Toute la journée, le ciel a été chargé de nuage dans toutes les teintes de gris. Aenor a passé des heures à les observés. Ils ont bougé, ils ont changé, ils ont évolué. Comme tant d’enfants de l’Orage, elle connait le ciel, ses fluctuations, l’air et son chargement en électricité qui précède les orages. La tempête de ce soir s’annonce forte, mais la forteresse tiendra bon, comme toujours. Après le dîner, Aenor s’est enfermée dans la pièce qu’elle occupe depuis maintenant plus d’un an. Elle a attendu, face à la fenêtre, de voir la pluie tomber pour enfin mettre derrière elle une énième journée sans nouvelles, se laisser aller au sommeil en espérant que demain sera meilleur. La pluie n’est pas venue. Tel un lion dans une cage, elle a tournée et tournée jusqu’à avoir des vertiges. Incapable de s’endormir, la jeune femme s’est habillée chaudement dans l’objectif de sortir se rafraichir les idées. Dans ses meilleurs jours, écrire ses pensées, des lettres – qu’elle n’envoie que très rarement –, écrire son journal, lui permet de mettre derrière elle ses émotions les plus puissantes de la journée. Aujourd’hui, elle ne se sent pas de prendre la plume, se disant qu’une balade à l’air frais a plus de chance de calmer ses angoisses et ses fureurs, bien qu’elles ne soient pas dirigées vers quelqu’un en particulier, mais plus contre tous ceux qui font la guerre à l’Orage.

La tombée du jour prématurée donne à l’insulaire l’impression qu’il fait totalement nuit alors qu’elle se décide à sortir de sa chambre. L’air est chargé, l’orage tombera sous peu. Elle jette un dernier regard à la pièce, ferme la porte et se décide à officiellement sortir. Elle a besoin de voir le ciel, sentir la pluie. Elle veut ressentir la tempête. À pas léger, elle traverse plusieurs couloirs à peu près vides, jusqu’à se retrouver à monter les paliers menant au haut des remparts. C’est l’endroit idéal les jours de tempêtes : assez haut pour voir les vagues s’écraser contre la forteresse, assez haut pour regarder l’ensemble d’Accalmie et assez près du ciel pour penser le toucher. Moins idéal lors des attaques. Aenor n’a pas eu l’occasion d’y retourner depuis la fin du siège, une excitation soudaine monte à l’intérieur d’elle. Elle est heureuse, momentanément, de retrouver les hauteurs ainsi que la mer bruyante et violente.

L’éclair dans le ciel la fait sursauter, mais sourire. Elle capte toute son attention alors qu’elle gravit les dernières marches. Elle entend déjà les vagues puissantes, elle sent l’odeur de la pluie dans l’air. La tempête arrive. Le vent l’accueille avec force, elle tire légèrement les bords de sa cape pour l’ajuster au niveau du cou, prise par surprise.

Aenor sursaute, se tournant en direction de l’homme qu’elle n’avait même pas remarqué. Ses yeux s’écarquillent légèrement tandis qu’elle apprend qu’elle fait face à l’Empereur. Rapidement, elle reprend contenance et reforme son visage souriant de mise pour une rencontre. À l’intérieur, les papillons dans son ventre s’affolent. La tempête gronde. Elle garde son sang-froid, puis lui répond doucement :

« Je suis lady Aenor Estremont, la fille de Lord Loevan Estremont. »

Il s’approche, petit à petit, et Aenor ne bouge pas d’un centimètre, intimidé d’une certaine manière. Elle ne compte plus le nombre de lettres qui lui ont été adressées avant de terminer leur course brulée dans les flammes de la cheminée de sa chambre à Vertepierre. Elle détourne lentement les yeux de sur l’Empereur, incertaine de la marche à suivre, incertaine d’avoir le droit d’être à cet endroit au même moment que lui. Elle sourit néanmoins, son regard jeté vers la mer agitée, rougissant légèrement.

