Des semaines que Mahée n'a pas desserré les dents. A chaque instant, elle redoute une embuscade, malgré les éclaireurs. Ce n'est pas d'être en danger qui l'inquiète, mais que leur destination soit éventée. Jusqu'à présent, la jeune femme, récemment couronnée princesse de sa Principauté, avait joué de chance. Ses ennemis avaient toujours failli à anticiper ses déplacements. Ainsi, Roward avait été surpris, deux fois, à la Grâcedieu, elle avait surpris en esquivant Wyl et Ferboys pour foncer directement à la Tombe-du-Roy, et maintenant... Maintenant, on sait que son fief est menacé. Mahée table sur le fait qu'on la pense prompte à aller se battre pour sa ville, mais, même si c'est un crève-coeur qui la tourmente tous les jours, elle ne peut pas s'y résoudre... Pas encore, du moins. Ses gens peuvent encore être bien traités par les envahisseurs, Mahée a conseillé la résilience à sa mère, le temps de temporiser. Bien sûr que la Allyrion fera tout, absolument tout pour que les terres de ses ancêtres lui soient rendues, mais là, tout de suite, c'étaient les Météores qui avaient besoin d'aide... Faute de temps et d'une trop grande distance, la princesse n'a rien pu faire pour sauver Bois-Moucheté, mais elle peut sauver les Météores.

Sarzir et elle en ont longuement discuté en route. En approche de la ville, l'armée forcera la marche. La Panthère en tête avec ses hommes, la princesse s'en est remise au jugement du général d'expérience. S'il peut prendre l'avantage et surprendre les assiégeants, qu'il fasse ce qu'il estime nécessaire. Quoiqu'il arrive, le reste de l'armée le suivrait de peu.

Enfin, la théorie rejoint la pratique. Au petit matin, l'armée en marche voit revenir vers elle l'estafette de Santagar. Mahée n'attend pas, fait sonner le cor, et force la marche. Les cavaliers prennent de l'avance, suivis de près par la princesse, protégée par sa garde Rhoynar. Quand, enfin, à la faveur du faîte d'une colline avoisinante, la ville, ses murs et le chaos de la bataille sur la plaine environnante se révèlent enfin au regard de la femme à la peau couleur moka, celle-ci s'abîme instantanément dans l'observation des mouvements de forces engagées... Et ce qu'elle voit fait naître un timide sourire plein de la plus violente des satisfactions au coin de ses lèvres. A voir Sarzir Santagar charger les croisés de la Foi, Mahée n'a aucune peine à savoir très exactement ce qu'il se passe dans la tête du général, toute la rage, toute la haine qui doivent y bouillir, en dégueuler... Elle l'imagine facilement, parce que c'est très exactement ce qu'elle-même aurait ressenti si leurs rôles avaient été inversés.

Pas de quartiers. Les dorniens sont impitoyables, et la princesse leur en est gré. Ils lui épargnent ainsi la lourde responsabilité de décider du sort de prisonniers qui l’écœurent. Du reste, elle sent que les dorniens ont besoin de ce massacre... L'oppression des septons a jeté des milliers de dorniens à la rue, les a dépossédés de leurs biens, les a contraints de mille et une façon... Les soldats font payer par une violence physique la violence mentale continue qu'ils ont subi, aux représentants de leurs bourreaux. Mahée avait besoin, elle aussi, de voir ce spectacle, pour défouler un peu de sa colère. Cela étant, elle recouvre assez de clarté d'esprit pour comprendre que la Foi n'est pas un tyran différent des autres, et que si elle doit le briser pour mettre les siens en sécurité, alors elle le fera, sans hésiter.

Très vite, après sa prise de position sur la colline, un mouvement agite ses gardes, qui s'écartent, de façon disciplinée,  pour laisser entrer dans son périmètre un homme, inconscient (sans doute à cause de la vilaine entaille sur son front). Après avoir été dûment fouillé et désarmé, il est jeté devant le cheval de Mahée, à bonne distance, pour que la princesse puisse le toiser de toute la hauteur de la magnifique bête qu'elle monte. Seules les brides trahissent la haute naissance de la cavalière, autrement vêtue très simplement, ses interminables cheveux de jais sagement nattés sur son épaule. Elle porte une très simple armure de cuir, ainsi qu'une dague à sa ceinture, et manifestement, n'est pas décidée à descendre de cheval pour discuter avec son prisonnier, qu'elle laisse somnoler. Qu'il prenne le temps de se remettre, s'il le peut. Ce n'est pas comme si elle s'ennuyait en observant ses hommes mettre les siens en pièces, littéralement...

