Malgré les accusations d’hérésie à son encontre et une tendance avérée à traîner dans les bois la nuit pour faire ses rituels à l’abri des regards, Elea Potter n’avait jamais été dans un aussi piètre état. Sa robe était déchirée en tellement d’endroits sur sa jupe qu’elle pourrait aussi bien être un chiffon, de la boue maculait ses chaussures comme jamais auparavant, et trois jours de crapahutage en forêt camouflaient mal bleus et coupures. Elle était moins blessée que William cependant, parce qu’elle ne s’était pas battue. En fait, elle s’était surtout cachée aux moments les plus dangereux. Elle connaissait les moindres recoins de Godric’s Hall, et tout spécialement ceux où on pouvait se replier discrètement – elle les avait assez utilisés lors de ses escapades nocturnes.

Le pire était probablement qu’ils la cherchaient elle. Les envoyés des Sept, ces imbéciles persuadés qu’on pouvait convertir par la force, cherchaient la sorcière qu’on leur avait décrit. L’horrible femme qui avait tué son mari et son enfant à naître avant de retourner dans sa famille comme si de rien n’était. Bien que ses regrets tiennent plus de n’avoir pas anéanti tous les proches de Karl en même temps que lui que du décès de celui-ci, elle était forcée de reconnaître avec elle-même qu’elle était coupable. Même si ses sœurs suivaient son exemple concernant la religion, à ce niveau tout venait d’elle. Elle était celle qui avait ramené le culte des anciens dieux à Godric’s Hall, même à une échelle modeste, et c’était aussi elle qui n’avait pas supporté son mari, entraînant une chaîne d’événements qu’elle n’avait pas su prévoir…

Elle n’avait pas vu ses parents, ses sœurs, ni les autres membres de sa famille, se faire assassiner trois jours auparavant. Mais elle avait entendu… elle entendait encore. Quand après avoir récupéré un peu d’argent, elle avait rejoint William pour qu’ils s’échappent de cet enfer, elle était encore sous le choc. Quand ils avaient été assez loin, il y avait eu le temps des larmes, sanglots silencieux qui ne devaient pas ralentir leur rythme. Une fois l’eau de ses yeux tarie, Elea s’était contentée de suivre les indications de William. Elle lui avait donné ses quelques piécettes, mince pécule vite mangé, l’avait laissé guider le voyage. Lorsqu’il le lui demanda, elle regarda ses blessures. La jeune dame avait un peu de connaissances en plantes, mais encore perturbée par la mort de ses proches, abattue par le rôle qu’elle y avait joué, elle n’avait pas réussi à se concentrer assez pour penser en chercher certaines qui feraient un bon cataplasme pour son cousin. Inerte, elle était vide de toute la flamme qui l’habitait d’ordinaire.

Silencieuse, elle mâchonne son bout de pain. Si ses dieux l’ont laissée vivre, ce n’est pas pour qu’elle se laisse mourir de faim et de froid. Elle voit dans le fait qu’elle soit encore là le signe divin d’une vengeance : ils ont détruit les Potter, mais ils n’ont ni éteint la lignée – qui a une chance de survivre à travers son cousin – ni tué la seule vraie croyante en les anciens dieux, à savoir elle. Ils se relèveraient. Ils survivraient…. Comme il se devait.

Quand William lui parle, elle semble émerger du brouillard. « Oui... » réponse laconique, car elle ne voit pas quoi dire d’autre. Elle n’était pas habituée à une telle rudesse, ni à l’effort physique, mais ce n’était rien comparé aux souvenirs des flammes. Elle voyait dans ce dur trajet un chemin d’expiation avant de pouvoir passer à la suite. La reconquête, la vengeance. Elle n’était qu’une faible femme, pourtant elle ne doutait pas de pouvoir être utile. Néanmoins, elle savait qu’au milieu de ces certitudes il y avait celle que plus rien ne serait comme avant. Plus jamais elle n’irait prier la nuit l’esprit libre. L’étiquette d’hérétique sonnait désormais comme un glas… Bien qu’elle ne puisse se résoudre à renoncer à des dieux dont elle pensait qu’ils l’avaient protégée, elle acceptait l’idée qu’elle ne pourrait plus jamais être aussi libre qu’elle l’avait été. Le prix à payer en était trop cher.

« Et toi ? » demanda-t-elle finalement en posant ses prunelles dénuées de leur éclat sur son cousin. Il lui dit qu’ils en avaient encore pour un jour de marche. « D’accord. Je peux tenir » Un jour, dix, cent… tant qu’elle pouvait espérer venger sa famille, elle tiendrait. « Tu crois qu’ils nous écouteront ? » demanda-t-elle enfin dans un effort qu’elle n’avait pas fait ces trois derniers jours pour nourrir la conversation. Beaucoup de non-dits flottaient entre eux. Ce qui s’était passé avec Karl, la conscience qu’elle aurait pu avoir du danger de prier les « mauvais » dieux… C’était peut-être mieux. Elle n’avait pas envie de parler du passé, seulement de prévoir l’avenir.

