A vie de campagne, bien que très active, n’en reste pas moins relativement monotone, ce qui est une bonne chose, quand on regarde la situation d’un œil externe. Monotone, ça veut dire pas d’attaques sur le convoi, ça veut dire une sécurité relative. Mais la répétition incessante de la même journée, encore et encore, semble parfois longue à Mahée, qui se livre alors aux affres du sentiment d’impuissance. Elle a beau faire tout ce qu’elle peut, à moins de charger sus à la garnison bieffoise incendiaire en retrait, ce que Sarzir Santagar, son général, ne lui pardonnerait sans doute pas. En place et lieu, elle doit se contenter de ronger son frein et espérer que l’expédition commanditée pour les arrêter sera victorieuse. De tout ce qu’il pouvait advenir, c’est l’une des choses que la nouvelle Princesse redoutait le plus. Elle espérait que les hommes du Bief, si fiers de jouer les parangons de vertu, se garderaient d’aller jusque là. Mais non. Et les responsables paieront. Même s’ils parviennent à s’enfuir et à regagner la mère patrie, Mahée ne laissera pas tomber. Elle n’oubliera pas, et si les circonstances de la guerre l’empêchent de réclamer justice séance tenante, Noirmont saura se rappeler au bon souvenir du Bief, parmi tant d’autres, au moment de payer.

Pendant que les soldats s’activent à monter le camp, Mahée sollicite quotidiennement Sarzir, afin qu’ils s’entraînent ensemble à la pratique des armes. Tous les jours, le même rituel s’installe. Ils descendent de monture, prennent quelques minutes pour se rafraîchir, et se mettent au travail. Parfois même pendant le déjeuner. Mahée n’est certes pas une élève talentueuse, encore que ses esquives soient parfois impressionnantes, mais elle compense en étant appliquée. Cela étant, malgré ses tentatives, ses progrès à l’épée semblent bloqués. L’arme ne lui convient pas, ne convient pas à sa façon de bouger, contrairement à la lance, où la jeune femme se révèle beaucoup plus compétente. Cela étant, c’est de protéger sa vie dont il s’agit, plus que toute autre chose. Aussi expérimenté soit-il, Sarzir ne peut pas transformer une lance en épée, qu’elle le veuille ou non, Mahée devra s’acharner.

Raison pour laquelle ce jour n’a pas différé des autres. Descente de monture, rafraîchissement sommaire, et leçon. Au bout d’une vingtaine de chutes, ce qui aura tout de même pris une bonne heure et demie, Mahée se sent au bout de ce qu’elle voulait donner pour la journée, elle met donc un terme à l’entraînement, suant à grosses gouttes, le souffle court, et le dos douloureux. « Merci pour cet échange, Lord Sarzir. J’ai demandé à ce que l’on me fasse chauffer un bain, je vous propose que nous nous retrouvions peu avant le souper pour parler de la journée ? » Le général est obligeant, et accepte sa requête. Dans la minute qui suit, Mahée se retire dans sa tente où l’attend l’un des rares bains chauds qu’elle réclame parfois en campagne.

[…]

Plus tard, Mahée est prête à accueillir Sarzir. Ses longs cheveux lavés de frais, ils avaient même pu être huilés ! Un luxe duquel la dornienne avait dû se priver pendant des mois, mais avec lequel elle est heureuse de renouer maintenant qu’ils sont revenus à Dorne. De toutes les faveurs offertes par les différents nobles qu’ils avaient visités, son choix s’était porté sur de petites fioles d’huile d’argan. Se sentant propre et détendue après l’effort, le feu au centre de la tente chauffant agréablement l’espace, Mahée va s’installer dans son siège, derrière le bureau d’appoint qui lui est dévolu, petite silhouette qui semble nager dans une robe ample aux manches longues, qui se ferme par un laçage élégant sur le devant. Le col remonte haut, et la robe descend aux pieds de la princesse, de sorte à ce qu’elle puisse porter dessous sa simple chemise de nuit sans que quiconque ne le sache. L’abondance du beau tissu rouge, sa qualité et son port donnent une certaine majesté à sa porteuse, qui en apprécie surtout le caractère confortable et pudique, sans négliger l’agréable chaleur qu’il lui apporte. Près de son col, elle a épinglé la broche offerte par la reine mère du Val, et à sa ceinture en cuir, le superbe couteau offert par Sarzir.

