Bien que, pendant assez longtemps, Megara n'avait pas exactement su quels mots étaient les plus adéquats pour qualifier sa situation, de par le simple fait qu'en étant enfant, les réalités concrètes d'un monde bien trivial nous échappent le plus souvent, elle avait tout de même assez rapidement entraperçu qu'il existait une aura assez particulière autour d'elle. Et que cela n'avait pas entièrement à voir avec le fait qu'elle était Princesse de l'Ouest. Aujourd'hui, en y repensant, cela la mettait plus qu'un peu mal à l'aise, mais il y avait aussi eu tout ce qui entrait en relation avec son apparence, avec sa silhouette, les traits de son visage, ses yeux, sa chevelure, bref, tout ce qui pouvait entrer dans les critères permettant d'évaluer assez arbitrairement la beauté. Le fait de réaliser, aujourd'hui, que dès son plus jeune âge, très nombreux avaient été ceux bien plus prompts à arguer que ses principales qualités relevaient de sa beauté, et bien ... Peut-être qu’inconsciemment, c'était pour ça qu'elle avait tenu à se montrer éveillée, curieuse et très attirée par le savoir. Pour pouvoir arguer qu'elle en avait aussi dans le crâne, et qu'on la sous-estimait bien trop, le tout en pouvant également se rassurer elle-même et posséder la capacité de rapidement pouvoir évaluer ceux qu'il était pertinent de connaître et ceux qui pouvaient bien rester dans leur vanité et leur stupidité crasses. À mesure des années, évidemment, elle avait ouvert de plus en plus grand les yeux sur cette réalité là, non sans réaliser qu'elle avait eu la chance d'être la fille de ses parents, persuadée que d'autres auraient voulu la maintenir loin de la connaissance et du savoir en estimant que, destinée à un mariage censé arranger la diplomatie et la géopolitique du royaume, le simple fait d'être belle suffisait.

Quoi qu'il en était, aujourd'hui, paradoxalement, tout cela lui était justement bien plus qu'utile au sein de son mariage : cela lui donnait de quoi savoir répondre à son époux, et de quoi tenter de résister à ses provocations. Fort heureusement, il ne s'agissait pas que de cela, entre eux, et tout restait toujours dans les limites du respect, appartenant plutôt au domaine du bon enfant et des échanges de bons procédés. Ainsi, la jeune femme ne put s'empêcher de rire face à la confession de son mari, non point pour se moquer de lui mais pour s'amuser, à rebours, de la situation. Même si elle ne l'avait jamais vu dans cette posture, ou qu'elle ne s'en souvenait pas, elle avouait pouvoir bien imaginer la scène. De telles péripéties ne lui étaient personnellement jamais arrivées, sans doute parce que les sujets d'enseignement que Mestre Aethon étaient bien moins soporifiques, pour être bien moins cruciaux. À moins que le pauvre Mestre n'est tout simplement été que la victime malheureuse d'une chute d'énergie de la part de Gareth, juste logique des choses quand on s'agite le restant du temps et qu'on se pose enfin ? Ce cas là, Megara le connaissait, et il faisait même encore parti de sa vie actuelle, par exemple lorsqu'enfin, ses tâches officielles étaient achevées, que les jumeaux étaient bien nourris et jouaient ou dormaient, et que, soudainement, elle était libérée de tout, posée dans un fauteuil. Cela lui était même arrivé en plein repas, alors qu'ils attendaient l'arrivée d'un dessert qui avait pris un peu plus de temps à être fait et donc à être acheminé des cuisines. Ce jour là, elle avait heureusement pu compter sur son époux, qui avait fait de lui murmurer à l'oreille pour faire croire à une connivence entre eux, alors que sa tête à elle s'était tout simplement quelque peu affalée sur son épaule à lui, assis à ses côtés.

