demi-frère. Celui que Leyk appréciait le moins. Serrant les poings, il s’efforça de répéter, plus fort.
- C’est mestre Lorn. Il est mort. - Aaah, fit l’homme à la carrure imposante.
C’est donc arrivé. Leyk eut un vague sentiment de réconfort lorsqu’il remarqua que les épaules du maître s’étaient affaissées. Avait-il eu quelque affection pour le vieux mestre, finalement, alors qu’il l’avait laissé affronter la mort seul ? Enfin, presque seul… Il lui avait laissé sa réserve de loyauté, pour ainsi dire.
- Bah, nous nous occuperons de ça demain. Enveloppe-le et allume un cierge dans sa chambre, Leyk. Et ouvre bien la fenêtre, je n’ai pas envie que ces odeurs traînent jusque dans ma mansarde ! Allez, disparais !Leyk s’effaça, déçu que la nouvelle eût provoqué si peu de remous. Il remonta auprès de Lorn, qu’il recouvrit de son drap rêche, et alluma un cierge qu’il déposa sur la table de chevet. Avant de partir, il aéra un peu la pièce, puis s’enfuit dans sa propre petite chambre, loin de cette scène qui lui brisait le cœur.
Ce fut une autre longue, très longue nuit. Mais sèche. Terriblement sèche, car il n’avait plus de larmes à verser sur son sort. Il était seul, désormais.
-- Âtre-les-Confins, deux mois plus tôt. --
Leyk dût user de toutes ses forces sur le harnais de la mule pour que celle-ci daignât avancer d'un seul pas.
- Mais viens donc, pauvresse ! C'est urgent, que le maître a dit !Dans sa main libre, il tenait levée une torche qui illuminait la grange, où quelques animaux s'étaient à demi-éveillés, un oeil posé sur le manège du petit homme essayant d'extraire l'une de leurs consoeurs de son enclos de bois et de foin. Après un juron, le petit blond lâcha la mule et posa son flambeau en équilibre sur une poutre horizontale cerclée de métal, au-delà de laquelle s'étendait le domaine nauséabond des cochons velus du Nord de la maison Omble. Les deux mains libres, il reprit sa tâche d'extraire la mule de son logis, et celle-ci accepta enfin de se laisser guider.
- LEYK ! Ca vient ou il faut que je fasse ça moi-même aussi ?! La voix était venue du dehors de la grange, d'où un hennissement nerveux lui parvint également.
- J'ARRIVE, c'est bon ! rétorqua Leyk sur le même ton.
Conrad n'était décidément pas tous les jours commode. Paraissait qu'on en parlait particulièrement d'une manière fameuse, dans les discussions de la noblesse, ces derniers temps. Leyk n'y était pas invité, mais tenait cette information de quelques paroles innocemment entendues par les trous de serrure. Lord Omble était particulièrement fier de son fils aîné, et tout le reste de la fratrie légitime l'adulait. Au moins l'effervescence avait-elle eu pour bénéfice de détourner les pensées et les rumeurs de sa propre petite personne, prompte à récupérer les plus basses médisances depuis que Lorn n'était plus. Mais cela ne le touchait plus vraiment. Il s'occupait des chevaux, des volailles, du bétail, et même des pigeons. Ceux-là étaient de bons confidents, d'humeur chaque jour égale, auprès de qui il avait trouvé cet étrange équilibre : ni exaltation, ni désespoir. Un confort physique et intellectuel, en quelque sorte, qui demandait un peu de rigueur pour se maintenir à niveau. Ne pas être dans les pattes des maîtres de maison, faire en sorte que les écuries fussent bien tenues et les montures toujours en bonne santé, que les cochons fussent gras et que les oeufs arrivassent chaque jour dans le panier de la grincheuse cuisinière. Parfois, son quotidien changeait lorsqu'il devait porter des messages, aider à faire les courses, à réparer les armures des Omble ou travailler le cuir avec un artisan d'Âtre-les-Confins pour une pièce particulière destinée à Lord Omble.
