« Si Ronnel avait d’avantage joué au Cyvosse avec lui, il aurait su qu’il faut se méfier des dragons » pensait Jonos. Le bout de sa botte remuait négligemment la terre battue du camp, tandis qu’il se perdait dans ses pensées. Les bannières Arryn avaient beau flotter autour de lui, Jonos n’aimait pas se trouver ici. Perdre n’était jamais très agréable, mais perdre sans avoir été autorisé à jouer le moindre coup avait quelque chose d’injuste, en plus d’être frustrant. Son frère l’avait tenu éloigné de ses décisions, de sa campagne, et sans leur mère aux Eryés Jonos n’avait pas eu son mot à dire sur les événements des derniers mois. Finalement, tout avait tourné au fiasco, au point d’amputer le Royaume de plusieurs territoires, et la couronne de son indépendance.

Pourtant, Jonos n’en voulait pas à Ronnel. Celui-ci avait fait de son mieux, c’est-à-dire pas grand-chose. Lorsque les armées du faucon avaient passé la Porte Sanglante pour mener campagne, lui était retourné à son plateau de jeu, ses pions et ses cartes. Il n’y avait aucune chance que cela se passe bien, dans aucun scénario possible. La puissance du Val tenait en peu de choses : ses montagnes, son isolement géographique, son accès au Détroit. Autant de chose que Jonos avait appris dès son plus jeune âge, et autant de choses qu’une animal cracheur de feu de plusieurs dizaines de mètres pouvaient réduire à néant d’un souffle. Même les Eryés, la forteresse imprenable, tomberaient en quelques heures face à un ennemi volant. Si Ronnel avait d’avantage joué au Cyvosse avec lui, il s’en serait rendu compte.

Perdu dans la contemplation des traces qu’il laissait dans la poussière avec la pointe de son pied, et qui dessinaient dans son imagination un plan de bataille vu du dessus, Jonos releva finalement le museau pour apercevoir Ser Asher Royce qui sortait des écuries. Le vieil homme l’avait agréablement surpris par ses talents de négociateur, à défaut d’avoir su modérer pour partie la bêtise de son frère. Plus doué pour discuter la paix que pour mener la guerre, en somme, et parce qu’il appartenait au conseil du Roi dont Jonos avait été exclu, ce-dernier en suspectait tous les membres d’être de piètres stratèges, au même titre que Ronnel. Ser Royce lui était par ailleurs doublement suspect, parce qu’il avait réussi à faire de sa fille la nouvelle reine du Val, et en ce sens poser ses serres sur la couronne. Ce qui se tramait dans l’esprit de Ser Royce, Jonos ne pouvait que le suspecter, mais son imagination machiavélique lui faisait aisément envisager des scénarios où le lord aurait pu manigancer la déchéance de son frère à ses propres fins.

Cela étant dit, Jonos s’en fichait un peu. Chacun jouait ses cartes, et on ne pouvait pas attendre d’un homme ambitieux qu’il demeure de marbre face à certaines opportunités.

D’un coup de pied dans la poussière, le jeune homme balaya son plan de bataille, comme s’il craignait qu’un rival n’y lise quelques secrets, et se dirigea vers le seigneur de Roche-aux-runes.

- Bonjour Lord Royce, le salua-t-il tranquillement.

Jonos était loin d’avoir achevé sa croissance, bien qu’on dise qu’il ait hérité de la taille de son père, son nez atteignait à peu près la garde de l’épée du chevalier, le forçant à lever les yeux pour les planter dans les siens. Ça n’avait pourtant pas l’air de le gêner outre mesure, Jonos s’était déjà révélé un garçon peu impressionnable, par le passé.

- Retournez-vous bientôt au Val ? On dit que des troubles s’y sont déclenchés.