« Il est vrai que certains hommes sont dangereux. La tempête, quant à elle, ne me fait pas peur. Vous savez, nous, gens de l’Orage, nous sommes habitués aux tempêtes violentes. Elles ne nous effraient plus vraiment. J’imagine que la dangerosité des hommes, ce soir, ne repose plus sur mes épaules. N’êtes-vous point censé protéger les femmes qui se rangent sous votre aile, Empereur Braenaryon ? » demanda-t-elle, un sourire espiègle étirant ses lèvres, le regardant maintenant en face.

Aenor n’a pas peur des hommes, même si elle sait de quoi ils peuvent être capables. Il n’est pas dans son intérêt de ressentir de la peur et encore moins de l’affirmer ou de la montrer. Elle a de l’ambition et, avec cette ambition, viendra des problèmes, des sacrifices, des peurs. Et chaque fois que ses sentiments viendront prendre le dessus, elle les refoulera avec force et hargne. L’insulaire a déjà décidé que personne ne se mettrait en travers de son chemin, elle-même compris, et ce, même si son chemin n’est pas encore tout à fait tracé.

Tandis qu’elle tourne les yeux vers l’Empereur, elle aperçoit soudainement sa garde, un peu plus loin, des soldats qui l’observe. Elle a envie de passer un commentaire, mais n’en dit rien, reposant simplement son regard sur Torrhen. Le combattant, le guerrier… a-t-il réellement besoin de gens pour le protéger ? La jeune femme ne les avait pas vus avant, ils sont si loin. Ne devraient-ils pas être à ses côtés ? Aenor baisse rapidement les yeux sur elle-même, se rendant compte qu’ils n’ont probablement pas peur d’elle : ni la garde ni l’empereur. Lorsqu’elle lève à nouveau le regard dans sa direction, sa position n’a toujours pas changé, ses mains sont toujours dans son dos dans une posture qui lui semble confortable, de réflexion peut-être. A-t-elle interrompu le courant de ses pensées ?

« Vous êtes mon Empereur. D’office, ne suis-je pas sous votre aile protectrice ? » demande-t-elle, léger sourire au coin des lèvres.

Elle a envie de jouer, un peu, juste un peu. Ne serait-ce pas de l’insubordination envers l’Empereur ? Peut-être. Cela l’amusera-t-il ? Peut-être. De temps en temps, un éclair doré zèbre le ciel, faisant grandir momentanément le sourire de la demoiselle. La pluie s’approche, doucement, mais elle approche. La question de l’empereur lui fait froncer les sourcils. Ne lui a-t-elle pas dit bonjour en arrivant ? Elle se pensait seule en posant le pied sur la dernière marche, sa présence l’avait surprise. Tandis qu’elle réfléchit à ce qu’il s’est réellement passé, il s’approche et attrape sa main pour lui offrir un baiser approprié, ce qui la fit sourire et rougir légèrement.

« Oh. Je ne vous croyais pas être un homme a aimer les courbettes et la gloire du titre que vous avez. Laissez-moi… corriger ce faux pas. » dit-elle en exécutant la révérence qui aurait été de mise en début de conversation, gardant la tête bien basse durant plusieurs longues secondes.

Aenor reste dans cette position, mais lève lentement les yeux vers l’empereur, esquissant un sourire au moment où il lui fait signe de se relever. Lorsqu’il s’approche d’un pas, la rafale est bloquée par son corps, permettant à la demoiselle de relâcher légèrement la pression de la cape autour de son cou. L’air est froid dans les hauteurs d’Accalmie, surtout les jours de tempête.

« Oui, je sais très bien quels drames se sont produits ici. » avoue-t-elle en ne le regardant pas droit dans les yeux, se remémorant les événements. « Je venais d’arriver lorsque vos enfants ont failli être assassinés. »

D’un coup, sa maturité prend le dessus sur les petites piques qu’elle avait préalablement lancées à l’empereur, ce n’est pas un sujet autour duquel elle souhaite faire quelconque plaisanterie. Elle n’avait pas que de bons souvenirs de cette période et ce qui s’en était suivi n’avait pas été de tout repos non plus. Elle était plus jeune, elle en avait voulu à sa mère de l’avoir chassé pour la protéger, dans un endroit tout aussi dangereux, voire plus encore que l’île d’Estremont. Puis l’île avait été prise par le Bief et elle s’était calmée et avait remercié sa mère. Enfin, dans de longues et fausses lettres, comme à son habitude.