Entendant justement le Général s’annoncer aux gardes Rhoynars en faction devant sa tente, Mahée se redresse et sert d’ores et déjà deux coupes de vin. Elle avance l’une des deux vers le siège le plus proche de son bureau, siège sur lequel elle présume que Sarzir va s’asseoir, vu qu’elle l’invite à prendre place d’un geste de la main. « Bonsoir Général. » Elle l’accueille, avec un sourire, en plus de la coupe de vin. « Avez-vous eu assez de temps pour vous reposer quelque peu ? » Elle s’enquit, à sa façon, de sa santé, soucieuse de rendre ses attributions les moins pénibles possibles. Elle n’aura jamais de cesse, probablement, de montrer sa gratitude envers la légende dornienne de la soutenir, d’où son souci de la ménager comme elle le mérite, notamment en ne l’obligeant pas à servir de nounou à une jeune écervelée. Le dosage entre l’abnégation et la nécessité de rester forte est cependant très subtile, peut-être un peu trop pour quelqu’un d’entier comme Mahée.

Après la prise de mesures qu’elle pense radicale, Mahée s’attend à tout de la part de Sarzir. Elle s’attend à un possible soutien, bien sûr, à un du soutien plus emporté aussi, mais aussi à une absence de soutien, voire même, à de la contrariété plus ou moins appuyée. Cette décision, qui peut sembler soudaine, Mahée la tourne et retourne en boucle, en pensée, depuis des semaines, aussi, malgré son air spontané, elle n’a rien d’impulsif. La Princesse se sent prête pour cela, et espère, attend quelque chose de son général et conseiller. Elle attend de lui qu’il la teste, et dans ses résolutions, et dans son raisonnement, qu’il la challenge, voire qu’il apporte des remarques ou des suggestions pertinentes. Elle veut que sa brillance anticipe les écueils qu’ils pourraient rencontrer et qu’ils établissent ensemble des plans d’action pour les passer. Elle veut qu’une discussion s’installe et continuer à réfléchir à la suite. C’est pour cela qu’elle l’a convié ce soir, et pour cela qu’elle les a fait servir sous sa tente. Alors, quand le Général se contente d’assurer calmement qu’il prend d’ores et déjà les décisions qui s’imposent sans réagir à la pression qu’elle s’apprête à faire peser sur les nobles de la Principauté, Mahée ne se sent en rien apaisée. Elle se retrouve, ce qu’elle ne voulait pas, seule avec sa décision et ses réflexions. Forcément, elle est effrayée. Et si elle avait oublié un paramètre dans ses calculs ? Et si cela faisait pire que mieux parmi ses soutiens ? Elle doute de cela, sans quoi elle n’aurait pas pris cette décision, mais un garde-fou lui aurait été salutaire. Sarzir ne sera pas son garde-fou ce soir.

