— Flashback •• An 0 Mois 7 Semaine 4

Le couronnement s’était déroulé la veille et la nouvelle Reine était amère. Non pas de devenir Reine de l’Orage et de prendre fièrement la suite de son paternel, mais de le faire ainsi alors qu’elle pleurait encore sa disparation. La mort d’Argilac au combat avait été un choc, un coup au cœur particulièrement perforant dont elle peinait à se remettre. Elle ne le montrait pas tellement à ses hommes mais chacun pouvait discerner avec facilité que son impulsivité et sa colère s’étaient aggravées depuis que le Roi de l’Orage n’était pas revenu de campagne. Un rien finissait de la faire sauter de rage, quittant les tables comme une furie, ruminant toujours le soir avant que le sommeil n’accepte finalement de venir la cueillir pour l’enfoncer dans des rêves fiévreux. Elle n’avait pas tout de suite été endeuillée, muant son chagrin en colère sur le champ de bataille qu’avait été le siège de son fief. Elle avait vaincu seulement quelques jours auparavant, mais elle était désormais au pied du mur quant à ses sentiments et ses émotions.

Le couronnement s’était déroulé la veille et cela avait été grandiose pour une forteresse qui venait de subir un siège. Chacun avait pu festoyer de leurs dernières rations, profiter du vin et chanter en passant du bon temps, mettant la guerre de côté pour quelques temps. Pourquoi fallait-il qu’elle hérite de la couronne seulement par la perte de son père ? Avait-il pu la voir, d’où il était, marcher jusqu’au Septuaire de la Cité, accompagnée de ses hommes sous le regard de son peuple ? Ô qu’il aurait été fier de la voir ainsi, hériter de ce qu’il avait construit. Et elle l’était, fière, mais également accablée par le poids que cela lui faisait porter sur les épaules. Forcément, elle n’avait qu’une idée en tête, se venger du Conflans et de Joren Hoare. Mais la Biche était impulsive, et non pas sotte. Elle savait que des réjouissances telles que son couronnement donnerait du baume au cœur de son peuple. Aussi, il ne fallait pas regarder sur les dépenses et mieux valait fermer un peu les yeux sur les angoisses de l’avenir.

Elle avait laissé sa couronne de côté ce matin, quand elle s’était habillée de sa tenue d’entrainement. Il était fort tôt quand elle s’extirpa de ses appartements pour s’avancer dans la cour. L’air matinal était frais mais il ne pleuvait pas. Parfait pour une petite session d’entrainement à l’épée. Il fallait en profiter tant qu’il y avait peu de mouvement dans la cour. Plus personne ne s’étonnait de la voir s’entrainer mais elle n’appréciait pas qu’on l’observe trop longtemps lorsqu’elle s’entrainait. Ou bien alors, il lui faillait du challenge. Mais Argella n’en avait pas envie aujourd’hui. Elle avait simplement besoin de frapper quelque chose, de le réduire en morceaux, de le détruire jusqu’à ce qu’il soit en charpie. Un peu comme ce qu’elle aimerait faire sur Joren Hoare.

Depuis combien de temps lacerait-elle ce pantin de bois et de paille quand elle entendit une voix derrière elle ? Ses muscles étaient endoloris, brulants par l’effort, mais son corps se détendit rapidement, marquant la fin de sa session. Son visage était rouge et suintant de sueur. Ses cheveux qu’elle n’avait pas pris le temps d’attacher, lui collaient aux joues. Elle n’était certainement pas aussi belle et apprêtée qu’elle l’avait été hier face à Karnal Buckler quand il lui présenta sa couronne.

La Reine se retourna et fit face à la jeune femme qui marchait en sa direction, avouant qu’elle l’avait regardé et qu’elle trouvait cela impressionnant. Argella arqua un sourcil tandis qu’elle la toisait d’un regard interrogateur. Elle mit du temps à la reconnaitre, son esprit encore embrumé par les désirs de mort qui emplissaient son cerveau.

« — Lady Estremont. » Dit-elle automatiquement dès que le nom lui revint. « Aenor, c’est cela ? Vous êtes bien matinale. »

Puis, réalisant qu’elle parlait du pantin, la Reine de l’Orage se tourna vers le pauvre empaillé qui n’en menait pas large. Non, définitivement, il ne fallait pas qu’elle challenge quiconque quand elle était énervée. De la paille était disséminée un peu partout, des morceaux de bois et des échardes gisaient sur le sol autour d’elle et de sa victime.