« Je tâcherai d’y penser, Sire. Je n’ai voulu déranger personne, je n’arrivais pas à dormir et… écrire ne m’aidait pas. » avoue-t-elle en montrant les quelques taches d’encre qui s’étaient imprimées sur la peau de sa main dominante.

L’Empereur bouge légèrement et le vent reprend de plus belle, emportant avec lui les cheveux d’Aenor. La demoiselle serre à nouveau son vêtement sur ses épaules, l’ajustant pour qu’elle n’ait plus besoin d’y toucher définitivement lorsque l’homme reprend la parole. Sujet épineux.

« La famille Estremont est loyale. » se défend-elle, fière de son père. « Ils se sont fait prendre, effectivement. » ajoute-t-elle. « Ma demeure aussi… est aux mains de l'ennemi. »

Elle pense à Vertepierre, soupirant légèrement. Aenor est inquiète pour sa mère, mais encore plus pour son père et sa reine. Elle aimerait qu’ils puissent rentrer tous les deux sains et saufs, mais elle se rend bien compte que ce n’est pas si simple. L’orageoise s’approche légèrement du bord, tendant d’oublier sa famille pendant quelques instants. Elle s’approche d’un pas de l’homme, se cachant dans son ombre pour s’éviter inutilement le vent dans la figure.

« J’aime le bruit des vagues qui se fracassent contre les murailles, j’aime le bruit, l’odeur, la sensation de la pluie sur ma peau. J’aime l’entendre et la sentir tomber. » dit-elle, songeant à la tempête se rapprochant. « Elle ne devrait pas tarder, d’ailleurs. »

Aenor lève les yeux au ciel. Elle sait que d’une seconde à l’autre, les premières gouttes de pluie s’abattront sur son visage, le choc, la fraicheur de chaque goutte d’eau revigorera son esprit.

Lorsque ses yeux curieux croisent ceux de l’Empereur, Aenor se rend compte qu’il est dans le flou. Il la regarde, il lui parle, mais ses pensées sont ailleurs. Leur conversation tient quelque chose de l’habitude, le mouvement tellement répété qu’il revient automatiquement à la demande. Il entretient la discussion et pose des questions, mais la jeune femme ne peut pas s’empêcher de remarquer ce regard flou, dans le vide. À quoi penses-t-il ? À quoi peut bien réfléchir un Empereur, à cette heure, dans les hauteurs d’Accalmie, à attendre la tempête ? Aenor ne s’offusque pas de ses manières, de son salut, ni même de la longue révérence qu’elle lui offre. Cette rencontre l’amuse, d’une certaine manière. Accalmie a cette aura de magie pour elle, de la faire croiser des gens qu’elle idolâtre au tournant d’un couloir, sans crier gare. Elle se remémore brièvement sa première rencontre avec Argella, sourire douloureux aux lèvres, mais le souvenir s’évapore rapidement, ramenant la brune à la réalité en un claquement de doigt. Concentre-toi sur le présent, ne deviens pas émotive.

« Vous ne me dérangez pas, il y a suffisamment de place pour que nous puissions y être tous les deux et… Accalmie est loin de m’appartenir. »

Aenor n’ajoute pas qu’en tant que femme – et ayant des frères -, rien ne lui appartiendra jamais, de toute façon. Elle y croit encore, un peu, beaucoup. Elle a envie d’y croire, en tout cas. N’existes-t-il pas une manière de s’élever, de devenir plus ? Aenor se remémore en un éclair les femmes qu’elle envie et elle n’en compte pas beaucoup. Si on enlève celles qui participent activement à la guerre, elle n’en compte plus. Et elle ne veut pas guerroyer.  