Avec lassitude, elle se laisse aller dans le dossier de sa chaise, pour écouter poliment l’anecdote du général, tout en s’accordant du vin, et en commençant à grignoter un peu des victuailles qui leur ont été déposées. Elle cherche, encore à cet instant, un lien avec la conversation qu’ils venaient d’avoir, mais il lui semble évident que les deux sont dissociées et que Sarzir ne reviendra pas plus en arrière à la question qu’il lui pose, concernant son enfance. Avant de répondre, Mahée reste un instant silencieuse. Elle ignore si elle a envie d’aborder ce sujet maintenant, ce soir, quand bien d’autres, d’autrement plus grande importance, requièrent son attention. Cela étant, elle ne veut pas être brusque, ou dédaigneuse envers Sarzir, qui se montre simplement intéressé par l’origine de la personne en laquelle il a mis sa foi, en quelque sorte, à qui il a choisi d’obéir. Même si l’expérience ne la tente pas du tout, la Princesse en vient à la conclusion qu’elle lui doit au moins cela. « J’ai eu la chance d’avoir une enfance très heureuse. Mes parents m’ont toujours témoigné, ainsi qu’à mes frères et sœurs, beaucoup d’attention. Il a toujours fait bon vivre à la Grâcedieu, au moins jusqu’à ce que j’entre en guerre… » Son expression se rembrunit. Oui, c’était bien de sa faute si sa cité traversait de durs moments, les moments les plus durs depuis la guerre des rois de la Sang-Vert, depuis le temps de la Princesse Nymeria et de l’époux qu’elle s’est choisi, un Martell. « J’ai toujours aimé l’équitation, et j’ai toujours pris soin de mes montures. Il n’y a, à mon sens, que lorsqu’on connaît un animal que l’on peut former un véritable tout avec lui, et faire de son destrier une extension de soi-même. Cerner un cheval, c’est pouvoir le diriger avec beaucoup plus d’efficacité, ce qui peut parfois s’avérer salutaire. » Elle clôt sa remarque ici. « Mangez, Sarzir, je ne mangerai pas cela toute seule… » Elle l’invite à se servir, et bien, puisqu’elle-même se sent peu d’appétit. « J’aspire à ce que tous les dorniens recouvrent leur douceur de vivre dans la Principauté… Ai-je tort de penser que ce ne sera jamais le cas sous domination Valtigar ? » Quand bien même le zélé général cherche à lui changer les idées, Mahée est corsetée de bien trop près par la peur pour qu’une simple réminiscence de son passé suffise à le desserrer. Pire, encore, puisque ce souvenir ne fait que lui rappeler ce qui est en morceaux, ce qu’elle cherche temps à recoller…

Une claque. Voilà ce que prend Mahée par l’intermédiaire des mots de Sarizir. Sans doute l’une des claques les plus bienveillantes qu’on puisse recevoir, mais la morsure n’en demeure pas moins cuisante. La Princesse n’a pas pipé mot pendant toute la diatribe de son Général, ni même fait mine de vouloir l’interrompre. Elle a écouté, et engloutit le contenu, qu’elle a processé en même temps, tâchant de contrôler toutes les émotions, viscérales, qui l’ont assaillie, les unes après les autres. De toutes les morsures, celle de l’orgueil est peut-être la pire. Mahée se sent rappelée à l’ordre, mais que ce soit justifié est bien le pire de tout. Elle sait qu’elle ne doit absolument, à aucun prix, laisser cette morsure influer sur son jugement, et dicter sa réaction. Elle sait qu’elle doit accepter cette morsure, et se souvenir des enseignements précieux qui en découlent, parce qu’en termes d’enseignements, Sarzir vient de lui en dispenser plusieurs en très peu de temps.