Jonos n’était pas sans ignorer que certains des gens contre qui Ser Royce tournerait bientôt son épée étaient de ses partisans. En excommuniant Ronnel et en le proclamant véritable seigneur légitime du Val, Jonos était devenu le candidat naturel des soutiens de la croisade pour les Sept, même si lui-même n’avait jamais réclamé quoi que ce soit en ce sens, ni ne leur avait donné de gages de sympathie. A ce titre, il n’était pas certain de savoir quoi penser du retour de Ser Royce au Val, toutefois il n’en laissa rien paraître.

La plupart du temps, en fait, Jonos était indéchiffrable, et n'affichait en parlant qu'une expression vague, partagée entre curiosité et réflexion.

- Je pensais que les Valois pourraient s'inquiéter de ne voir aucun Arryn revenir aux Eryés. Cela ne risque-t-il pas d'être un mauvais message à envoyer aux déçus de la paix ?

Le jeune homme avait omis de faire mention d'Ysilia, mais cela pouvait n'être qu'une étourderie.

Du destrier, c’est tout juste si Jonos dépassait l’épaule, mais il ne s’en montra nullement impressionné, ayant déjà lui-même chevauché montures tout aussi hautes à l’occasion. Sans grande surprise, Lord Asher lui offrit une réponse conforme à sa mission. Mission qu’il se ferait sans doute un plaisir de remplir, considérant ses intérêts propres dans l’affaire.

A cela, Jonos se contenta de lui répondre de son regard le plus naïf. Ce qu’il pensait du Grand Septon ? Beaucoup et pas grand-chose à la fois. Les choses étaient ce qu’elles étaient et il appartenait simplement de s’en saisir le cas échéant, ou de les ignorer tant que nécessaire. L’honneur et les serments, c’était bon pour les chevaliers, mais un souverain devait faire feu de tout bois. Cependant, il se garda de le formuler, doutant de la pertinence de se confier à un Royce.

- Je pense, répondit-il en prenant le temps de la réflexion, que c’est devant les Sept et en leur nom que ces seigneurs ont prêté serment à ma famille. Et que le Grand Septon est bien cruel de les pousser à choisir entre deux de leurs paroles.

Peu de chance que cela ralentisse la lame de Royce, cependant. Mais sa réflexion n’en était pas moins pertinente et le confirmait dans ses positions : serment, loyauté, mieux valait ne pas trop se reposer sur tout ça.
En fait de tout cela, il fallait s’inquiéter de leurs possessions concrètes, et les Eyrié en faisait partie. Qu’on lui vole son château aurait d’avantage contrarié Jonos, sans aucun doute, que quelques promesses reniées. Autant dire que ce n’était pas vraiment la présence d’une Ysilia, Arryn ou non, qui serait de nature à le rassurer. Jonos choisit de passer outre.

Il avait du reste parlé d’un ton badin, l’affaire étant avant tout de poser quelques questions innocentes qui lui valurent un regard en biais de la part d’Asher Royce. Le genre de regard qui ne disait pas bon ami, et avait de quoi vous impressionner, et quelques instants Jonos se sentit bien petit et bien jeune. Puis il plissa les yeux à son tour. Il n’avait jamais été du genre à les baisser, à vrai dire, et n’appréciait pas qu’on lui serve la leçon non sollicitée. En aucun cas le jeune homme n’ignorait le passif entre le conseil et sa mère, elle-même l’avait suffisamment mis en garde contre les intrigants, mais en cette matière Asher Royce n’avait guère de leçons à donner. Il était la tête d’une faction victorieuse, qui avait beau jeu d’accabler la perdante.

Il lui emboîta toutefois le pas, peu ravis de se voir encore une fois rappelé à son âge. Quand donc tous ces gens cesseraient-ils de le considérer comme un mioche ? pour cela il était presque heureux de s’éloigner de la cour du Val. La réponse du seigneur de Roche-aux-runes avait toutefois, pour qui avait deux sous de jugeotte, le mérite d’être éloquente. C’était sa fille que Lord Royce entendait protéger, pour ne pas laisser se reproduire le scénario d’une reine douairière, isolée aux Eyriés, à la merci des conspirateurs. De là, aucune loyauté à attendre pour la maison Arryn, juste des intérêts.