Du mouvement dans le bas de son champ de vision informe Mahée du réveil de son prisonnier. Est-ce qu'elle baisse le regard pour autant du champ de bataille ? Non. La Princesse préfère savourer la vue des croisés défaits, des Météores libérées, plutôt que de gratifier cet esclave de la Foi de son attention, surtout quand la première parole qu'il lui adresse est un mélange de provocation et de faux dénigrement de soi. Tout pour écœurer la dame, dont le cheval renâcle, secoue sa magnifique crinière noire, comme en accord avec le dégoût de sa cavalière, qui ne bouge, pour sa part, pas d'un cil. Fallait-il qu'il soit sot pour penser que le bris de ce siège n'est qu'une histoire de vengeance ? Qu'il le croie. Mahée n'a que faire de ce qu'il pense, et très bientôt, plus personne n'en aura rien à faire, de ce qu'il pense. « Pleutres n'est pas le terme adéquat pour parler de vos mercenaires, Ser. » Elle le corrige, parfaitement polie, la voix impeccablement posée, comme si elle ne ressentait strictement rien. « Ils ont honoré leur contrat, et sont morts en le faisant. Respectez leur sacrifice. » Cette fois, sa voix est glaciale. Le manque d'honneur lui a toujours fait horreur, de même que reporter la faute de ses propres échecs sur d'autres. En l'occurrence, les mercenaires avaient beau être ses ennemis, ils ne se sont pas débiné. Le chef a foncé bille tête, avant de connaître une fin prématurée sous les flèches des dorniens. La princesse plisse légèrement les yeux, voit le reste de la troupe se replier. Elle donnera les ordres pour les poursuivre, et les repousser au plus vers le Nord possible, à défaut de les exterminer.

« Oh, nous vous en faites pas. A moins que vous ne le décidiez de vous-même, votre fin ne viendra pas aujourd'hui. » Cette fois, la voix de Mahée est atone. Que Martyn se suicide ou non lui est totalement égal. Le fait est que la princesse a bien assez d'imagination pour trouver un moyen de s'assurer que le chevalier ne représente plus un danger direct pour Dorne, sans avoir à le tuer.

A nouveau, le fanatique provoque la jeune femme, qui, de nouveau, laisse glisser la pique sur son indifférence comme de l'eau perle et glisse sur les plumes d'une oie blanche. Devant elle, la bataille se délite après la fuite des derniers mercenaires. La pleine est couverte de corps et de sang, de membres déchiquetés humains et animaux, de bannières carmines... Il va falloir évacuer et brûler tous ces morts, qui retarderont l'entrée de Mahée dans la ville, mais, n'importe. La princesse sait se montrer patiente, parfois. Autant expédier l'affaire de ce chevalier au plus vite. Sortant des réflexions dans lesquelles l'avait plongée la bataille, la femme au teint couleur moka finit enfin par bouger. « Messieurs, saisissez-le, je vous prie. » Un geste de Drystan Dayne, le Capitaine, et deux Rhoynars sortent des rangs pour attraper fermement le chevalier, mis à genou, bras écartés, tête forcée à être relevée vers la princesse, qui fait approcher son cheval d'un pas pour darder, enfin, les deux puits noirs sans fond que sont ses yeux sur lui. Vides de néant, ourlé du khôl sombre si cher aux dorniens, ils aspirent toute la couleur qui les entoure. « Je vais vous laisser le choix, ser Tarbeck, mais dans les deux cas, je vous garantis que vous pourrez continuer à servir votre Foi. » Elle ne sourit même pas, alors que la « mesquinerie » de son châtiment se profile, aussi visible qu'un éléphant dans un magasin de porcelaine. « La première option, la plus évidente dans ce genre de situation je pense, que je vous propose, est la garde de nuit. Vous prêterez serment et pourrez continuer à manier l'épée, au nom du Guerrier, pour défendre Westeros. » Elle marque une brève pause, l'emprise des soldats Rhoynars ne se relâchant pas d'un newton. « Ou alors, vous devrez franchir le pays, en pèlerin... » comme les milliers de dorniens jetés de chez eux par les septons, «... en direction du dispensaire le plus proche, afin d'y servir les blessés et invalides de guerre. A la fin du conflit, il vous sera permis de rentrer chez vous. » Mahée marque une pause, brève, avant de reprendre. « Cela étant, vieux chevalier ou non, vous restez un chevalier, et le commandant de l'armée de croisés qui a assiégé les Météores, la demeure des Dayne. En cette qualité, vous représentez une menace pour Dorne. Par conséquent, si vous optez pour le pèlerinage et le dispensaire, votre main d'épée sera brisée en différents endroits afin de s'assurer que vous ne pourrez plus. Jamais. Brandir le fer. Contre Dorne. » Le ton toujours atone et l'air détaché de Mahée, non feint, est terrifiant. Elle semble regarder Martyn, mais sans le voir vraiment. Pour elle, il n'est rien, rien d'autre qu'un caillou qui s'est glissé dans sa chaussure, un caillou duquel elle a hâte de se débarrasser... D'une façon ou d'une autre.

