Son dernier souvenir dans lequel elle se sentait en parfaite sécurité date d’une douzaine d’année tout au plus. Ce qui la ramène à sa tendre enfance, lorsqu’elle était encore entourée de sa famille. L’époque où ses parents l’amenaient encore découvrir ces grandes festivités auprès des Durrandon pour leur souligner leur loyauté. Adelyne faisait toujours l’unanimité et devenait amie avec qui bon lui semblait, elle avait ce don. Mais comment une jeune dame de puissante famille a-t-elle pu perdre cette sécurité vous demandez-vous? N’est-ce pas évident pourtant? Très bien, laissez-moi vous raconter.
Tout commença avec les fleurs.
Un mal inconnu avait réussi à se loger dans les poumons de Lady Jayne et l’on n’arrivait pas à s’entendre sur comment l’en soigner. L’une des rares opinions communes reposait sur une vieille coutume qui consistait à entourer les malades de fleurs. Et les fleurs arrivèrent par charriots entiers. Si l’enfant s’extasiait devant toutes ses couleurs et tous ses parfums, tout comme sa sœur plus âgée, il en était d’une toute autre histoire pour ce qui était du peu de temps qu’elles avaient le droit de passer en compagnie de leur mère.
Lorsque leur génitrice se sentait assez bien, les jeunes filles pouvaient aller la voir à condition d’être extrêmement sage. Elles y arrivaient. La plus part du temps. Mais de la maladie de sa mère, de ce mal qui la tuait à petit feu, Adelyne ne se souviendrait que de son bruit. Des bulles. Comme ce qu’on entend lorsque l’on remplit une coupe.
Chaque fois qu’elle avait le droit de voir sa mère, celle-ci lui ouvrait grand les bras et la serrait avec tendresse contre son sein. La petite adorait cela, mais depuis que la mal était là elle profitait de ces moments pour l’écouter. Elle espérait toujours qu’il ne soit plus là quand elle reviendrait la voir, mais c’était en vain. Jusqu’à la dernière étreinte maternelle, la fillette entendit ces bulles.
Et ce mal inconnu faucha sa mère.
Il y eut ensuite l’épée.
La maladie avait emporté l’amour de sa vie sans que celle-ci eut le temps de lui laisser un fils, mais cela ne l’importait que peu. Il n’avait peut-être pas de frère, mais il était encore assez jeune pour prendre femme une seconde fois. Et puisqu’il avait le temps, Lord Jorys avait choisi de vivre son deuil arme à la main. Après tout, pour celui qui cherche une raison de croiser le fer, l’opportunité se présente toujours. Toujours. Surtout pour un homme brave de la Terre de l’Orage.
Malheureusement, tout comme le dernier des charlatans auraient pu le prédire… La soif de sang et de violence du Seigneur en quête de vengeance contre cette maladie, le mena à sa perte. Mort au combat, après avoir brandit victorieusement ses armoiries d’innombrables fois, il laissa derrière lui ses deux orphelines.
Et la guerre faucha son père.
Vint ensuite la parenté.
On confia la maintenance des terres à un régent de confiance jusqu’à ce que l’on marie la sœur aînée et fit appel à un parent. Le parent le plus proche, seule âme disposée à accueillir rapidement les jeunes filles, était un oncle qu’elles n’avaient jamais rencontré. Elles allaient se retrouvées seules, entourées d’étrangers, avec comme seul repère, le Mestre qui les avait suivi. Cet homme leur fut présenté comme le frère plus âgé de leur mère, mais ce qu’elles découvrirent dans leur nouvelle demeure fut bien plus qu’un nouveau parent. Il n’y avait pas que son oncle, mais aussi de nombreuses femmes de tous âges qui leur furent introduites comme leurs cousines. Mais ce n’était qu’un mensonge. Un joli petit mensonge pour leurs oreilles d’enfants. Les filles Caron apprendraient rapidement l’horrible vérité, du moins la plus âgée d’entre elle.
Cet oncle, dont la demeure était si loin des autres, avait un mode de vie des plus condamnable. Outre son abus incessant d’alcool et ses violentes colères, il avait une faim intarissable de chair. Et l’homme, s’il pouvait être nommé ainsi, bien que des plus laids, avait su de bâtir un petit univers à l’abri de la raison. Dans son château, les femmes, toutes les femmes, étaient siennes. Cet homme répugnant faisait main basse sur toute femelle vivant sous son toit. De par leur rang, les deux sœurs évitaient la violence de leur hôte, mais elle aurait été mille fois plus tolérable que la honte qu’il prévoyait leur infliger. Autrement dit, il n’était pas bien pressé de les marier pour les voir partir au loin.
Si Adelyne était encore trop jeune aux goûts du Seigneur, Aurthence avait malheureusement atteint le bon nombre de printemps… Trop douce, trop gentille… et trop faible elle n’avait jamais trouvé le courage de dévoiler la vérité à sa petite sœur et choisit plutôt de lui éviter de connaître sa souffrance.
