An 2 Mois 2 Semaine 2

Les festivités avaient mené bon train. De nombreux concours s’étaient chevauchés, et le jeune homme avait participé avec grand plaisir aux différentes joutes et mêlées pendant ces quelques jours de fête. Celles-ci lui permettaient de se remettre en selle même s’il s’entrainait toujours très régulièrement à l’épée afin de ne pas perdre la dextérité qu’il avait gagné au fil des années. Il n’était pas devenu meilleur, ça, il le savait bien. Mais il n’était pas un mauvais jouteur pour autant. Il était même plutôt constant, ce qui était une bonne chose. Il s’entêtait donc à garder cette constance dans ses gestes, ses parades et ses attaques, ainsi qu’au niveau de son endurance. Ayant déjà participé à deux grandes batailles au côté de son Roi, il connaissait désormais ce qu’étaient les guerres. Il avait appris, à ses dépens, qu’il ne suffisait pas d’être un bon chevalier pour survivre à la mêlée chaotique d’une bataille où la vie se jouait.

Benjen était arrivé à Fort-Darion déjà depuis un mois. Il n’avait guère eu le temps de rendre visite à sa mère, celle-ci étant devenue l’intendante impériale depuis la fin de l’année dernière. C’était également au même moment que celle-ci était redevenue veuve, pour le plus grand plaisir de son fils. Mais celui-ci était assez respectueux pour ne pas le lui dire de cette façon. Les liens entre mère et fils s’étaient un peu étiolés. Non pas qu’ils ne s’aimaient pas. Peut-être justement parce qu’ils s’aimaient trop. Car maintenant que Benjen allait à la guerre, il savait que cela devait rendre anxieuse sa mère. Et l’ambition de cette dernière était au cœur des angoisses de son fils. Ainsi, dès qu’il le pouvait, il lui écrivait un petit mot, ou bien il demandait de ses nouvelles pour s’assurer que tout allait bien pour elle. Probablement que Lady Omble agissait de même.

Il l’avait aperçu lors du bal le jour d’avant, resplendissante, mais toujours accompagnée de quelques Lords, si bien que le jeune garçon ne l’avait vu qu’en coup de vent. Elle avait tout de même eu le temps de l’inviter à un repas de famille avant qu’il ne reparte avec son Roi pour la prochaine bataille. Car malgré l’ambiance festive, personne n’était réellement dupe sur les jours à venir. La tension était palpable dans les rangs de l’armée impériale. C’est pourquoi ces festivités étaient tant appréciées. Il était possible de prendre du bon temps, d’oublier l’espace de quelques jours, les futures conséquences d’un nouvel affrontement sanglant.

Le jeune homme était élégamment vêtu quand il entra dans la salle où sa mère lui avait donné rendez-vous. Son pourpoint était tout aussi élégant que celui de la journée d’avant, aux couleurs de la maison Corbois. Ses traits étaient un peu tirés mais ses cheveux étaient bien peignés, il n’avait pas pu accumuler beaucoup de sommeil la nuit dernière, et la journée avait été bien occupée. Il s’était rasé de près pour les festivités et les poils repoussaient rapidement le long de ses mâchoires et dans les creux de ses joues.

« - Bien le bonsoir, ma Dame. » Dit-il en se retrouvant en face de Lady Omble, un fin sourire lui étirant les lèvres. « Je constate avec plaisir que vous avez trouvé un peu de temps pour votre fils. » Ajouta-t-il, gardant ce même sourire, un tantinet taquin au bout des lèvres.

À la voix douce qu’avait sa mère, le jeune homme sourit de plus belle. Il réduisit les quelques mètres qui les séparaient et vint l’étreindre avec une certaine douceur, bien que ses bras ne soient plus habitués à offrir de telles marques d’affection. Il la serra probablement un peu fort, inconsciemment. Entre eux, les hommes ne s’étreignaient pas vraiment. À moins qu’ils soient très heureux, à la fin d’une bataille ou au cours d’un mariage, et Benjen n’était pas du genre tactile avec la gent masculine. Quant à la gent féminine, il n’avait pas l’occasion de s’y frotter. Rien d’aussi joyeux par les temps qui courraient cependant. Juste l’angoisse des batailles à venir, et les corps tendus dans l’attente de ces affrontements. Pendant un instant, ses bras la serrèrent contre son torse et il vint poser un tendre baiser sur sa joue. En se rapprochant de la sorte, le parfum fruité qui émanait de son cou et de ses cheveux lui vint aux narines. Il en fut étonnement frappé. Cette odeur, il ne s’était pas rendu compte, jusqu’à maintenant, qu’elle lui avait manqué à ce point.