« — Oh, ce n’est rien. Je dois me garder en forme et la guerre n’est pas terminée. La vengeance d’Argilac Durrandon est en chemin, je compte bien honorer la mémoire du feu Roi de l’Orage. » Dit-elle en baissant son arme, passant une main sur son visage pour essuyer la sueur de son front. « Même si mes ennemis auront davantage de hargne que ça. » Ajouta-t-elle en montrant du pied la victime au sol.

Elle abandonna le pantin et alla poser son épée émoussée un peu plus loin avant de prendre un tissu pour se sécher les mains. Elle revint vers la jeune femme d’un pas un peu plus lourd, comme si elle avait soudain ressenti la fatigue. Sa voix était étonnement posée, en comparaison à la rage qui l’habitait en tout temps. Se venger sur un soldat de bois avait un fort potentiel thérapeutique pour la jeune femme.

La veille de son couronnement, Argella avait croisé la jeune femme accompagnée par son père, Lord Loevan Estremont. Bien qu’elle ait eu beaucoup de choses à penser, elle se souvenait de ce nom qu’elle avait trouvé joli, et de ce minois blond. Elle n’avait alors adressé que de simples politesses avec la demoiselle de la maison à la tortue et avait poursuivi d’autres discussions avec le Seigneur de la même maison. Cette maison, basée à Vertepierres, n’était pas de celles qui étaient des plus importantes au sein du Royaume de l’Orage, mais elle l’était tout de même assez pour que son soutien soit avantageux à la Couronne. Du fait de son emplacement insulaire, elle était bien placée proche de la mer de Dorne. Même si l’Orage n’avait actuellement pas de raison de se méfier de leur voisin du Sud, leur Reine étant fiancée à leur prince, mais il fallait toujours s’assurer d’avoir des pions sur tous l’échiquier. Et surtout, la maison Estremont était loyale envers les Durrandon, ce qui était particulièrement précieux en temps de guerre.

La jeune femme était plus jeune qu’elle de quelques années, mais elle ne semblait pas particulièrement timide. Elle se présentait devant elle, le sourire aux lèvres, sans s’imaginer qu’elle puisse ne pas vouloir de visite. Cette marque de caractère qui aurait pu en rebuter d’autres, attisait la curiosité de la Reine.

« — Oh, je ne sais pas si les hommes sous mon commandement ont cette même rage mais ils ont bien intérêt à être combattif sur le champ de bataille. » Répondit-elle avec un léger sourire tandis qu’elle massait ses doigts endoloris. « Nous aurons notre vengeance d’une manière ou d’une autre, je n’en doute pas. » Il était hors de question qu’elle ne laisse ce crime impuni. « Effectivement, la guerre ne peut cesser tout de suite. Elle va durer dans le temps, mais jusqu’à combien de temps ? » Elle adressa un regard aux nuages au-dessus d’elles.

Argella était une enfant de la guerre, comme beaucoup en ces temps troublés. La guerre rythmait la vie de bon nombre de foyers. Même sans être enrôlée dans les armées, une femme était également victime de la guerre car elle voyait partir les siens avec l’angoisse qu’ils ne reviennent jamais, ou pas entièrement. La paix ne semblait qu’être une idylle difficile à atteindre pour le moment.

« — Votre mère est de la même trempe que la mienne. » Elle se mit à rire. « Si j’avais écouté la mienne, je porterais des soieries en tout temps et j’aurai appris à faire tant de courbettes que j’en aurai mal aux reins ! J’ai combattu pour arracher la place que j’ai aujourd’hui. » Dit-elle d’une voix fière.

La Reine de l’Orage voyait à nouveau le visage courroucé de sa mère la première fois qu’elle avait réalisé que sa fille savait se battre. Bien loin d’être fière d’elle pour les prouesses qu’elle avait su réaliser en dépit de son sexe, elle n’avait été qu’accusatrice et sévère. Pour autant, elle savait qu’elle l’aimait, à sa manière, et qu’elle tentait de la protéger. Mais le regard de son paternel avait toujours été plus important aux yeux de la jeune femme. Elle désirait tant le rendre fier.