Mais cette nuit, c'était Conrad qui l'avait éveillé en fanfare, tandis que Lord Omble et deux de ses fils étaient déjà en train de revêtir leurs armures. Leyk avait été tiré du lit pour préparer quatre montures sur le champ, ainsi qu'un animal de bât destiné à porter certains de leurs effets. Le garçon s'était exécuté sans comprendre. Il avait attrapé au vol les mots "invasion" et "sauvageons" et avait frémi.
- Voilà, voilà ! fit-il en sortant de l'écurie pour prévenir une nouvelle remontrance de la part de son exigeant demi-frère.
- Bien, harnache-la, nous partons tout de suite. Leyk s'exécuta au pas de course. Ses gestes étaient précis, mesurés pour aller vite sans effrayer ni blesser la bête, qui frémissait toutefois d'une nouvelle nervosité. Le garçon croyait désormais en l'instinct particulier de ces êtres. Il fit la moue, à demi-effrayé de ce qu'impliquait ce genre de situations, et à demi-déçu de ne participer que si peu.
- Où vous allez ? questionna-t-il toutefois bravement.
- Vers l'ouest, répondit machinalement Conrad.
Son aîné avait beau être exigeant, il n'était pas si injuste que Lord Omble. Pas si désagréable, tant que l'on était concis et compétent, ce que s'efforçait d'être Leyk.
- Un message est arrivé il y a une heure. Invasion de sauvageons, nous nous rendons à Winterfell pour préparer notre riposte. Et ensuite... Conrad pinça les lèvres. Seul lui savait comment ils allaient rendre la monnaie de leur pièce à ces bougres d'au-delà du Mur. Il ne jugea pas nécessaire de partager davantage avec le garçon. Ce dernier termina son travail et recula d'un pas, quand son aîné se retourna brusquement.
- LEYK !Le garçon fit lui aussi volte-face, alerté par l'odeur et la lumière.
Le feu se répandait dans l'écurie.
Conrad cracha un chapelet de jurons pendant que Leyk se vautra dans le bâtiment dont une épaisse fumée sortait déjà. Des chiens s'étaient mis à aboyer sur un ton dramatique et les chevaux hennissaient lorsque le garçon munit d'une pauvre couverture tentait d'arrêter le feu. D'au-dehors, il entendait les voix qui hurlaient contre lui. Lord Omble avait dû arriver !
Il n'y avait plus rien à faire pour le bâtiment. Affolé, il se mit à faire sortir les bêtes les unes après les autres, sous l’œil exaspéré de ses demi-frères qui appelaient les domestiques de la maison pour venir aider à limiter les dégâts. Mais le bâtiment serait irréversiblement endommagé. Encore heureux que le froid immobile de la nuit ne lui permît pas de se propager jusqu'à la grange, ou la forêt !
Lorsqu'enfin le feu fût éteint, à grands renforts de seaux d'eau et des cris de rage de ceux qui aidaient Leyk à réparer sa bêtise, Conrad avait déjà pris la poudre d'escampette avec la mule, afin de prendre les devants. Ne restaient que les deux fils cadets et Lord Omble lui-même. Du haut de son destrier, celui-ci se pencha vers le garçon.
- Je n'ai pas le temps de m'occuper de ton cas maintenant, décréta-t-il entre ses dents serrées par la colère.
Je me demandais déjà ce que j'allais faire de toi... Mais je vais bien réfléchir, pendant ce voyage. Et quand je reviens... Nous verrons ce que tu deviendras. Leyk déglutit, mais Lord Omble n'en dit pas plus. Le maître de maison éperonna son cheval, qui s'élança sur les traces de Conrad, bientôt suivit par les deux plus jeunes fils. Le dernier d'entre eux, l'adolescent qui devenait maintenant un homme sournois, mima à Leyk le geste de l'égorger, suivi d'un sourire goguenard.
Cette nuit-là, après s'être fait sermonner par les domestiques, puis par Lady Omble en personne, il la passa à réfléchir. Son esprit imagina les plus folles vengeances de Lord Omble et de ses enfants. Il était si facile de trouver un maître d'écurie pour le remplacer dans ces maigres tâches, que l'on pourrait lui couper la tête pour le donner en exemple. Ou bien lui trancher la main, et alors il n'aurait plus jamais un seul espoir d'apprendre à se battre ou à monter un jour.