Un instant marqué. Les battements de cœur d’un seul sang.

L’étreinte prit fin quand Benjen fit un pas en arrière, l’éclatant d’un sourire franc alors qu’elle reprit la parole.

« — Je pense qu’il y a certaines choses qui ne sont pas bonnes à narrer. » Répondit-il assez simplement à ses inquiétudes. « Surtout à l’attention d’une mère qui s’angoisse déjà assez comme ça sans tout savoir. » Ajouta-t-il alors que l’ombre des combats passa dans son regard un bref instant. Effectivement, il n’était pas venu pour parler de ça à sa chère et tendre mère. À vrai dire, il n’avait pas besoin de parler de toutes ces atrocités qu’il avait vécu depuis. Ils valaient mieux les garder tues. Bien que cela ne rende ces souvenirs pas moins réels pour le jeune homme.

L’évocation de ses frères et sœurs étira un nouveau sourire sur les lèvres de Benjen alors qu’il regardait dans un coin de la pièce comme s’il s’attendait à ce que la fratrie déboule derrière un meuble pour fondre sur lui. Il avait eu l’habitude de jouer de cette manière avec sa sœur bien que l’ainé finît toujours par gagner les affrontements et supplier sa sœur de ne pas geindre pour alerter sa mère et se prendre une soufflante par la suite. C’était il y a bien longtemps. Quant à son frère, il avait très rapidement pris l’ainé comme un modèle et cela avait toujours amusé le jeune Corbois. Il avait réellement beaucoup d’affection pour sa famille.

« — Je suis ravie d’entendre qu’ils n’ont pas oublié leur vieux frère ! » Dit-il avec entrain, haussant un sourcil. « Où sont-ils ? Toujours en haut de leur tour ? » Questionna-t-il vivement.

Benjen darda sur sa mère un sourire ravie malgré les cernes qui lui marquaient les dessous des yeux. Sa jeunesse lui permettait de ne pas avoir le visage trop marqué par la fatigue, mais s’il continuait à négliger son sommeil de la sorte, il finirait véritablement vieux avant l’heure. Balayant la pièce d’un regard circulaire, il jaugea tranquillement les lieux puis s’avança vers une table, ses doigts frôlant le bois brut du meuble tandis qu'il tournait le dos à sa mère.

« — Quelles sont les dernières nouvelles par ici ? Comment est la vie à Fort-Darion ? » Lui demanda-t-il d’un ton qui se voulait léger, bien qu’il sache que le sujet n’avait rien de badin.

Bien sûr, la perpétuelle omniscience de sa génitrice lui décocha un nouveau sourire. Il ne pouvait effectivement pas s’imaginer l’angoisse qu’elle pouvait ressentir quand son fils allait au front. Et en fils parfois ingrat, il lui arrivait d’oublier de lui répondre, préférant profiter des moments d’accalmies pour recouvrir un peu de sommeil plutôt que de chercher de bonnes formules à envoyer à sa mère pour l’informer de son état autant psychologique que physique sans trop l’inquiéter. Bien qu’il s’arrangeât toujours pour lui envoyer une missive par la suite, il n’était pas sans savoir que les absences de nouvelles de sa part devaient rapidement être présagés comme un malheur de la part d’une mère anxieuse.