Le dédain de ce chevalier est impressionnant, songe Mahée, en entendant les nouveaux commentaires du chevalier concernant la charge courageuse, même si désespérée, des mercenaires. Elle ne relève pas, cependant, consciente de la futilité de l'échange. Après tout, le sort de ces hommes était scellé, et ce serait elle qui se chargerait de leur rendre justice, car après tout, même entre ennemis, on peut respecter les exploits ou engagements martiaux de l'autre. En l'occurrence, elle estimait que ces mercenaires avaient fait ce pour quoi ils avaient été payés, et tenté d'honorer leur statut. Elle n'en attend pas moins, tout en ayant conscience que c'est énormément demander, de ceux qu'elle a ralliés.

N'importe. Dans tous les cas, le seul dont le sort reste à déterminer est ser Martyn, ici présent. Sa technique visant à se diminuer l'exaspère au plus haut point, mais c'est bien son culot qui l'impressionne le plus. En fait, processer l'ampleur dudit culot prive son visage de la moindre expression. La Princesse est partagée entre l'incrédulité, la moquerie, et le mépris. Elle a envie de rire... Et se le permet, tiens. Cristallin, la stupeur passée, alors que, elle le sait, Drystan est prêt à prendre les armes et à apprendre à ce guerrier de la Foi ce qu'est un vrai chevalier au moindre signe de sa part... Elle n'en fait rien, cependant, se contentant de répondre d'un ton tranquille. « Ce ne sont pas des négociations, ser Martyn. Vous ne méritez en rien un duel judiciaire, quoique je suis certaine que nombre de mes hommes auraient pris plaisir à vous tuer de leurs mains. » Indifférente, elle hausse une épaule. « Cela étant dit, puisque vous avez gâché l'opportunité de trancher vous-même la question, je vais le faire pour vous. » Cette fois, elle bouge. Un signe de tête, et la prise des hommes sur le chevalier se resserre. Implacablement, il est traîné jusqu'à un rocher avoisinant présentant une petite surface plane. Sa main y est lourdement abattue, et maintenue.

Un regard au Capitaine Dayne, et celui-ci sort du rang pour appliquer la sentence décidée par la Princesse. Tel un bourreau, il va s'emparer d'une lourde pierre et s'en revient vers le croisé. Un regard vers la dornienne, qui l'incline d'un signe affirmatif, et il abat son arme improvisée, sans la moindre pitié, sur la main d'épée de Martyn. Une fois. Deux fois. Trois fois. Il arrête quand la peau a commencé à éclater. Les dommages seront sans le moindre doute irréparables, et il est possible que certaines fractures se ressoudent mal, avec ou sans assistance d'un mestre. Les deux soldats relâchent le croisé et rejoignent le rang une fois leur besogne accomplie, et suivant l'impulsion de leur Capitaine. Mahée, toujours sur son cheval, toise le guerrier de la Foi. « Quittez les Météores, maintenant, Ser. Si vous suivez la rivière et que les dieux se montrent cléments, vous devriez arriver au prochain dispensaire dans quelques jours. » Elle ne le fera pas soigner avant son départ, ne lui donnera pas de vivres, pas d'eau, pas de matériel, pas d'arme, rien. Comme les dorniens chassés de chez eux par les septons, sans le sou, sans autre bien que ce qu'ils portaient sur eux, Martyn va devoir affronter les sables du désert dornien, et le caractère impitoyable de ses montagnes, de son climat, pour espérer atteindre un refuge. Ce n'est pas une vengeance, pas vraiment... C'est une façon, aux yeux de Mahée, de rendre un tant soit peu de justice aux siens, sans se « salir les mains ». A l'aube de son règne, la princesse Allyrion préfère se forger une réputation de femme aux châtiments retors qu'aux châtiments expéditifs. Elle préfère cultiver l'image d'une femme difficile à anticiper, à cerner, que celle d'une femme allant au plus facile, comme l'illustrent jusqu'à présent ses choix stratégiques. Peut-être que, si d'aventure elle devait se trouver à nouveau dans cette situation, le prochain se montrerait plus prompte à choisir que Ser Martyn ?

Bien sûr, elle n'a aucun moyen de s'assurer que le croisé prendrait bel et bien la direction du dispensaire, et y resterait, mais en vérité, au plus profond d'elle-même, Mahée espère qu'il ne survivra pas jusque-là, et que le désert l'engloutira...