« — Mais ma naissance m’a permis d’être acceptée comme je suis. Si je n’avais pas été la seule héritière de mon paternel, s’il avait eu un fils, je ne sais guère ce qu’il serait advenu de moi ? » C’était une véritable question. Et si sa mère avait réussi à donner un fils à Argilac ? Aurait-elle été contrainte de se battre pour conserver sa place d’héritière ? Aurait-elle dû accepter avec amertume la place de ce fils ?

« Avez-vous appris à vous battre tout de même ? » Elle marqua une pause, l’observa longuement. « Vous n’avez pas l’air d’être une femme qui accepte qu’on lui refuse quelque chose. »

La certitude se gagnait sur le champ de bataille. Quant à savoir si ses hommes seraient véritablement loyaux et prêts à en découdre pour défaire leurs adversaires, elle voulait en être certaine également. Il ne pouvait pas en être autrement. Elle était Reine, mais elle n’était qu’une femme avec une couronne si les hommes qui l’entouraient ne croyaient pas en elle et ne combattaient pas pour elle. Sa couronne aurait bien peu de valeur si son peuple n’était pas présent pour scander son nom et chanter ses louanges. Elle savait que cela pouvait changer, sa mère le lui avait souvent dit, que les champs de bataille n’étaient pas toujours ceux qu’elle imaginait. En tout temps, elle devait se montrer forte, déterminée, et maline, pour atteindre ses objectifs. Se battre réellement semblait presque plus aisé à côté des manœuvres politiques qu’il fallait parfois faire pour mettre à bas ses ennemis. Et Argella avait peu de désir d’agir comme sa mère en manipulant dans l’ombre.

À ses mots au sujet des soieries qu’elle porterait, son interlocutrice fit un tour sur elle-même, faisant voleter les beaux vêtements qu’elle portait sur ses épaules, ses jupons sur ses jambes menus. Si elle acquiesça quand la jeune femme reprit la parole, elle fut prise de court par son interrogation presque brutale, sur son choix de vie. Elle ne s’était pas attendue à ce qu’une jeune dame lui pose une question aussi soudaine que sincère, sur ses décisions. Cela lui arracha un léger ricanement tandis qu’elle tournait son regard sur son épée émoussée, avant de le reporter sur son interlocutrice. Si Argella ne rencontrait aucune difficulté à parler de façon sincère et franche, elle savait que des oreilles trainaient toujours et qu’il fallait qu’elle ne soit pas trop sincère sur certains sujets.

« — Probablement. » Répondit-elle finalement, haussant les épaules. « À moins qu’elles ne craignent surtout le regard des autres sur leurs propres personnes. » Ajouta-t-elle, piquante.

Elle en voulait à sa mère de n’avoir jamais essayé de comprendre ses décisions, ses désirs, et d’avoir toujours mis en avant ce qui était « la meilleure décision » pour elle. Aujourd’hui, Argella était fière d’avoir poursuivi ses désirs et d’être où elle était, pour prendre la suite de son père, au sommet de son pays.

« — Je pense, au contraire, y avoir beaucoup gagnée. Les hommes ont bien été forcés de me respecter car je les mettais au tapis. Mon père n’en a jamais rien dit mais je voyais que sa descendance ne pouvait pas se comporter autrement que de cette manière. Aujourd’hui, c’est moi qui ai pris cette place auprès d’eux, personne ne m’a rien donné. Quand je réfléchis au passé, je me dis que j’ai fait tout ce qu’il fallait, et que je ne regrette rien. Et vous, regrettez-vous le chemin que l’on vous a forcé à prendre ? » Elle arqua un sourcil, jeta le chiffon qu’elle avait encore dans les mains, sur le râtelier.

La jeune Aenor poursuivit sur sa détermination et sa ruse. Argella se doutait bien, elle se reconnaissait en elle dans sa façon d’être, de parler franchement. Si la jeune Reine se reconnaissait dans les paroles de la dame devant elle, elle s’abstint de trop l’encourager. Celle-ci semblait troubler par des souvenirs, joignant une main à son poignet, comme si elle vivait des réminiscences de vieux souvenirs. Finalement, et alors qu’elle reprenait la parole, elle écarta un pan de sa robe pour dévoiler une petite dague à l’abri dans le creux de ses reins. Cela arracha un sourire à la Reine. C’était une habitude qu’elle avait également, mais davantage car elle savait qu’on pouvait attenter à sa vie.