En de hauts lieux se concentraient de hautes responsabilités. À de hautes personnes incombaient de hautes charges … C’était là une sorte de vérité absolue, en quelque sorte un hymne que Megara avait entendu toute sa vie, et au sein duquel elle baignait depuis toujours. Cela lui paraissait tout à la fois correct, normal, logique et attendu : on ne s’attendait pas à voir demeurer un puissant roi dans une pauvre masure, là où une salle de trône était destinée à la proclamation de décisions autrement plus importantes que le choix du taureau que l’on amènerait parader à la prochaine foire aux bestiaux. D’une certaine façon, la Princesse de l’Ouest concevait-elle sans doute comme tout à fait concrète le fait que l’on pouvait incarner le pouvoir tout autant que celui-ci pouvait nous incarner. De la même façon un objet pouvait-il tout autant incarner une once de pouvoir que le pouvoir pouvait s’incarner en un objet, ne fusse que de façon symbolique. Même si, évidemment, cela ne faisait pas tout. Encore fallait-il savoir se montrer à la hauteur. Et encore fallait-il avoir affaire à des êtres pour qui tout ceci avait un tant soit peu de sens. Il allait ainsi sans dire que les jumeaux n’avaient que faire que leur mère porte couronne princière : à l’heure de tant et tant s’égosiller dans ses bras au point d’en baver de joie le long de son cou et sur ses beaux atours, le fait que sa tête soit ceinte de la moindre tiare n’y changeait presque rien pour eux, ne les poussant absolument pas à se stopper dans leur entreprise. Peut-être en allait-il de même pour leur père, absolument jamais perturbé, bien au contraire, par le fait de murmurer quelque propos salace ou promesse des plus charnelles dans le creux de l’oreille d’une princesse, ou par le fait de se montrer bien entreprenant aux environs de sa croupe ou du bombé de sa poitrine. Tel père, tels fils …

Pour Gareth comme pour Megara, mais également comme pour les jumeaux sans doute, et bien que ceux-ci étaient trop jeunes et ignorants pour s’en rendre réellement compte, ces appartements princiers étaient un havre de paix, un refuge où pouvoir être soi-même, en toute quiétude. Bien évidemment, le simple fait qu’ils soient « princiers », justement, leur faisait revêtir un caractère des plus particuliers et prenants. Cela leur conférait une taille certaine, un luxe et un confort indéniables, et cela leur garantissait également, à leur proximité, le stationnement régulier et appliqué d’hommes d’armes et de gardes, à toute heure du jour et de la nuit. La jeune femme résidait en ces lieux du plus loin qu’elle s’en souvenait, bien qu’elle se savait également avoir un temps vécu dans la nurserie accolée aux appartements royaux de ses deux parents, à l’époque où, tout autant que Lyman, de quelques mois seulement son aîné, elle était encore trop jeune pour être tenue éloignée de la présence parentale. Mais était ensuite venu le temps de lui conférer un espace à elle, un chez elle maintenant devenu un chez eux. Un lieu où elle pouvait bien aisément laisser son époux la délester de son rang, de ses fonctions et de ses prérogatives. Ici plus que nulle part ailleurs, elle pouvait à loisir lui laisser la main sans que personne ne puisse rien avoir à y redire. Derrière ces portes closes, il s’en passait des choses, mais cela ne regardait qu’eux. Et garde à quiconque voudrait s’y immiscer ou s’y infiltrer. Il n’y avait peut-être que le Roi son frère et que la Reine douairière sa mère qui pouvaient vouloir percer à jour certaines des choses qui se faisaient et se disaient en ces lieux, et encore … La grossesse relativement rapide de Megara après ses noces avait tenu à l’écart toute volonté parentale et familiale de s’enquérir de savoir ou non si le devoir conjugal était bien honoré de part et d’autre, puisqu’alors, comme aujourd’hui, Megara était tout autant héritière que vectrice d’héritiers pour la Couronne.