Il resta deux journées de plus. Le temps de s'assurer que les bêtes étaient plus ou moins convenablement relogées.
Il savait qu'il n'était plus utile à Lord Omble.
-- Le Bois aux Loups, un mois et une semaine plus tôt. --
Leyk s'accrocha, chancelant, à un tronc d'arbre. Ses pieds étaient aussi froids que de la glace. Il lui semblait qu'à chaque fois qu'il en posait un dans la neige, celui-ci menaçait de se briser en petits morceaux. Ses yeux le picotaient et la faim le tenaillait. Mais il ne fallait pas s'arrêter.
Au début, il avait pris un rythme léger. A pied, car emprunter un cheval aurait été vécu comme un vol par la famille Omble. Mieux valait que l'on crût qu'il se fut enfui. Il n'osait pas faire de feu la nuit, et se contentait de se jucher sur un arbre en écoutant les bruits de la nature. Le ruissellement de l'Ultime qu'il longeait. Jamais il n'avait été si seul, et pourtant jamais il ne s'était senti moins solitaire. Le poids du monde était allégé du jugement et des regards des autres. De ceux qui portaient le Nom.
Mais au fil des jours, le froid devint plus difficile à supporter. Le Nord, même en été, n'était pas clément, et les couches de vêtements qu'il avait superposées ne le protégeaient du vent glacial qui s'insinuait dans tous les interstices, la nuit.
Et puis, au bout de deux semaines était venu le Bois aux Loups, et il ne pût plus dormir du tout. Aux premières heures de marche, à quelques mètres du chemin pour éviter de croiser de sombres messagers, il était rassuré de l'épaisseur de la forêt, de cette agréable sensation de dissimulation, quand bien même quelques troncs étaient marqués par le fer ou même brisé sous un impact inconnu. Que lui importait l'histoire de cette forêt ?
Il l'avait sentie avant même de voir sa source. L'odeur. Âcre et persistante. Pinot. Lorn.
Le corps se décomposait lentement au fond d'un ruisseau. Une épée rouillée gisait dans ce qu'il restait d'une main en décomposition, et Leyk vomit sa maigre portion du matin. Cet instant de malaise passé, un sentiment de panique le submergea. Combien de morts dans cette forêt ? Était-ce vrai que les morts se relevaient comme l'avait dit le rouquin ?
Le garçon détala sans plus prendre garde à passer inaperçu. Il courut à en perdre haleine, droit devant lui, et chaque tronc biscornu ressemblait à un mort qui s'était relevé de la neige. Chaque bruit pouvait être un poursuivant. Chaque fois qu'il ralentissait, trébuchait ou tombait, il s'attendait à ce que des mains décharnées s'abattissent sur lui pour lui faire subir les dieux anciens savaient quelle torture.
Lorsque la nuit tomba, et que la fatigue l'empêchait de poursuivre, il grimpa aussi haut qu'il le pût, dans un arbre noirci par les ans, mais assez solide pour le soutenir à plusieurs mètres du sol.
Ce ne fut qu'une des longues nuits qu'il passa à scruter l'obscurité, à écouter chaque bruissement, tous ses sens en alerte en attendant que les morts vinssent le chercher.
Il n'avait plus de provisions depuis plusieurs jours quand, agrippé à ce tronc à l'orée du Bois aux Loups, il s'accorda pour la première fois une véritable pause. Son intellect, cependant, ne parvenait pas à reprendre pied. Le manque de sommeil, probablement, et la solitude qui durait maintenant depuis près de trois semaines, avaient raison de sa conscience. Il se parlait à lui-même, comme pour se soutenir, dans un instinct de survie primaire. Il se parlait comme à un animal effrayé. Sans grand succès.
Et soudain, il retint son souffle.
Comment n'avait-il pu la voir plus tôt ?
Magnifique, juchée sur sa colline antique. Encore plus belle que dans les récits de mestre Lorn.
Winterfell.