« — Cacher une dague sous vos jupons ! » Elle s’esclaffa d’abord puis baissa le ton de sa voix, conservant un rictus amusé sur ses lèvres. Argella ne se moquait pas mais la ressemblance ne pouvait que l’amuser davantage. « De quoi avez-vous peur ? » L’interrogea-t-elle, curieuse. « Je plains votre futur fiancé ! J’aurai bien peur de me faire égorger dans mon sommeil à sa place ! »

Peut-être devrait-elle en faire de même avec son propre fiancé.

Son questionnement prit la jeune femme par surprise. Elle le sentit et le vit dans ses prunelles désemparées. Elle ne sembla pas savoir quoi lui répondre et bafouilla difficilement une réponse bateau qui ne répondait pas à sa question, qui l’évitait plutôt, pour contourner de vieilles blessures surement, pour ne pas penser au passé, de toute évidence. Argella haussa les épaules à la réponse de la jeune femme, ne sachant pas réellement comment le prendre. Était-ce une vérité ou du déni ? Qu’importe, si elle pensait réellement qu’elle ne le regrettait pas, elle n’irait pas lui dire le contraire. C’était le combat intérieur de son interlocutrice, pas le sien. La régente avait d’autres choses à penser, d’autres souvenirs qui la troublaient, bien assez pour ne pas s’alourdir des questionnements d’autrui.

« — Vous ne regrettez pas ? Vous n’auriez pas hésité si cela avait été vrai. » Répondit-elle simplement.

Son interlocutrice semblait bien plus féroce qu’elle n’en avait l’air. Sous ses atours de soies et ses sourires fins, elle cachait une certaine force qui n’avait de cesse d’intriguer la Reine de l’Orage. Elle lui parlait sincèrement et lui dévoilait quelques secrets, tout en lui signifiant qu’elle ne lui dirait pas tout pour autant. Bien sûr, cela rajouta davantage d’hilarité chez Argella qui ne s’était pas attendu à une telle conversation avec une femme. À vrai dire, quand elle s’était approchée d’elle, Argella s’était attendue à ce qu’elle fasse preuve de faussetés pour faire gonfler son orgueil et se faire bien voir. Pourtant, c’était à une femme entière et sincère qu’elle faisait face.

Et quand celle-ci posa sa main sur celle d’Argella, la jeune Reine se figea. Un garde l’avait accompagné depuis le matin et se tenait dans l’ombre, plus loin. Il amorça une réaction quand il vit le geste de la jeune femme, et Argella lui fit signe avant qu’il ne vienne les déranger. Le contact de sa peau douce contre la sienne encore moite la surprit mais ne lui fut pas désagréable. Elle sentit presque aussitôt la gêne chez Aenor qui se tendit et retira sa main. Cela brisa une petite complicité naissante et, consciente de cela, la Biche réduisit la distance qu’elle venait de mettre entre-elles et posa sa main sur son épaule.

« — Me voilà rassurée. Mais sachez que j’ai moi-même des façons de me défendre s’il vous arrivait de… m’attaquer. » Elle lui sourit à nouveau. Un sourire malicieux, presque espiègle.

Elle sembla ignorer ses excuses alors que des personnes commencèrent à passer dans la cour, la saluant respectueusement alors qu’ils arrivaient à la hauteur des deux jeunes femmes. Argella serra un instant l’épaule de son interlocutrice dans sa main, juste assez fort pour qu’elle sente la pression sous ses vêtements, puis retira sa main, rendant un salut poli aux passants. Avant qu’ils ne débutent une quelconque conversation à son adresse, elle se tourna vers Aenor.

« — Avez-vous faim ? Je n’ai rien mangé avant mon entrainement. Voulez-vous m’accompagner ? » Lui demanda-t-elle.