En naissant femme et, à plus forte raison, en naissant seulement après son frère, Megara avait longtemps occupé le rang de seconde héritière à l'accession au trône du Royaume des Terres de l'Ouest. Cela avait alors tout autant placé dans une position confortable que dans un rôle de secours, nécessitant d'elle qu'elle ne se montre pas sotte et qu'elle sache tenir son rang. L'essentiel des responsabilités et des attentes avait été porté sur les épaules de Lyman, en tant que son frère et son aîné, mais Megara n'avait pas non plus été maintenue dans une position d'ignorance et de désintérêts. Les enseignements qu'elle avait pu recevoir avaient alors été dénués d'inepties, d'inutilité et de manque de pertinence. Certes, la laisse du pouvoir autour de son cou avait été laissée plus laxe, lui conférant alors sans doute un peu plus d'amplitude, et elle avait également été épargnée des enseignements militaires dans leur forme comme partiellement dans leur fond. Elle connaissait le vocabulaire désignant tel ou tel contingent armée, et elle ne manquait pas de s'y connaître non plus dans tout ce qui concernait les obligations militaires relatives à chaque Maison envers le seigneur suzerain direct, qu'il s'agisse directement de la Couronne ou non. Mais elle ne savait manier l'épée comme son frère, se débrouillant un peu mieux à l'arc mais seulement parce qu'on y ressentait moins de létalité et parce qu'elle avait parfois promis à sa cadette de lui servir de partenaire d'entraînement. Dans le fond, ses passe-temps l'avaient toujours plus portée vers la patience, le calme et la nature, ce qui entrait en contradiction avec la violence brute et physique. Néanmoins, personne n'avait eu à y redire, en grande partie parce que cela ne portait nullement atteinte à l'image de la Couronne, mais surtout parce que, encore une fois, l'héritier principal demeurait être Lyman. Et puis, connaître son royaume, ce qui en fait sa richesse tout autant géologique que marchande et commerciale était tout de même un domaine fort utile et à ne pas négliger. Cela l'avait alors porté aux responsabilités qui étaient les siennes aujourd'hui et qu'elle ne devait pas uniquement à son rang, sa relation avec le Roi ou toute nécessité de lui trouver quelque chose à faire. Si certains avaient déjà pu avoir quelques critiques à lui faire sur le fait qu'elle tenait une certaine distance avec les courtisans et qu'elle n'avait pris pour époux aucun jeune homme issu d'une Maison majeure, au moins ne lui avait-on jamais reprocher de n'être qu'une bien jolie jeune femme sans esprit et d'aucun intérêt pour les siens.

En quelque sorte, tout ceci lui avait donné l'expérience tant des différentes facettes du pouvoir que des différentes déclinaisons au sein desquelles on pouvait l'exercer ou contribuer à son exercice. Dans le même temps, Megara avait l'expérience de ce à quoi ressemblait la vie d'une tête couronnée lorsque l'on n'était pas destiné à prendre la relève, ou tout du moins lorsque ce rôle là incombait d'abord à un autre que vous. Les circonstances avaient fait que l'assassinat de son père n'était survenu que suite à la naissance de Martyn, ce qui ne l'avait donc pas propulsé première héritière suite à l'accession au trône de Lyman. Cette expérience là avait été réservée à son neveu, bien qu'encore trop jeune pour le réaliser et y comprendre quoi que ce soit. Et suite à la naissance de ses propres fils, la Princesse de l'Ouest avait encore plus reculé dans l'ordre de succession, comme convenu dans son contrat de mariage. Elle se sentait donc avoir les armes pour savoir comment éduquer Tybalt et Cadwyn afin qu'ils exercent au mieux le rôle qui serait le leur, si jamais malheur devait arriver et, plus largement, dans un futur qui ne cesserait de faire d'eux des Princes de l'Ouest destinés à épauler leurs cousins et leur oncle, assurant alors eux aussi toutes ces fonctions, certes d'héritiers secondaires, mais non moins essentielles et importantes. La différence majeure était qu'ils étaient des Princes, là où elle avait toujours été Princesse. Les choses seraient donc différentes, pour eux, car Megara entendait bien qu'il ne puisse rien leur être reproché, à Gareth et à elle, dans l'éducation de leurs fils. Même si cela l'effrayait déjà de les imaginer ne serait-ce que tenir des épées de bois pour leur premier entraînement : une écharde mal placée était si vite arrivée, tout comme un éclat de bois ... Toutefois, elle ne doutait point que son époux tout comme son frère sauraient y faire, et qu'elle pourrait donc se reposer sur eux pour l'aiguiller et prendre le pas sur elle dans toutes ces choses dans lesquelles elle n'avait que peu d'expérience. Au moins les jumeaux pourraient-ils tout autant bénéficier de l'expérience de leur père et de leur oncle que de celle de leur mère, ce que le cœur de Megara ambitionnait de fort possible. Si cela pouvait permettre d'offrir au Roc de futurs Princes des plus complets et redoutables ... Mais un tel futur ne se présentait pas encore à leurs portes, car Tybalt et Cadwyn faisaient encore dans leurs langes, qu'ils étaient loin de pouvoir tenir quoi que ce soit sans immédiatement le faire tomber ou s'amuser à le jeter aussi loin qu'ils pouvaient, et leurs arts oratoires ne se résumaient qu'à des gazouillis, des rires et des balbutiements tout cotonneux et baveux. Les choses se construiraient pas à pas, comme cela avait été le cas pour tout enfant né dans la Noblesse, sans doute. Il fallait avoir foi en l'avenir et posséder certaines ambitions sans toutefois aller trop vite et griller les étapes. Car par dessus tout, il importait à la Princesse de l'Ouest que ses enfants puissent justement être des enfants, sans qu'on leur arrache leurs parcelles d'innocence, de naïveté et de puérilité. Les souvenirs de l'enfance sont fort précieux et contribues à fonder des amitiés solides, preuve en était avec Lyman et Gareth. C'est parce qu'ils avaient fait mille et une bêtises ensembles autrefois, qu'ils s'étaient serrés les coudes et avaient fait face ensembles aux réprimandes que, aujourd'hui, ils pouvaient se tenir à côté l'un de l'autre sans jamais douter de leur fidélité, de leur loyauté et de leur confiance respectives.