« — Je n’en doute pas. » Il sourit puis acquiesça à l’évocation de sa sœur et de son frère. « Je n’appelle pas réellement ça du repos. Je crois qu’être dans l’attente est encore plus angoissant que d’être dans la mêlée d’une bataille. » Souffla-t-il de façon un peu plus grinçante. Comme s’il avait le temps de jouer avec ses enfants de frère et de sœur. Bien évidemment qu’il aimait beaucoup passer du temps avec eux, et que ce ne devait pas être considéré comme du temps perdu. Mais il ne pouvait s’empêcher de se le dire quand même. Tout le temps qu’il ne mît pas dans l’entrainement et la préparation de la bataille fut un peu perdu. D’un autre côté, cela lui permettait de fixer son esprit sur autre chose, ce qui aurait également des bienfaits sur sa santé mentale. « J’irai leur rendre visite avant de repartir. Je ne voudrai pas que je leur manque trop. » Dit-il finalement. « Kiran risquerait de m’en vouloir et de grandir avec une mauvaise image de son frère. Quant à Lyarra… Eh bien elle grandit très vite. » Ajouta-t-il avec toujours une pointe de nostalgie.

Nelya continua pour répondre à son fils sur ses occupations à Fort-Darion, et le jeune homme ne pouvait qu’imaginer l’étendue de son travail pour construire une ville aussi grande que l’était Lancehélion. La capitale de Dorne n’était pas un lieu connu du jeune Corbois. Il n’était jamais allé aussi loin au Sud. Bien qu’il se plaignît régulièrement des temps froids au Nord, il savait qu’il n’apprécierait pas particulièrement un temps constamment chaud et humide. Et comment faisaient-ils pour se rafraichir ?

« — Es-tu sûre qu’il est possible de construire les mêmes châteaux au Nord qu’au Sud ? Tu y es déjà allée ? » Lui demanda-t-il, sa curiosité piquée.

Puis Benjen se tendit un peu à l’évocation d’une femme et d’enfants. Il avait parfois envie de se poser et de mener une vie de tranquillité sur les terres de son père, comme le Seigneur qu’il se devait être. Et en même temps, discuter stratégies de guerre et organiser les troupes du Roi du Nord étaient deux activités fortement grisantes. L’horreur angoissante des batailles ne l’était pas réellement néanmoins. Quant aux pupilles qui le fixaient pour sonder son âme, le jeune homme feignit de ne pas les voir en détournant son regard alors que ses joues s’empourpraient.

« — Il n’y a pas vraiment de temps pour penser à ces choses-là. » Répondit-il vivement. Il avait eu envie à quelques reprises de se laisser aller aux plaisirs de la chair mais le jeune homme avait si peur que sa mère ne l’apprenne, qu’il n’avait osé s’y perdre. Il arrivait pourtant fréquemment que des femmes de petite vertu se glissent dans les tentes des soldats pour leur remonter le moral et pas que. Il était vrai qu’il n’avait pas eu le loisir de s’adonner à ces fantasmes. « Et je ne pense pas que la guerre se termine dans les mois à venir, de toute manière » tenta-t-il de trancher. Il ne pouvait pas se marier s’il était en guerre, si ?

Ben n’était pas dupe, il était venu à comprendre que les alliances se construisaient davantage sous les draps que dans des conseils royaux. Ce n’était pourtant pas une réjouissance que d’épouser la première pucelle au nom un tant soit peu important. Il se doutait pourtant que sa mère devait y réfléchir activement, et cette pensée n’avait pas pour conséquence de le rassurer.

« — Ce que je fais ? Eh bien il faut préparer le camp à la guerre à venir. Selon le Roi Jon Stark, la prochaine bataille ne devrait pas tarder, et cela n’a rien de rassurant. Alors il faut s’affairer pour être certain d’être prêt le jour J. » Répondit-il en s’appuyant sur le recoin de la table dont il s’était rapproché quelques minutes auparavant. « Je ne voudrais pas prendre mon travail à la légère et risquer de perdre mon rang ou de décevoir le Roi. Et pourquoi pas monter en échelon plus tard ? Si je le souhaite, ce n’est pas en usant de mon temps libre pour folâtrer que j’y arriverais. » Cette idée le fit sourire car il aurait cru entendre sa mère. Il n’était pourtant pas particulièrement ambitieux, mais il avait conscience que de réfléchir aux tactiques de guerre était plus naturel pour lui que de draguer la gent féminine. Et cette pensée germait peu à peu dans son esprit à mesure que la guerre s’incrustait dans son quotidien.