Il lui faudrait également prendre un bain pour laver la sueur, et remettre des atours de Reine. Mais pour l’heure, il lui fallait étancher sa soif et sa faim. Elle fit volte-face, l’invitant à la suivre, pour sortir de la cour et rejoindre les couloirs du château. La chaleur dans les murs lui sembla brusquement étouffante tant elle avait passé de temps dans le froid du matin, et tant elle avait sué sous ses cuirs. Elle n’osait imaginer l’odeur qu’elle devait dégager, et espérait ne pas trop incommoder la demoiselle qui l’accompagnait. Alors qu’elles se retrouvèrent de nouveau seule, Argella se pencha un peu vers Aenor sans s’arrêter de marcher.

« — Je vous pardonne tant que c’est avec votre main que vous me touchez, et non avec ce que vous cachez sous vos jupons. » Lui murmura-t-elle alors qu’elles traversaient les couloirs du château. « Et tant que cela reste entre nous. » Elle ajouta avant de tourner sur l’aile qui rejoignait ses appartements.

Le garde en charge de sa protection continuait à les suivre, restant à bonne distance des deux femmes. Quand elles arrivèrent devant ses appartements, elle invita la demoiselle à rentrer. Sur la table, des fruits, du thé et des œufs avaient été préparés, comme

La pièce était spacieuse et joliment décorée aux armoiries du cerf Durrandon. L’emblème de la maison trônait fièrement au centre des appartements, en grand, sur un pan de mur. Il était tissé sur une tapisserie satinée, réhaussé de brocards d’or. Il avait été réalisé bien avant sa naissance, du temps de ses grands-parents, pour montrer le faste de sa maison. Les appartements étaient d’apparat et il était d’usage de montrer sa richesse aux visiteurs. Les voilures jaunes de chaque côté des fenêtres égayaient la salle d’où la lumière peinait à entrer. Comme dans le reste de la bâtisse, les fenêtres étaient petites et ne laissaient pas beaucoup aux rayons du soleil, le loisir d’éclairer entièrement la pièce. Les meubles d’un bois plutôt sombre venaient accorder les couleurs de son emblème au reste de la pièce. Argella avait l’habitude de cet endroit, elle le côtoyait depuis fort longtemps mais elle pouvait s’imaginer que des yeux innocents pourraient être surpris par la mise en scène de ses appartements.

« — Entrez, Lady Estremont. » Elle lui fit signe de rentrer puis lui emboita le pas.

Le garde resta à la porte, refermant celle-ci derrière elles. Enfin un peu de tranquillité et d’intimité. La jeune femme soupira et enleva une épaisseur de cuir de ses vêtements, les laissant choir sur un porte-vêtement non loin de l’entrée, la laissant vêtue d’une simple chemise. Des petits pas rapides les rejoignirent et elle vit apparaitre comme sortit de nulle part, une jeune servante aux cheveux blonds. Celle-ci eut un temps d’arrêt en découvrant l’invitée de la Reine mais ne resta pas immobile très longtemps. Elle salua poliment Aenor et posa ses grands yeux bruns sur la Biche.

« — Sa Majestée souhaite-t-elle que je l’aide à se déshabiller ? Ou que je revienne un peu plus tard ? » Lui demanda-t-elle respectueusement. Argella échappa un rire surpris. Depuis qu’elle avait été couronnée, la jeune fille qu’elle avait prise sous son aile usait de beaucoup de politesse et encore davantage quand il y avait du monde. « Non, plus tard. Sers-nous plutôt du thé. » Elle se tourna vers Aenor et l’invita à s’installer à la table où se trouvaient déjà les fruits. « Buvez-vous du thé ? »

La jeune servante fit une courbette et s’affaira pour aller chercher une tasse supplémentaire avant de servir le thé à Argella, attendant la réponse d’Aenor pour en faire de même avec elle. Alors que le thé coulait dans sa tasse et que la chaude vapeur venait lui chatouiller les narines et embaumer la pièce d’une odeur florale, elle alla s’asseoir à la table et prit une pomme dans une main qu’elle croqua avec vigueur. Elle reprit alors le cours de la conversation et de la question somme toute innocente de son invitée. Lui fallait-elle répondre de façon honnête ou comme il seyait de le faire ?