Un soir, alors qu’elle verrouillait la porte de leur chambre depuis l’intérieur, son ainée s’approcha d’elle afin de la border. Tout comme lorsqu’elles étaient petites, elle lui caressa les cheveux en lui répétant qu’elle était jolie, mais ensuite allait venir une conversation des plus sérieuses et il fallait que sa petite sœur comprenne. Malgré leurs huits années d’écart, elles s’étaient toujours bien entendu et lorsque sa grande sœur avait essayée de remplacer leur mère, la cadette l’avait très bien pris.
« Adelyne, écoutes-moi… C’est très important. Oncle Eagord n’est pas un homme bon, tu ne dois pas lui faire confiance. Tu m’entends?» La voix de la jeune femme était si basse que seules les oreilles attentives de sa sœur pouvaient l’entendre. « Tu ne dois jamais… Ja-mais te retrouver seule avec lui. Tu dois tout faire pour l’éviter, promets-le moi.»
«Mais, Aur’, qu’est-ce qu…»
«J’ai dit, promets-le moi»
«Je te le promets.» Jura la plus jeune, inquiète par ce qu’elle lisait dans le regard de sa sœur. Celle-ci posa doucement les mains sur les joues de sa cadette et posa un baiser maternel sur son front avant de soupirée, à peine soulagée.
«Passe autant de temps que tu le peux auprès du Mestre. Notre oncle l’évite comme la peste. Ah, non! Pas de grimace avec moi jeune fille.» D’un baiser sur le nez, elle mit fin à toutes tentatives de protestations et gagna son côté de la chambre. Elle espérait de tout cœur que sa sœur tienne sa promesse…
Et c’est ce qu’elle fit. Si sa sœur aînée allait et venait dans le château, Adelyne passait le plus clair de son temps avec le Mestre ou dans sa chambre pour répondre aux innombrables amies qu’elle avait su se faire du temps où sa mère vivait encore. Les filles de la Maison Caron ne sortaient pas beaucoup, mais elles étaient toujours bien reçues. Ainsi, mis à part ces rares visites, elle ne vivait qu’à travers ces lettres lui étant adressées. Elle se réjouissait de tous ces mariages annoncés auxquels on l’invitait, enviait les naissances attendues et s’outrageait avec plaisir des ragots qu’on lui confiait sur toutes ses pages.
Pourtant, quand venait le soir, elle en venait toujours à se demander ce qui avait poussé sa sœur à lui faire cette promesse. Mais chaque soir, elle retenait la question qui lui brulait les lèvres. Adelyne allait à jamais, du moins elle le croyait, ignorer ce qui avait motivé sa sœur. Pourquoi? Car au tournant de ses premiers jours en tant que femme, il y eu une découverte macabre dans la cour. Une femme s’était jetée de la tour et son corps brisé gisait aux yeux de tous. Là, dans la saleté et le sang, se trouvait le corps de Lady Aurthence.
Et la parenté faucha sa sœur.
Puis vint la vérité
Le deuil n’est pas chose facile. Surtout lorsque l’on n’a personne pour nous soutenir. Et c’est exactement ce qu’avait vécu Adelyne. Oh, à la nouvelle de la mort de sa sœur ses amies s’étaient empressées de l’inviter à les rejoindre. Après tout, qui resterait là où sa seule famille s’était enlevée la vie? Plusieurs Dames lui avait écrit, mais son oncle avait refusé. Disant que dans les moments les plus durs il fallait rester en famille. Seulement la jeune femme ne le considérait pas du tout comme faisant partie de sa famille.
D’ailleurs, l’héritière avait de plus en plus de mal à éviter la compagnie de son oncle et celui-ci lui faisait payer son ingéniosité en s’obstinant à lui refuser de rendre visite à ses amies. Oh, elle avait depuis bien longtemps compris que son oncle s’évertuait à oublier son devoir. Trouver un mari à ses nièces? Pourquoi se casser la tête! Seulement, maintenant qu’il ne restait plus qu’une seule fille de la Maison Caron, il ne pourrait plus retarder l’inévitable. Surtout qu’Adelyne continuait de prendre de l’âge.
Mais tout allait changer. Un jour comme les autres, alors qu’elle répétait son babillage sur ses rêves de mariage, croyant qu’en poussant son oncle à bout il se mettrait enfin à la tâche, Adelyne découvrirait la vérité. Les repas étaient les seuls moments où elle voyait son, car tout le monde mangeait ensemble dans la grande salle. Seulement, lorsqu’elle s’approcha des cuisines ce jour-là, une des bonnes femmes l’avisa que son oncle avait trop but. Cela arrivait parfois… En soirée c’était inévitable mais il lui arrivait aussi de lever du coude plus tôt dans la journée et donc chacun mangeait où bon lui semblait. Adelyne devrait remettre sa tirade à un autre jour. Désappointée, elle entra dans la cuisine et traina les pieds jusqu’au banc que lui désignait la vieille femme ronde qui orchestrait le bon fonctionnement de la demeure. L’endroit fourmillait d’activités et la demoiselle observait le tout en silence. Elle pigeait dans les plats qui passaient devant elle tandis qu’on lui remplissait un plateau pour sa chambre.