Un pied dedans, un pied dehors, c’est ainsi qu’elle a assisté à cette conversation. Le mentra notamment l’a beaucoup marquée, de par sa vision de la peur. Il y a fort à parier qu’elle s’en souviendra, en temps voulu. Un lourd silence s’installe après la dernière phrase, ouverte, du Général. Mahée prend le temps de mesurer ses mots. Elle en a beaucoup à dire, elle aussi. « Pouvons-nous seulement être amis, Sarzir ? » Elle lui demande, en toute sincérité. « La dette que j’ai contracté envers votre famille est abyssale… » Sans détours, sans ambages, sans miel. Un aveu de faiblesse duquel le Général pourrait avoir tout loisir de profiter. « Sans votre frère, je ne serai pas là aujourd’hui. Votre frère a accepté de me recevoir, de m’écouter. C’est parce qu’il m’a crue, et qu’il a voulu laisser le choix aux dorniens qu’il a péri… » Le regard qu’elle lui lance est désarmant de culpabilité. « Comment pouvez-vous ne pas me croire responsable de sa mort ? » C’est une vraie interrogation. « Et par la suite, c’est parce que votre neveu a choisi d’afficher mes couleurs que vous avez perdu Bois-Moucheté… » Le poids du monde semble trop lourd pour les frêles épaules de la Princesse. « Que vous soyez ici tient du miracle… Depuis que nous nous sommes croisés après ma rébellion, j’ai nourri l’espoir que vous me rejoindriez. J’avais désespérément besoin d’un homme comme vous, de vous, Sarzir. » Elle baisse les yeux, désolée que ce genre de considération doive entrer en ligne de compte, mais ça lui semble nécessaire de le verbaliser. « Politiquement, avoir un illustre général de Dorne rejoignant ma bannière était la meilleure chose qui pouvait m’arriver… Mais, loin de la politique, j’espérais surtout œuvrer avec quelqu’un qui aime au moins autant la Principauté que moi, et qui semblait partager mes valeurs… Vous aimez Dorne, Sarzir. C’est ce que j’aime le plus en vous. » Malgré son écrasante culpabilité, Mahée se révèle toujours capable de candeur. « Je vous respecte et vous admire, Sarzir, mais ce soir, vous me mettez dans une position très indélicate, même si je comprends pourquoi vous le faîtes. Par égards pour vous, je suis d’avantage tentée de nous interdire l’amitié, pour vous décharger d’une situation complexe à plus d’un niveau. Cela étant, j’aimerai vous dire que vous êtes plus qu’un général, Général. Vous êtes un lord de Dorne, et votre avis quant à la direction prise par la Principauté doit être entendu, au même titre que n’importe quel Lord de Dorne. » Elle soupire. « Vous êtes beaucoup de choses, Sarzir Santagar… Et j’ai beaucoup trop d’estime pour vous pour choisir à votre place ce que vous pouvez être ou non… » Le visage indéchiffrable, Mahée s’abîme dans la perplexité.

Comme toujours élégant dès lors qu’il s’agit de leur dynamique, Sarzir choisit, ou s’impose, de ne pas infliger à Mahée de se donner en spectacle en lui courant après à travers le campement. L’image qu’ils auraient donnée à leurs hommes aurait été déplorable, évidence pour le général comme pour la princesse, mais cette dernière n’aurait pourtant pas hésité s’il avait fallu. Elle est consciente que son titre aurait pu lui permettre d’imposer à Sarzir de rester, mais… Elle se souvient, Mahée, de la façon qu’avait son père de diriger sa maison. Elle se souvient des nombreuses leçons qu’il lui a transmises, sur la façon de se montrer respectueux envers son prochain, quand on occupe un poste de pouvoir. Elle se souvient des longues discussions qu’ils ont pu avoir, au coin du feu en plein désert, sous les étoiles. Noah a pris à cœur de former sa fille, pour qu’elle connaisse comme lui les bienfaits d’une vie paisible pour son fief et sa maison, car toutes ces leçons visent à étouffer dans l’œuf les risques de rébellion. Si cette empathie peut devenir alors comme la première marche des escaliers vers la manipulation, cela cesse d’en être quand on cherche au contraire à ce que les gens fassent leurs choix de façon pleine et entière. Le gros danger, quand on occupe un poste de pouvoir ma fille, c’est de ne plus faire la différence entre la fonction et soi-même. Avec le temps, à force d’incarner la fonction, ce qui nous définit nous et ce qui la définit elle se mélange dans notre tête, et outrepasser les volontés propres, qui ne devrait être un emploi que de dernier recours, devient une norme. Ne sois jamais capricieuse, Mahée. Cherche à persuader plutôt que d’imposer. Laisse le choix à ceux qui t’entourent de te faire savoir le fond de leur pensée, malgré la supériorité de ta fonction. Ils te mettront le nez directement dans ce qui ne va pas. Tes pires détracteurs sont ceux qui auront les critiques les plus pertinentes. A toi de les trouver au milieu de la haine que tu leurs inspireras. Quant à tes alliés, prends garde de les ménager. Tu es une femme, tu dépendras d’hommes toute ta vie, que ce soit pour ta protection ou d’un mari. Mener, pour une femme, et encore plus délicat que ça ne l’est pour un homme. Ta survie dépendra directement de ta capacité à les subjuguer, à les inspirer, bien plus que sur ta bourse. Tu cesses d’être inspirante à la seconde où tu imposes à quelqu’un d’aller contre ses choix. Ne l’oublie pas… Au cours du temps, les conseils de son père avaient résonné de façon bien différentes, mais ce soir, ils explosaient dans toute leur clarté. Sarzir s’est montré d’une grande loyauté jusqu’ici. En se servant de sa fonction pour lui imposer de rester malgré sa contrariété, pour son propre caprice, Mahée aurait pu mettre à mal cette loyauté, et c’est ce qu’elle avait voulu éviter en se montrant prête à le poursuivre à travers le camp.