« — Hélas, non. » L’honnêteté, donc. « Comment pourrais-je fêter mon couronnement alors que nous venons d’essuyer un siège et que le Conflans finit de passer au fil de leurs épées mes hommes ? » La colère, déjà, grondait de nouveaux dans le trémolo de sa voix. « Et comment fêter mon avènement alors que mon père n’est plus là ? Je pleure sa disparition et pourtant, je me dois de me montrer forte dans mes nouvelles fonctions. » Elle laissa échapper un nouveau soupir.

Sa peau froide se redressait tandis que la douce tiédeur de ses appartements la recouvrait peu à peu. Sa servante entretenait un feu dans l’âtre et cela aidait à les réchauffer. Argella n’était pas d’humeur à parler politique. Elle savait que cela la mettrait d’une humeur massacrante, alors que cette rencontre impromptue l’avait un peu tirée de cette rage qui ne cessait de la consumer.

« — Dans d’autres circonstances, dans un château n’ayant pas souffert de la faim et ne puant pas autant la mort, j’aurais été heureuse de recevoir la couronne de l’Orage. » Elle tourna la tête où sa couronne était entreposée, sur un petit coussin de velours jaune, non loin de la grande tapisserie de la même couleur. « Mais cela a permis à mes hommes de festoyer et de rire à nouveau. Ce n’est donc pas entièrement négatif. » Elle avait simplement du mal à être positive.

Elle croqua une nouvelle fois dans sa pomme juteuse, étala un peu ses jambes sous elle. Alors que la jeune servante passait pour savoir si elles avaient besoin d’autres choses, Argella lui demanda de préparer son bain. Puis elle reporta ses prunelles sur celle de son interlocutrice.

« — Et vous, êtes-vous satisfaite d’avoir quittée votre île pour célébrer mon couronnement ? Répondez librement, nous sommes entre nous. » Il y avait bien sa servante mais celle-ci venait de prendre congé pour chauffer l’eau de son bain.

Son invitée se mit doucement à l’aise bien qu’elle semblait avoir des difficultés à trouver sa place dans la grande pièce auprès de sa tête nouvellement couronnée. Elle espérait qu’elle pourrait se détendre et continuer à lui parler avec la même honnêteté et simplicité, c’était tout ce qu’elle pouvait demander à quelqu’un en ces temps troublés. Sa franchise pouvait également heurter ou ne pas passer avec cette jeune femme. Argella ne mâchait pas souvent ses mots et elle en était même venu à la conclusion, après de nombreuses prises de bec avec plusieurs individus -notamment son père- qu’elle était incapable d’user de pincettes avec quiconque. Elle préférait donc ne pas avoir à le faire et risquer un malaise bien plus désagréable que celui de la colère qui habitait les traits de son visage à chaque fois qu’elle pensait à nouveau à la perte de son père. Elle acquiesçait donc à la réponse de la jeune Estremont, croqua une nouvelle fois dans la pomme en prenant garde à ne pas l’éclabousser du jus de fruit.

« — C’est ainsi. » Elle soupira, essayant de calmer sa colère pour ne pas effaroucher son invitée.

Cette émotion l’accompagnait tant qu’elle oubliait parfois qu’elle puisse rendre mal à l’aise autrui. Du temps où elle parlait à son père, il était fréquent que chacun se laisse aller à sa colère, parlant librement et de façon parfois particulièrement féroce où les portes finissaient souvent par claquer dans tout le château. Qu’il allait lui sembler froid et silencieux désormais. Qui allait-elle donc invectiver de la sorte ? Son futur mari ? Le pauvre ne savait pas dans quoi il mettait les pieds. Venant d’un Dornien, peut-être était-il pire qu’elle. On les décrivait tout autant sanguin.

Elle écouta la sincérité des paroles de son invitée, soutenant son regard et mâchant plus discrètement tandis qu’elle répondait à sa question de cette même voix douce. C’était comme si elle savait déjà ce qu’Argella avait envie d’entendre de sa bouche. La Biche lui décocha un sourire.