Debout devant la porte de sa chambre se tenait le Mestre. Le vieil homme avec qui elle passait le plus clair de son temps. Seulement, sur son visage rond, un air grave avait remplacé son regard espiègle et brillant de savoir. Elle congédia donc rapidement la servante qui l’accompagnait pour s’entretenir avec lui et plus jamais de son existence elle ne percevrait les mots «J’ai à vous parler» de la même façon.
Assis l’un devant l’autre, ils se regardaient comme tant de fois par le passé, mais le poids des regards qu’ils échangeaient étaient différents. Comment pouvait-on expliquer à l’enfant que l’on a vu grandir que l’on a fermé les yeux sur d’horribles choses dans l’espoir de l’en protéger? Comment allait-il expliqué à son élève que toutes ces cousines qu’elle croyait avoir étaient en fait les filles et femmes de son oncle? Il avait fermé les yeux sur ce qui se passait sous ce toit en se disant que dès que l’aînée se marierait, elle emmènerait sa sœur avec elle pour la protéger. Comment, après toutes ces années, trouverait-il la force de se libérer de ce fardeau? Ses pensées pénibles se transformaient en paroles qui lui brulaient la bouche. D’une grande inspiration, il rassembla tout son courage et se jeta à l’eau. D’un ton calme, il expliqua à Lady Adelyne que son oncle avait abusé de sa sœur et que celle-ci s’était suicidée car elle attendait un bâtard de lui.
Et la vérité faucha son innocence.
Finalement, il y eu le départ.
Suite à cette conversation, la jeune femme s’était laissée gagnée par la peine. Elle qui n’avait connu qu’une succession de deuil, elle sombrait maintenant dans la dépression. À la savoir ainsi cloitrée dans sa chambre, les domestiques se demandèrent si le maître avait enfin réussi à lui maitre la main au collet… Seul le Mestre savait la raison de ces pleurs incessants.
Son sang. Son sang avait souillé son sang. Maintenant qu’elle n’était plus aveuglée par l’innocence d’une vie de noblesse, Adelyne comprenait pourquoi il avait laissé sa sœur vieillir sans lui trouver de mari. Un profond dégoût l’habitait, tant et si bien que parfois, lorsqu’elle n’arrivait pas à contenir ses pensées et qu’elle imaginait les horribles choses qu’avait dû subir sa sœur, la nausée était si forte qu’elle se précipitait pour vomir. La brûlure de l’acide dans sa gorge n’apaisait même pas la douleur du poignard qui déchirait son cœur. La vie lui avait pris ses parents, mais c’était un monstre ignoble qui lui avait volé sa sœur.
Il lui fallut de longues semaines pour se reprendre et trouver la force de changer. Toute sa vie elle n’avait été que la petite sœur. L’être fragile à qui l’on apprend à être jolie et que l’on protège. Elle ne voulait plus de cela, car lorsque l’on est faible nous ne sommes rien. Et c’est ce qu’elle était, faible. Une femme, dans ce monde, n’est rien. Elle ne vit que par son mari et ses fils. Mais si Adelyne n’était qu’une femme, seule et sans famille…Elle avait un nom. Sa Maison était reconnue. Sa seule chance d’échapper au déshonneur que lui réservait son oncle était de prendre époux. Sa seule chance de connaître la sécurité était le pouvoir.
Décidée, elle fit préparer ses bagages avant même de rencontrer son oncle. Avec l’aide du Mestre, elle avait passé en revue toutes les lettres qu’elle avait récemment reçues afin de se choisir une alliée. Si le vieille homme pouvait convaincre son oncle qu’il était vitale pour la jeune femme de quitter le château quelques temps, il ne lui était d’aucune aide pour ce qui concernait les aspects matrimoniaux de sa quête. L’élue était une amie de longue date, une des amies que sa sœur et elle s’étaient faite lors d’un pique-nique de la famille royale. Elles se connaissaient donc depuis leur tendre enfance. Et non seulement était-elle mariée, mais elle était restée en bon terme avec la princesse de l’Orage. Tout était presque trop parfait pour y croire et Adelyne n’y cru réellement que lorsque son carrosse s’éloigna des hauts murs du plus sordide endroit qu’elle connaisse.
Un corbeau avait été envoyé et son amie l’attendait avec tant d’impatience qu’elle faisait compétition à l’empressement de son oncle de la voir revenir. Ballotée par le mauvais entretient de la route, l’héritière de la Maison Caron se jurait pourtant de ne jamais revenir. Du moins jamais sans être certaine que son époux lui obtienne vengeance.
«Mais quelles étranges pensées… D’abord la nuit de noces et le fils. Ensuite le règlement de compte.»