« Je comprends » répondit Eléa très simplement. Elle n’était pas loin de ressentir la même chose bien que commence aussi à brûler en elle un désir de vengeance qui, elle le savait, continuerait à la faire avancer aussi longtemps que nécessaire. Ses dieux l’avaient aidé à survivre, elle veillerait à ce que ce cadeau lui fasse obtenir le prix du sang. « Ce ne sera pas plus facile une fois arrivés, mais nous sommes des Potter : nous survivons » ajouta-t-elle le regard droit, presque dur. À défaut d’images, ce sont des cris qui résonnent dans ses oreilles. Sa main libre serre le tissu élimé de sa robe entre ses doigts en un geste convulsif. Elle aurait dû les tuer, tous les tuer, quand elle en avait eu l’occasion. Lorsqu’elle avait poussé ses fidèles à empoisonner Karl, c’était uniquement pour sa propre protection, pour se libérer d’une relation dont elle était certaine qu’elle finirait tôt ou tard par la détruire – si ce n’était physiquement, au moins moralement. À cette période, elle avait beau ne pas apprécié sa belle-famille, jamais il ne lui aurait effleuré l’esprit de leur faire du mal, de se venger sur eux tous juste parce qu’elle n’aimait pas son mari. Ils n’avaient visiblement pas ses scrupules. Quelle belle bande de…

Elle serra les lèvres à cette pensée, incapable d’aller au bout. La colère n’était pas bonne conseillère, Eléa savait que pour obtenir vengeance, elle ne devait pas se laisser emporter par ses émotions.

« Il va falloir être plus intelligents que nos ennemis. Tu es le successeur légitime de ton père désormais, tu pourras faire valoir tes droits pour commencer. Quant à moi… je vais devoir rester discrète mais je trouverais bien comment me rendre utile » On sous-estimait souvent l’oreille compatissante des dames. En se rapprochant de certaines d’entre elles, Eléa parviendrait peut-être à faire pencher la balance en leur faveur, au moins pour faire valoir les droits de son cousin. Si elle, elle devait être mise au banc pour son hérésie, ce ne serait pas si grave : sa foi et sa vengeance étaient plus importants que son confort ou sa vie. « On nous a attaqué en traître, ça n’avait rien d’un combat honorable. Ils n’auraient eu aucune chance si vous aviez été prêts à les recevoir » dit-elle à vois plus basse, plus blanche, revivant brièvement l’instant où elle s’était cachée alors que le feu commençait à tout emporter pendant que le sang des siens était versé. « Quant à mentir... » reprit-elle d’une voix plus claire « Ils n’essaieront peut-être pas. Ils se croient dans leur bon droit après tout » Pour éliminer la pomme pourrie, ils avaient détruits tout le panier… et oublié la pomme. En plus d’être méchants et imbéciles, ils étaient des incapables. Il était un peu tard pour pleurer sur le lait renversé mais Eléa aurait aimé que son père n’ait jamais eu l’idée de la marier à cet idiot de Karl… car tous leurs malheurs avaient commencé là.

« N’est-ce pas l’essentiel maintenant ? » Maintenant qu’ils étaient seuls et qu’ils avaient tout perdu, survivre était tout ce qui leur restait comme espoir de voir les Potter se relever des affronts qu’ils venaient de subir.

Par la suite, Elea se figea aux paroles de son cousin. Elle ne fit aucun geste, aucun bruit, se contentant de le fixer en attendant la suite. Dire qu’elle ne s’attendait à aucune aigreur de la part de William serait faux, elle avait pleinement conscience de sa part de responsabilité dans le drame récent. Plus encore même que son cousin ne le soupçonnait. Comme il n’avait montré encore aucun signe de vouloir en parler, elle en avait juste déduit qu’il n’en avait pas envie. Même si elle était la cause de leur malheur, elle restait la seule personne au monde d’un sang identique au sien. S’était-elle trompé ?

Il sembla regretter presque aussitôt ses paroles. La jeune veuve hésita sur ce qu’elle devait répondre mais ne se laissa emporter par l’émotion à aucun moment. Si elle était blessée par la remarque de William, elle n’en montra rien. Blessée, l’était-elle ? Même pas, en réalité, car depuis les flammes et les cris, elle était plus anesthésiée que jamais.

« Tu n’as pas à t’excuser, je connais mes fautes » Peut-être était-ce la seule chose à dire. Reconnaître qu’elle méritait le blâme. Néanmoins, ses dieux l’avaient protégée et elle avait foi en eux, s’ils l’avaient fait c’était pour qu’elle aide William à rétablir leur honneur. Et si telle était sa mission, elle l’honorerait. Le dessein des anciens dieux étaient impénétrables mais elle était prête à se laisser guider aveuglément jusqu’au bout. Avec douceur, elle prit les mains de son cousin entre les siennes. Elle remarqua alors vaguement qu’ils n’avaient jamais été aussi sales, surtout elle qui avait tout de la demoiselle de bonne famille et les mains blanches qui allaient avec. C’était à peine si les aiguilles avaient transpercé sa chair lorsqu’elle avait dû en apprendre les travaux, charge naturelle des femmes de sa naissance.

De ces mains ternies, elle pressa celles de son cousin avec sollicitude. « Tu es notre chef de famille. Ton destin en a décidé ainsi quand bien même il se fusse révéler cruel. Nous allons demander de l’aide à nos suzerains et nous ferons valoir nos droits. Sur les nouveaux et les anciens dieux, je te jure que je serais toujours à tes côtés et que ma loyauté jamais ne faiblira » Cette promesse qu’elle s’était faite pour elle-même, elle la prononçait à voix haute pour l’affermir et – peut-être – rassurer William. Elle avait presque autant foi en lui qu’en ses dieux, et en suivant sa logique cela n’avait rien de bien étonnant pour qui croit en des forces supérieurs et au destin. William et elle avaient été choisis, il n’y avait aucun hasard aux yeux de la fanatique Elea. Ils avaient une voie à suivre, et ils la suivraient jusqu’à obtenir vengeance.