« — Qui l’aurait cru n’est-ce pas ? Que la Reine de l’Orage puisse être une femme si… » Elle marqua une pause, chercha un adjectif adéquat. « …Abordable ? » Elle n’était pas satisfaite mais rien d’autre ne lui vint. Elle ponctua sa phrase d’un rire et continua avant que cela puisse être mal pris par la jeune femme, se rendant soudain compte qu’elle aurait pu avoir l’impression qu’elle se moquait d’elle. « Je comprends, peut-être est-ce tout simplement du fait que je ne suis Reine que depuis quelques heures ? La gloire ne m’est pas encore monté à la tête ! » Elle lui adressa un clin d’œil taquin. « Je me reconnais également beaucoup dans votre récit, même si chacune de nos vies a pris un chemin radicalement différent. Encore une fois, ma haute naissance m’a permis d’avancer là où vous avez dû vous résoudre. Mais je me reconnais dans votre caractère, votre esprit vif. »

Sa pomme terminée, elle laissa le trognon de côté et entama un œuf qui trônait devant elle. Elle se sentait revigorée par cette nourriture simple, en plus d’être en agréable compagnie.

« — Et je dois vous remercier de votre sincérité, c’est agréable d’avoir une conversation simple. Une Reine a bien besoin de cela pour se laver l’esprit de tout le reste. » Elle prit une gorgée de thé à son tour puis dévia sur un autre sujet. « Vous avez des frères ? Ils n’ont pas accompagné votre père ? »

La faim s’éclipsait peu à peu de son ventre. Elle n’aurait pu imaginer petit-déjeuner plus agréable en cette matinée qui avait débuté dans la colère et le doute. La colère d’avoir perdu son père, d’avoir dû accepter sa couronne et d’avoir vécu ce siège. Le doute quant à la suite de son existence de Reine de l’Orage, avec tous les changements que cela impliquerait dans sa vie. Ses doutes qui pouvaient se muer en craintes tant ils étaient incertains, et tant il était difficile de les appréhender pour les aborder de la meilleure des façons. En dépit de son impulsivité, elle savait prendre des décisions avec un peu plus de réflexion, fort heureusement pour elle, sa cour et son peuple. Mais peut-être était-elle moins attachée à l’étiquette que l’avait été sa mère ? Du moins, dans l’intimité de ses appartements, elle ne rencontrait aucune difficulté à faire tomber les masques de bonne conduite et de mots doucereux, pour aborder celui de la femme entière qu’elle était.

« — Accessible. » Se fit-elle écho avec un sourire. C’était le mot qu’elle cherchait.

Elle sourit quand la jeune femme se moqua doucement de ce qu’elle deviendrait en tant que Reine. Argella n’en savait rien. De quelle façon s’imaginait-elle régner ? Conserver cette même impulsivité, à la manière de son père ? Être davantage dans la réflexion et la manipulation comme avait pu l’être sa mère ? Ou bien, un savant mélange des deux afin de développer sa singulière conception de la souveraineté ? Elle aurait le temps de réfléchir à cela car les grandes décisions pour son Royaume ne tarderait guère. Il faudrait alors qu’elle soit armée, face aux autres souverains et surtout face à leurs ennemis.

« — Nous verrons bien rapidement si ce rôle me va, ou non. » Elle haussa les épaules. « Être une femme n’arrangera probablement pas les choses. J’ose espérer que l’avenir sera plus calme même si je doute que nous ayons des prochains mois calmes. La guerre a été déclarée et nous devons y répondre. » Toujours la même rengaine, les mêmes désirs de réparation et de vengeance.

Elle appréciait la compagnie de la jeune femme et accepterait avec plaisir de partager à nouveau un repas avec elle, quand les évènements auront évolué. Pour l’instant, ce petit-déjeuner représentait une parenthèse dans la période anxiogène dans laquelle elle s’engouffrait. Quand pourraient-elles se revoir ? À son futur mariage ? Celui-ci ne se passerait pas dans l’Orage, le contexte en serait radicalement différent.

« — Vous serez toujours libre de me dire les choses comme il vous plaira. Je ne souhaite que cela : m’entourer de personnes sincères qui peuvent me parler sans détour, et non pas se sentir forcée de lancer des courbettes pour me faire plaisir. » Elle sourit à nouveau. « J’en serais enchantée, et nous verrons comment ma tête se portera la prochaine fois que nos chemins se croiseront. »

Argella finit l’œuf qu’elle continuait de picorer entre ses paroles. Elle se mit à nouveau à rire lorsqu’Aenor s’excusa de l’absence de ses frères. Elle n’avait pas voulu qu’elle le prenne mal ou qu’elle considère ceci comme une attaque sur le chef de famille.