Il fit la moue. Certes, il aurait probablement l’occasion de voyager. Encore plus s’il conservait sa place auprès du Roi du Nord. Mais il avait également conscience que ce n’était pas tellement le souhait de Jon qui lui, semblait davantage chercher la paix et la tranquillité. Courir dans chaque royaume ne devait pas être si enviable pour un homme qui avait femme et enfants qui attendaient patiemment son retour. Benjen ne savait pas trop quoi en penser. Il n’avait pas de vie de famille. Pas de femme, ni même de conquête, pas d’enfant. Quant à son fief, il n’y allait pas souvent, et il avait parfois le mal du pays. Paradoxalement, il appréciait être sur les routes et s’enquérir de ses hommes. Mais il savait que ses hommes auraient aimé rentrer, vivre avec leur famille, apprécier la paix. Il s’agissait de vivre sur ses terres, et non de survivre sur celles des autres. Quant à lui, qui l’attendait à Corbois ?

Benjen eut l’impression de voir passer un sentiment de déception dans le regard de sa mère quand il confia, à demi-mots, ne pas avoir eu de conquête. Était-ce une idée qu’il se faisait ? Au contraire, sa mère devrait être fière que son garçon n’aille pas courir les jupons. Elle devrait être soulagée de ne pas avoir à craindre de devoir couvrir un éventuel batard, ou une idylle naissante avec une femme de petite vertu ou de basse lignée. Peut-être se faisait-il des idées concernant le silence qui s’installait. Aussi, quand elle reprit la parole, il poursuivit.

« — Je ne sais pas. » Répondit-il quand elle évoqua les circonstances de son mariage avec son père. « Je n’ai pas eu l’occasion d’aborder le sujet avec Jon. » Ajouta-t-il simplement.

Sa mère renchérit à nouveau sur son souhait de l’aider à trouver une promise. Ben la regarda puis hocha lentement la tête. Cette idée lui apportait une certaine anxiété mêlée à de l’excitation. Il était effectivement Lord de sa maison, mais il était assez réfléchi pour savoir qu’il n’était pas toujours possible de refuser ce qu’on lui proposait. S’il avait un tant soit peu d’ambition, il pourrait se lier à une femme ayant de bons moyens. La maison Corbois pouvait se targuer d’avoir un fief ainsi qu’une bonne capacité d’hommes disponibles. Le jeune homme apprenait peu à peu tout cela à force d’être auprès des autres nobles. Il se questionnait sur l’avenir qu’il voulait donner à sa vie, sur la façon dont il voulait avancer, et sur ce qu’il pouvait réaliser aussi.

« — J’ai confiance en ton jugement. » Il ne fallait quand même pas qu’elle décide tout pour lui. Et en même temps, foncer tête baissée n’était pas dans son tempérament. « Je pense que tu es la personne la mieux placée pour me conseiller. S’il y a bien quelqu’un en qui je peux réellement faire confiance, c’est ma propre mère. » Pourquoi se méfierait-il de son propre sang ?

Puis elle le questionna sur son envie d’évoluer et cela décocha un sourire au jeune homme. Il n’était pas étonné qu’elle saisisse l’oiseau au vol.

« — Oui. » Il marqua un temps de pause, dardant son regard sur sa mère. « Plus le temps passe et plus j’y réfléchis sérieusement. » Il fit quelques pas, ses doigts effleurant le bois, le regard baissé. « Depuis mon enfance, j’ai ressassé les leçons que Père m’a instruit, les stratégies qui peuvent être utilisées en tant de guerre, les réflexions qu’il faut avoir avant chaque bataille. » Il sourit, pensif. « Aux côtés de Jon, je prends confiance en mes capacités. Je sais que je suis jeune mais j’ai très envie d’avancer, de pouvoir donner un vrai rôle à ma maison. Je n’ai pas pour autant envie de m’élever à tout prix, mais s’il m’est possible de faire partie du haut du panier, pourquoi pas après tout ? » Il haussa légèrement les épaules.

Mais en aurait-il les épaules ?