A l’entente de la clarification de la position de Sarzir, Mahée se sent sotte et baisse les yeux de contrition, en plus de rougir d’embarras, comme une enfant surprise la main dans le sac. Il a raison. songe la princesse, partageant, maintenant qu’il est dit, le point de vue de son général. En revanche, elle ne contient pas sa surprise lorsqu’elle découvre, car c’est une découverte, que la panthère de Dorne est veuve. L’information la touche, car elle ignorait tout de ce parallèle possible entre son général et elle, ce qui, naturellement, la fait poser sur lui un regard neuf.

Au terme du plaidoyer de Sarzir, Mahée est lasse, fatiguée de la politique, et sans doute est-ce le fait d’avoir autant parlé mariage mais… Un peu nostalgique. « J’ignorais tout de feu votre épouse et de votre veuvage Sarzir, et recevez, même si loin après, toutes mes condoléances… » Elle est sincère, n’imagine qu’à peine ce qu’a pu être sa détresse après la perte d’un être aimé. « Si j’avais su, j’aurai été beaucoup plus délicate dans ma façon d’aborder les choses, je vous demande pardon. » Sincère, encore une fois. Elle n’a jamais voulu blesser la fonction, mais encore moins l’homme derrière la fonction. Mais, plus encore… « Si vous vouliez rester encore un peu, j’aimerai beaucoup apprendre qui était votre épouse… » Elle lui tend enfin la main qu’ils dépassent leurs fonctions, et commencent à se connaître intimement. Elle aimerait entendre parler de la femme de Sarzir, parce qu’elle aimerait parler un petit peu d’Idriss, sujet soigneusement évité depuis qu’elle a reçu la missive de son trépas. Si le deuil officiel a été géré de main de maître, le deuil officieux s’est fait de façon beaucoup plus chaotique et, ce soir, Mahée a l’impression de franchir une étape… Reste à voir si Sarzir l’y aidera ou non……

Mahée respecte le silence qui s'installe après sa question. Sarzir prend sans doute le temps d'organiser ses pensées, détermine par quel bout prendre son récit, et ce qu'il doit mettre dedans. La princesse lui laisse le temps dont il a besoin. Ce n'est pas un sujet trivial, ce n'est pas un sujet habituel. En vérité, Mahée avait été très peu personnelle avec son Général jusqu'à présent, malgré les invitations de ce dernier à l'être. La dornienne avait eu besoin de plus de temps pour pouvoir voir Sarzir autrement que comme la panthère de Dorne, pour pouvoir le considérer comme un homme, avec ses souffrances et ses espoirs, et non pas uniquement comme le guerrier providentiel de la Principauté, et l'homme n'en sort pas diminué, mais grandit. Grandit d'une dimension, voire de plusieurs, de nuances que la jeune femme est –enfin- prête à voir. Ce soir, la relation unissant la princesse et son général s'approfondit un peu plus, à la lumière du partage de cette épreuve commune qu'est le veuvage.

Dans un silence plein de compassion, la jeune femme écoute le récit des amours passés de Sarzir, digne d'une balade de saltimbanque. " Quelle tragédie… " Elle commente brièvement, en toute discrétion, dans un souffle. Elle ne souhaite ni ajouter à la peine de Sarzir ni rouvrir des blessures qui, manifestement, sont toujours douloureuses, et elle comprend pourquoi. Mahée ne peut pas dire avoir traversé exactement la même épreuve puisque, contrairement à son général, elle n'a jamais été amoureuse. Ni de celui avec lequel elle a été mariée pendant des années, ni du palefrenier avec lequel elle a perdu son pucelage, ou même d'aucun de ses amants ou amantes… En fait, sans les forts sentiments –qui ne peuvent être que de l'amour- qu'elle ressent pour les siens, et surtout son fils, Mahée douterait être capable d'aimer. Être un monstre de devoir? Facile. Mais se laisser aller à la faiblesse de l'amour? Prendre le risque d'être déçue, trahie, détruite? Jamais de la vie. Il lui serait plus naturel de mettre directement l'un de ses membres sur le billot. De ce fait, à part compatir, elle n'est pas en mesure d'aider plus avant Sarzir, puisqu'il traverse une vallée où elle n'a jamais posé le pied. Elle hésite, d'ailleurs, quant à la façon de rebondir après des paroles si délicates, si vraies, mais la question lui est retournée, le général s'attendant à ce que ce soit son tour de partager son expérience du veuvage.