« Je n’oserais pas médire sur mes frères, mais mon père est un homme extrêmement courageux et loyal, c’est vrai. »

La nouvelle de la libération de sa maison lui glace le sang dans les veines. Son visage se fige. Elle est heureuse, évidemment, mais elle comprend le risque que cela fait courir à ceux qui vont libérer autant qu’à ceux qui sont prisonnier sur l’île. Aenor sait que sa famille ne sera pas en sécurité tant que l’île ne sera pas reprise. L’île d’Estremont est importante à sa manière pour l’Orage, mais encore plus à ses yeux. Elle se recompose un sourire, pas tout à fait convainquant, mais elle le force quand même pour l’Empereur.

« J’avais demandé des nouvelles, mais ceux à qui j’ai demandé n’avaient pas de réponse, pour l’instant. Je suis plus qu’heureuse d’en avoir de votre part. »

La jeune femme s’approche et se recache derrière Torrhen. Sa carrure empêche le vent de lui foncer dessus. Elle lui parle, doucement, à cœur presque ouvert… de ces tempêtes qu’elle apprécie plus que les gens parfois, un léger sourire aux lèvres. Elle ne connait pas meilleure sensation que cette de la pluie s’écrasant contre sa peau chaude, rafraichissant à son passage tous ses membres. Lorsqu’il commence à décrire le Nord, Aenor ferme les yeux pour se laisser transporter, imaginer, voir à travers ses paupières le paysage décrit. Elle s’imagine les tempêtes froides, la neige qui s’enroule dans les cheveux, les flocons bien définis, mais qui finissent toujours – inlassablement – par fondre au creux de la paume. Elle s’imagine les traces de pas dans la neige, le bruit caractéristique d’une botte qui écrase cette dernière, laissant derrière cette marque identifiable. Un sourire se peint sur son visage. Elle n’ouvre pas les yeux immédiatement, se laissant quelques secondes de plus dans ce paysage blanc.

« Le nord me semble soudainement beaucoup moins austère que ce que j’ai toujours imaginé. » Elle ouvre doucement les paupières, se reconnectant avec son paysage habituel, gorgé de nuage gris et profond. « Merci. » dit-elle en tournant le regard vers l’Empereur.

Aenor s’est légèrement rapproché, cammouflé dans son ombre afin de profiter de la vue sur la mer. Elle ne lève plus vraiment le regard dans sa direction, intimidée par sa taille, sa hauteur, sa carrure. Elle plonge son regard dans les vagues, jusqu’à ce que sa voix grave résonne dans sa tête.

« Il faudrait peut-être y retourner, ne croyez-vous pas ? » demande-t-elle, sans arrière-pensée.

Elle sent dans sa voix que le nord lui manque. Enfin, si ce n’est pas le nord, c’est quelque chose au nord, ne serait-ce que la tranquillité qu’il a quittée pour parcourir le continent, guerroyer pour des titres et des terres, pour tout le monde… sauf lui, probablement.

« La hauteur de ma tête ne se mesureras pas par vos actions, mais pas celle des miens. Tant que mes frères et mon père seront – du moins, je l’espère – aux côtés de notre reine à faire ce pourquoi ils ont fait serments, je pourrai garder la tête bien haute… Et s’ils meurent en le faisant, je lèverai encore plus le menton vers le ciel. Il n’y a rien de honteux à mourir quand on a combattu si longtemps… et si fort. » dit-elle, ne tentant de convaincre personne.

La jeune femme croit à ses paroles, elle croit en leur chance, même si parfois, la vie décide de n’en faire qu’à sa tête. Elle lève le regard vers l’Empereur, elle se décale très légèrement sur le côté et sent le vent s’en prendre à nouveau à ses cheveux :

« Pourquoi avez-vous choisit de faire la guerre ? »

Elle se le demande vraiment. Pourquoi ? Pourquoi avaient-ils décider de se lever, de joindre les différents royaumes sous la bannière de l’Empire ? Pourquoi avoir voulu l’existence de l’Empire ? Était-elle trop jeune pour comprendre ? Elle ne le pensait pas. Elle voulait savoir.