Le jeune homme se laissa entrainer dans les couloirs adjacents aux appartements de sa mère, appréciant ce contact agréable de sa main chaude sur son avant-bras alors qu’elle le menait doucement. Benjen ne connaissait pas tellement Fort-Darion et cela ne l’intéressait pas tant d’apprendre à connaitre davantage les lieux. Il n’était que de passage pour le moment, et c’était tout ce qui importait. Nelya, cependant, devait commencer à connaitre comme sa poche les couloirs et autres recoins du Fort. Finalement, il réagit à ses paroles, tournant sa tête dans sa direction alors qu’il calait son pas sur le sien.

« — Je sais bien tout ça. Et je n’ai pas dit que j’acquiescerais docilement tout ce qui m’est proposé. » Dit-il en soupirant. « Mais si je ne peux pas faire confiance à ma propre mère, en qui le pourrais-je ? Tu avais Père pour te conseiller, et moi c’est toi que j’ai à cette place. Je pense être réaliste quand je dis que tu es la personne qui saura voir mes intérêts avant ceux des autres. » Il marqua une pause, continua tout bas proche de son oreille, un sourire dans la voix. « Même si, parfois, ta façon de tout calculer m’agace. » Il haussa les épaules. « J’ai réellement besoin de toi à cette place-ci. »

Son visage se fit plus sérieux mais se radoucit bien vite. Il eut un sourire en imaginant sa mère devant sa propre descendance. C’était quelque chose à laquelle il n’avait jamais réellement songé. Que lui devienne père semblait si loin alors qu’il n’était même pas fiancé, alors imaginer sa mère devenir grand-mère… Quelle drôle d’idée. Et pourtant, cela finirait par se faire. Il ne savait pas réellement s’il était prêt à aborder la vie de cette manière. À devenir l’époux d’une femme qu’il ne connaitra probablement pas. À faire en sorte d’être un bon mari, droit et juste. À se comporter comme un bon père qui saura accompagner son enfant dans la maturité, en espérant qu’il en soit capable car les guerres pourraient l’empêcher de se consacrer entièrement à sa descendance et à sa famille.

« — Je suis certain que tu ferais une bonne grand-mère ! » Dit-il en riant.

Il apprécia les flatteries bien qu’il eut encore un peu de mal à réaliser tout ce qu’elle disait là. Que Jon soit un homme valeureux avec désormais un peu d’expérience, il le voyait bien. Qu’il ait du charme, cela ne lui sautait pas autant aux yeux. Peut-être n’était-il pas assez attentif aux yeux qu’il pouvait attirer. Qu’importe, il avait d’autres chats à fouetter. Quoi qu’il y avait bien cette jeune femme… Son regard se perdit un instant sur une torche, en revoyant cette chevelure blonde qui avait suscité quelques émois chez le jeune homme, trop sage pour chercher davantage qu’une compagne de balade.

Il fut tiré bien vite de cette petite rêverie par les maux de sa mère, par son désarroi face aux difficultés à complaire tous les camps, par son échec auprès du Val et de l’Ouest. Il ne pouvait s’imaginer la pression que Nelya devait subir à cette position qu’elle occupait désormais. Mais comment donc serait-ce possible de régler ces conflits entre les Ouestriens et les Valois ? La question était difficile et Benjen n’était pas certain d’avoir le recul nécessaire, et toutes les informations, pour pouvoir apporter une réponse digne de ce nom.

« — Les Lannisters ont montré que la loyauté par le mariage n’a pas de sens pour eux, car ce n’est pas le mariage avec Dame Jeyne Stark qui a empêché Lyman Lannister de nous menacer. Est-il vraiment possible de raisonner avec les lions alors que seuls l’argent et la force semblent faire foi pour eux ? Je n’ose imaginer la difficulté pour Jon de supporter ce conflit qui va détériorer ses relations avec sa propre sœur. » Et ainsi imaginer des difficultés qu’il pourrait potentiellement avoir un jour avec sa sœur à lui, quand elle aura l’âge de se marier.
« — Quant aux Arryns… Ils ont toujours pris bien garde à ne pas se rapprocher des conflits avec Harren le Noir en revenant sur leur parole, puis par la suite en se rapprochant des Lions, en cherchant certainement le meilleur parti pour conserver leur indépendance. Peut-être faudrait-il leur proposer une alliance qui leur apporterait un bénéfice, plus alléchant que celui proposé par les Lannister. Ils n’ont pas fait preuve d’honneur et n’ont pas su être droit avec le Nord en nous trahissant. Mais nous ne pouvons pas conserver ces conflits, l’Empire ne pourra pas rester en guerre car ses troupes finiront par s'épuiser, ses seigneurs aussi. Les hommes du Nord ne pardonnent pas beaucoup, mais peut-être serait-il bon de trouver un compromis avec le Val. Donnons-leur une raison de nous rejoindre, et surtout de continuer à soutenir l’armée de l’Empire par la suite. »