« — Ce n’était nullement pour m’offusquer ! Je trouve cela étonnant que votre père n’ait amené que vous de votre île, pour le couronnement de sa Reine. C’est qu’il doit avoir à cœur votre avenir et que vous comptez pour lui. » Ou qu’il voulait la marier à tout prix et qu’un mariage était toujours un évènement propice aux rencontres. « Je ne suis pas offensée par leur absence, tant qu’ils soient présents pour l’Orage en temps voulu. Nous aurons besoin d’hommes forts et valides. »

Elle prit un autre œuf, plus petit, qu’elle mangea rapidement, puis décida de s’arrêter là dans sa quête de repas. Elle avait assez mangé pour le moment et elle pourrait toujours picorer un peu plus tard. Étirant ses jambes avec plaisir, elle prit la tasse de thé pour la siroter tranquillement.

« — Quand repartez-vous pour Verte Pierre ? » Demanda-t-elle après avoir avalée une gorgée.

Le visage de son invitée se modifia quelque peu comme si elle cherchait ses mots ou qu’elle triait ses pensées, le regard perdu dans le vide. C’était souvent le cas lorsqu’ils parlaient de guerre car cela entrainerait forcément la perte, la destruction et la mort. La jeune femme n’avait peut-être encore jamais été réellement confronté à la perte d’un être cher, contrairement à la Biche qui avait déjà eu son lot de déception et de chagrin au cours de son existence. Et les choses continueraient à avancer et à évoluer, quoi qu’il en coûte, elle se devait de faire un pas devant l’autre et d’avancer, toujours. Les paroles de la jeune blonde appuyèrent ce qu’elle avait ressenti et Argella ne fit qu’hocher la tête en réponse, faute de mots qui puissent apaiser ses craintes.

Elle poursuivit en évoquant l’honnêteté dont elle pouvait faire preuve. Au fait qu’il ne soit pas évident de savoir, aux premiers abords, s’il était aisé de parler simplement avec la Reine de l’Orage. Argella se devait de garder une certaine stature en public, d’où l’importance que ces conversations se fassent dans l’intimité de ses appartements. Bien sûr, elle désirait être une Reine accessible mais qui serait-elle si chacun de ses hommes pouvaient discuter ses ordres ? Il n’était pas question de cela juste maintenant, mais d’une conversation avec une jeune femme qui lui ressemblait, ou lui avait ressemblé, et où l’identification était aisée pour la souveraine. Finalement, la Biche émit un petit rire, amusé, lorsqu’Aenor fit le rapprochement entre sa venue à son couronnement, et le nombre d’hommes rencontré.

« — Oh, je vois. Votre père désire le mieux pour vous. Il a au moins le mérite de chercher à rencontrer votre futur époux avant de conclure un contrat de mariage. Et il vous propose de les rencontrer en même temps, pour que vous puissiez avoir un semblant de choix. » Un semblant, oui, car finalement le choix ne lui reviendrait peut-être pas. « Je n’ai pas eu ce plaisir. » Elle haussa les épaules. « Mais j’ai conscience que cela est différent pour moi, en tant que fille du Roi de l’Orage, désormais Reine, je ne peux pas choisir mon époux par amour. Tout n’est que devoir. » Ce satané devoir. Elle joignit ses mains, un sourire aux lèvres. « Dans ce cas, peut-être aurez-vous un nouveau nom et un bel amour lors de notre prochaine rencontre. Je vous le souhaite, sincèrement, Dame Aenor. »

Doucement, la Reine prit les mains de la jeune femme alors que celle-ci relevait la tête vers elle.

« — Mieux à faire ? Allons, ne vous dénigrez pas de la sorte ! » Elle sourit puis enfonça son dos dans sa chaise. Elle avait bien des choses à faire mais cela lui donnait le tournis rien que d’y songer. « Mais il est vrai que je vais devoir régler certaines affaires, rédiger des missives… » Elle laissa ses paroles en suspens, réfléchissant un instant à tout ce qu’elle allait devoir faire. Finalement, elle posa de nouveau son regard sur la jeune dame. « Si je ne vous revois pas avant votre départ, je vous souhaite un bon voyage. Nous nous reverrons bientôt. » Ou du moins, elle l’espérait.