Mahée a un sourire triste. A défaut de pouvoir consoler la panthère de Dorne, elle espère au moins la distraire un peu. " J'ai été mariée pendant plusieurs années. A un prince lysien. Mon époux est mort pendant les émeutes du banquet de Goëville. " Avare de détails, la jeune femme ne développe pas plus, en partie parce qu'elle craint d'ennuyer Sarzir avec des détails ineptes sur une relation révolue, en partie parce que parler de son mari demeure le chemin le plus direct pour parler de son fils, et la princesse se refuse toujours à évoquer sa vie à voix haute. Tant qu'elle s'astreint à cette discipline draconienne, ses ennemis peuvent l'oublier, oublier qu'il existe, perdu dans les mystères de la généalogie et de l'héraldique, secret qui n'en est pas un mais pour lequel il faut manifester un minimum de curiosité. N'importe, Mahée refuse de tenter le diable, refuse de prendre le risque que son fils soit trouvé, capturé et qu'on se serve de lui comme d'un levier contre sa mère. Le cas échéant…

Dans la poitrine de la princesse, son palpitant se tort douloureusement, comme écartelé. Il lui faut tout l'empire qu'elle possède sur elle-même pour dompter son angoisse, et la faire taire, mais pas disparaître. " Lui et moi n'avons jamais été amoureux, mais nous avions trouvé une façon de faire fonctionner notre mariage, de rester soudés face à l'adversité. " Elle inspire profondément et pousse un long soupir. " Je pense avoir eu droit au mieux que je pouvais espérer en terme d'union, je ne nourris plus aucun espoir de ce côté-là. " Elle sourit, tristement. Bien qu'ayant une âme profondément romantique, la romance ne s'est jamais réellement invitée dans sa vie autrement que pour des moments éphémères. Mahée n'est pas amère face à ce constat, juste pragmatique, aussi doute-t-elle que la vie lui réservera la moindre surprise sur ce sujet. Elle est résolue à s'unir au mâle qui ferait le meilleur Prince possible pour Dorne, qu'elle l'aime ou non n'a pas la moindre espèce d'importance. La dornienne en a fait son deuil depuis longtemps, elle ne s'appartient pas et, même si elle se réserve le droit de refuser l'un ou l'autre de ses prétendants possibles, comme Roward Martell, elle ne se leurre d'aucun mensonge: son futur mari et elle ne s'aimeront pas. La tristesse s'accentue légèrement malgré son sourire sur ses traits. " C'est une chance que vous ayez connu l'amour dans les liens de votre mariage, et d'une tristesse infini qu'il vous ait été arraché. Je ne peux que vous souhaiter de tomber amoureux à nouveau, en espérant cette fois une plus grande longévité. " Elle le lui souhaite, de tout cœur, et soupire encore. Elle aimerait parler de son fils, de la frustration qui est la sienne de ne pas pouvoir en faire son héritier légitime, juste parce qu'il a eu le malheur de naître avant qu'on ne lui donne une couronne… Elle aimerait parler de lui, tout simplement, pour le rendre réel, pour le faire vivre ailleurs que simplement dans son imagination, mais, même si elle fait confiance à Sarzir, elle n'a réellement confiance en personne d'autre, et sait que des espions louvoient jusque dans son armée. Félon ou bieffois –pléonasme- n'auraient aucun scrupule à donner la chasse à un enfant de 8 ans. Pour sa propre sécurité, il doit rester, hélas, un rêve…