Il se mâchouilla l’intérieur de la joue un instant, pensif. Benjen était peut-être trop pacifiste, mais il avait tendance à penser qu’il y aurait toujours un autre moyen que de faire la guerre.

« — Je pense néanmoins, que tu fais tout ce qu’il faut pour trouver cet accord. S’ils ont refusé jusqu’à maintenant, c’est qu’il y a autre chose qui pèse dans la balance, et qu’ils ne sont pas prêt à abandonner un prix pour un autre. Tous n’ont pas la même vision des choses, certains Rois aiment partir en guerre et dominer par le fer car ils ne voient les traités de paix que comme une soumission inacceptable. » Il fit la grimace, posa une main sur celle de sa mère reposant toujours sur son avant-bras. « Ne te flagelle pas trop sur ces échecs en te rendant entièrement responsable de leur refus. Il vaut mieux regarder vers l’avenir que de ruminer le passé. »

Ben ne s’imaginait pas la tâche de parent comme particulièrement ingrate. Disons que, du haut de ses dix-sept ans, cela lui semblait étrange de s’occuper d’un petit être et de protéger une femme qui aurait tout quittée pour lui et pour rejoindre sa maison. Cette gêne qu’il ressentait était probablement la crainte de ne pas être à la hauteur de cette tâche. Il avait vu avec ses yeux d’enfants les vas et viens de son paternel, entre les champs de bataille et son fief. Et il l’avait vu disparaitre assez tôt de sa vie, embarqué dans les guerres par son suzerain, mortellement blessé. Il craignait de laisser toute la tâche d’éduquer à une femme qu’il ne connaissait pas. Il était hors de question que sa chair devienne un étranger.

Il écouta attentivement les propos de sa mère et acquiesça doucement. Il n’avait pas pensé que les Lannisters puissent se retourner contre Dame Jeyne. À aucun moment, il n’avait pris en compte que les mensonges et le désir de vengeance pouvaient entrer à ce point dans l’échiquier politique et retourner les pions actuels, sous prétexte qu’ils avaient une parentèle chez l’ennemi. Pourraient-ils se comporter de façon si déshonorante ? Le jeune Corbois espérait sincèrement pour la jeune Stark qu’elle ne soit jamais confrontée à une telle humiliation. Cette idée apporta un certain chagrin à Ben qui ne voulait pas imaginer que la situation s’envenime à ce point. Et pourtant, maintenant que cela sortait des lèvres de sa mère, cela lui semblait d’une logique implacable. À tout moment, ils pouvaient faire d’elle leur otage et s’en servir pour attiser la haine au roi du Nord, jusqu’à qu’il fasse une erreur et qu’il soit, lui aussi, viré de l’échiquier.

« — Tout ce que tu dis fais tristement sens dans la situation actuelle. J’espère pourtant que Dame Jeyne n’aura jamais à faire face à cette situation. » Il grimaça. Était-il trop positif dans cette situation ? Il lui fallait être plus factuel, plus réaliste. « Mais qu’aurait-elle pu faire ? Maintenant qu’elle a ses enfants, sa position est bien délicate. » À nouveau, le jeune homme soupira. « À moins qu’elle ne prenne finalement la fuite. Mais laisser ses enfants derrière ? » Il n'imaginait pas une louve abandonner ses petits.

Ce que Nelya décrivait était une totale descente aux enfers pour la jeune femme Stark. Maintenant qu’elle avait accouché d’un héritier Lannister, qu’allaient-ils faire d’elle ? Avait-elle assez de soutien auprès des Lions ? Elle avait raison, c’était pour elle qu’ils devaient ressentir de la pitié. Et Benjen en ressentait bel et bien, mais surtout du chagrin d’imaginer qu’il lui arriverait quoi que ce soit, car il tenait aux membres de la maison Stark. Et il ne doutait pas des retentissements que cela aurait sur Jon s’il arrivait quoi que ce soit à la jeune femme. Le roi du Nord avait beau s’enrager en parlant de sa sœur, Ben n’avait nul doute que le chagrin serait difficile à contenir s’il arrivait une catastrophe à celle-ci.