Le futur était fait d'une multitude de conjonctures sur lesquelles il ne fallait mieux pas toujours parier. Tirer des plans sur la comète se révélait être à double tranchant, marquant tout autant la volonté de prendre réellement part à son destin qu'étant le signe d'une certaine nonchalance quant à la prudence à toujours savoir conserver. Si la trame des fils du destin était de ces choses qui ne pouvait dévier de leur but final, cela se saurait. Mais les nœuds étaient là, ou possiblement là, tout comme les vives cisailles tout à fait en mesure de venir couper certains fils. Dans les deux cas, cela nécessitait d'en prendre cas, voire même de s'adapter. Si tout ne se stoppait pas avant, sous l'impulsion d'une volonté étrangère à la propre sienne. Mais dans le même temps, vivre dans la crainte perpétuelle n'était en rien viable. Cela produisait une dose de stress dont on se passerait bien, et cela ne poussait jamais qu'à survivre plutôt qu'à vivre, ou tout du moins à ne vivre que la journée actuelle en repoussant à demain la suivante. C'était vivre par petites touches, ce qui revenait à mener une existence sans saveur, sans grandiloquence et sans réelle vie. De par son statut tout autant que de par son caractère, Megara s'était toujours gardée de trop verser d'un côté ou de l'autre, à ce sujet. Depuis qu'elle était enfant, elle savait combien il était crucial pour elle de rester vigilante face à l'avenir, tout autant que d'ores et déjà le préparer. Cela passait par prendre part aux activités et missions que l'on attendait d'elle et qui, progressivement, lui avaient personnellement incombées. De quoi entrer dans le cadre du devoir et du protocole tout autant que dans l'envie personnelle de ne point se laisser trop submerger par quoi que ce soit. Alors elle gardait foi en l'avenir tout en veillant à faire en sorte qu'il ne dévie point trop vers des méandres désagréables et fort peu enviables, sans pour autant être persuadée que rien de mal ne pourrait lui arriver. C'était comme avancer sur un fil, telle une funambule, avec un bon filet de sécurité en dessous ses pieds, mais en sachant que ce dernier ne pourrait pas forcément amortir toute regrettable chute. Il fallait avancer en gardant les yeux ouverts et sans trop regarder vers le bas. On pouvait peut-être lui reprocher de ne pas avoir la main légère quant au contrôle des choses et quant à ses difficultés à relâcher la bride lorsque cela était envisageable. Ce n'était pourtant pas faute de déjà avoir reçu quelques conseils en ce sens de la part de sa proche parenté et de ses amis. Mais Megara était Megara. Elle apprenait peut-être un peu plus lentement que d'autres, mais elle apprenait, prenant le temps et la peine de l'application, de sorte à apparaître avec le moins de failles possibles. Sans confondre précipitation et vitesse. Mais il était indéniable que dans ce domaine là comme dans bien d'autres au final, Gareth, lui, avait depuis longtemps adopté une attitude quelque peu différente. De quoi, peut-être déteindre sur elle ? La jeune femme savait ô combien son mari représentait l'une des pires menaces quant au fait de dynamiter un peu tout ça ... Et le bougre savait se faire entendre, comprendre et écouter. À sa façon, avec force de conviction et de détermination.