« — J’espère que les Arryn se joindront rapidement aux forces de l’Empire. Cela fera toujours un allié de moins aux Lannister. Ils ne doivent pas gagner, ce ne sont que des traitres. »

Le jeune homme poursuivait sa marche au rythme du pas de Nelya. Sa prise sur le bras de celle-ci se raffermit inconsciemment quand il évoquait les Lions de Castral Roc. Y aurait-il une autre solution que de les soumettre par la force ?

« — Qu’aurait fait Père dans cette situation ? » Se surprit-il à demander presque timidement.

Nelya poursuivait en réponse aux interrogations de son fils, celui-ci l’écoutant en conservant son regard en avant alors qu’ils marchaient côte à côte. Ses pas étaient lents et il arrivait qu’il marque une pause à certains moments, puis il reprenait sa marche en emportant toujours sa mère contre lui, à mesure qu’ils progressaient dans les couloirs du Fort. Du bruit se rapprochait à mesure qu’ils avançaient, probablement se rapprochaient-ils d’un hall. C’était davantage un brouhaha général que des éclats de voix. Un certain nombre de seigneurs était encore présents à Fort-Darion à la suite des festivités et ils entendaient bien profiter de leur distraction avant de retourner dans leurs fiefs respectifs.

« — Dame Jeyne a peut-être bien changé… » En conclut-il. Elle avait été une jeune femme appréciée par le Corbois, mais de loin. Il ne la connaissait pas tellement bien, de façon personnelle, et les bons sentiments qu’il ressentait envers elle, étaient davantage liés à ceux de son Roi. Mais pouvait-on croire qu’elle soit tout à fait innocente là-dedans ? Qu’elle se soit faite entièrement manipulée ? Il y avait toujours des moyens de s’extirper des griffes d’un oppresseur, et c’est ce qu’il entendait dans le discours de Nelya.

Le nom de son père sonnait étrangement lointain quand il s’épanouit hors des lèvres de sa mère. Il ne se souvenait que trop bien du chagrin de celle-ci à la perte de l’être aimé. Le petit garçon qu’il était, s’était juré de ne plus voir sa mère pleurer de tristesse, mais qu’elle ne pleurerait désormais que de joie. À mesure que les années passaient, il avait pris conscience que la vie n’était pas si simple et qu’il ne pouvait pas décider de ne pas faire souffrir les siens. Il s’y évertuait toujours, pourtant, la protégeant parfois bien maladroitement en ne lui donnant aucune nouvelle pendant quelques temps, ou bien en omettant les détails qui pourraient l’angoisser. Ce n’était probablement pas la meilleure chose à faire, mais il était bien incapable de faire autrement.

« — J’espère, un jour, être à sa hauteur. J’aimerais aussi pouvoir me targuer d’être assez stratège pour que le Roi me demande conseils. Lord Stark est un bon Roi, je le pense vraiment, mais je crains parfois que son impulsivité lui joue des tours. Aujourd’hui, je ne suis que son aide de camp, j’espère qu’il saura voir en moi davantage. C’est à moi de faire mes preuves, et de montrer que je suis le digne successeur de ma maison. » Dit-il en se redressant quelque peu, se penchant vers sa mère alors qu’il avait ralenti le pas.

Quant à se souvenir du visage de son paternel, Benjen eut davantage le sentiment qu’il avait remodelé le souvenir en utilisant les peintures de son père comme d’un aide-mémoire. L’image du visage de son père se révélait floue, imprécise, et il était incapable de se souvenir des détails. Le souvenir qu’il gardait d’intarissable était celui de la voix du Lord Corbois. Une voix forte et autoritaire alors que sa figure se tenait droite, face au jeune garçon. Il se souvenait également de la façon dont il passait la paume de sa main sur le haut de sa tête, entre le front et la naissance des cheveux, quand il était fier de son fils. Ce mouvement qui aurait pu paraitre insignifiant, lui avait manqué à la mort de son père.

« — J’étais un jeune garçon, les années ont passé depuis et je ne me souviens plus précisément de son visage. » Le regard un peu dans la vague, il souriait. « Mais je me souviens des leçons d’épée qu’il me donnait quand il revenait du front. Il était toujours très rigoureux sur ma façon de manier l’épée, sur mes positions et mon regard. À l’époque, je trouvais que c’était trop, que ça n’avait pas d’importance d’être aussi strict sur des détails. Tout ceci me semblait si lointain. Alors, je faisais tout mon possible pour qu’à la leçon suivante, je sois plus rigoureux sur moi-même et qu’il soit fier de mon évolution. Aujourd’hui, je sais qu’il avait raison, et que c’est ce que j’enseignerais également à ma descendance. » Son regard restait lointain, perdu dans les images du passé. « J’aurais aimé le connaitre davantage. Je n’ai pourtant pas à me plaindre, Lyarra et Kiran l’ont encore moins connu que moi. »

Il était reconnaissant des conseils que sa mère pouvait lui fournir. Elle connaissait bien la famille Stark et sa place actuelle n’était qu’une preuve supplémentaire à l’importance que la jeune femme avait pour la maison au loup-garou. Même si désormais, c’était à l’empire tout entier et non plus uniquement à la maison Stark. Benjen se reconnaissait beaucoup dans la façon de penser des hommes au loup-garou. L’honneur et le devoir représentaient une base sur laquelle il basait ses jugements. Il comprenait néanmoins ce que Nelya lui signifiait. S’écarter un peu des coutumes ne signifiait pas qu’on ne les respectait plus. Le monde changeait et les coutumes pouvaient également évoluer avec leur temps, sans pour autant qu’elles ne soient bafouées. Le Corbois commençait déjà à bien connaître son Suzerain, ses humeurs un peu lunatiques et l’impulsivité qu’il avait à certains moments. Cela n’empêchait pas de l’apprécier et de lui tenir un grand respect.

« — Je sais que le temps fera son travail, ainsi que la confiance. La guerre a au moins cette utilité qu’elle rapproche les hommes. » Lui répondit-il doucement.

Il sourit quand elle lui assura qu’il serait un bon père. Une chaleur emplit son ventre tandis qu’il la serrait un peu plus contre lui. C’est qu’elle lui avait manqué bien davantage qu’il ne l’avait réalisé. Ce fut Nelya qui les arrêta et qui l’enlaça avec force. Benjen posa sa tête sur l’épaule de sa mère un instant, la serrant tout aussi fortement dans ses bras dans une étreinte guidée par l’amour d’une mère à son fils, et d’un fils à sa mère. Il lui devait tant de choses, et il était toujours un peu trop pudique pour lui dire tout ce qu’il avait sur le cœur. Il était souvent plus facile d’écrire ces mots, que de les dire en face.

Des éclats de voix raisonnèrent alors et vint briser leur étreinte. Quand Nelya fit un pas en arrière et que Benjen se tourna vers les deux enfants surexcités qui fondaient sur lui. Il les réceptionna en riant et attrapa Lyarra qu’il souleva du sol quelques secondes avant de la laisser retoucher terre, tandis que Kiran l’accablait de questions.

« — Alors, comment vont les terreurs ? J’espère que vous êtes gentils avec notre mère ! » Il les toisa d’un regard bienveillant.

Son petit-frère s’accrochait férocement à lui et Benjen fit mine de combattre sa poigne avant de se laisser entrainer par sa force. Il avait encore le sentiment qu’ils étaient petits, et avait parfois bien du mal à les voir à leur âge réel. Que cela pouvait être difficile pour sa mère. Quand celle-ci l’invita à aller souper ensemble, il ne se fit pas prier, se laissant entrainer par son jeune frère à la suite de sa sœur et de sa mère. Il oublierait, l’espace de quelques heures, les temps de guerre et les atrocités des champs de bataille. C’était pour cela qu’il vivait. Pas pour la guerre mais pour les vies qu’il protégeait, pour les rires et les joies que la vie pouvait lui allouer.