- Je sais bien tout cela Lord Royce, répondit-il non sans laisser échapper une pointe de vexation dans le ton de sa voix. « Néanmoins ce n’est pas le Conseil du Faucon qui nous déclara en guerre contre l’Empire. »

Combien de vie épargnées si Ronnel n’avait pas jeté leurs armées dans la gueule des dragons ? Cette question, Lord Royce se la poserait-il, en levant son épée contre ses pairs ? Non décidément c’était vexant. Il n’avait pas de leçons à recevoir de ceux qui avaient perdu toutes leurs guerres et vendu l’autonomie du Val, fut-ce le couteau sous la gorge.

Qu’il existe des seigneurs félons, Jonos n’en avait aucun doute. La noblesse du Val n’était pas différente de toutes les autres, sujette à la fronde dès lors que l’intérêt du Royaume s’écartait un peu trop des leurs propres. Mais ceci dit, à présent que lui-même, par le biais de son frère, se trouvait suzerain d’un Empereur, comment leur jeter la pierre ? Il était de la nature des hommes de chercher le pouvoir et la victoire, les serments n’abusaient que les idiots qui ne tarderaient pas à mourir, un couteau planté dans le dos. Se méfier, se renforcer, et tenir ses sujets dans le respect et la crainte de sa propre puissance, voilà ce qui distinguait un suzerain d’un fantoche. Jonos n’avait aucune haine ou ressentiment face aux félons. Il s’agissait simplement de les écraser, pragmatiquement, dès lors qu’on ne pouvait les utiliser à ses propres fins.

Bien sûr, n’allez pas répéter cela à un Royce. On tolérait assez mal aux autres ses propres vices. Jonos suspectait la dynastie de Roche-aux-runes d’avancer ses propres pions dans l’ombre de son frère et n’avait guère de doutes quant au fait que le patriarche changerait d’avis sur les parjures, dès lors que lui-même se trouverait dan une situation où ses intérêts se disputeraient à ses serments.

Le jeune homme hocha cependant poliment la tête, ne cherchant pas querelle. Il papillonna innocemment, de ce visage toujours impassible qu’il offrait au monde.

- Dès lors, Lord Royce, si mon frère décidait par exemple de ne plus autoriser d’autre foi que celle des Sept, abjureriez vous vos anciens dieux au nom de votre fidélité à ma maison ?

L’hypothèse était intéressante car les guerres religieuses étaient un outil précieux pour diviser une noblesse qui, unie, aurait été dangereuse. Certes on affaiblissait momentanément la couronne, mais cette-dernière se renforçait aussi en se purgeant de ses ennemis de l’intérieur. Ronnel n’avait envisagé les troubles à son royaume que comme une calamité, mais sans jamais oser jouer avec autrement que par une répression aveugle. Pour autant qu’on évite la guerre civile, la foi pouvait cependant être aussi tranchante qu’une épée.

Comme Ronnel, Asher Royce rebattait encore une fois les déboires du conseil du faucon. Vieille histoire déjà et qui n’excusait rien des mauvaises décisions qui avaient été prises après cela. Pire, Asher Royce montrait là toute sa déloyauté. Un partisan de la reddition avant même la guerre, qui aurait ployé le genoux face à l’Empereur avant même d’avoir livré bataille pour le Val, autant dire une étrange conception de sa loyauté aux Arryn. Considérant la foi qu’avait en commun les Stark et sa maison, il n’était pas difficile de comprendre l’intérêt qu’avait Roche-aux-runes à ce que le Val s’inféode aux gens du nord, mais cela avait le mérite d’être éclairant sur les calculs de cet homme. S’il arrivait un jour sur le trône, il faudrait penser à s’en débarrasser.

- Merci pour ces explications, Lord Royce, répondit Jonos avec un sourire poli. Implacable logique, si le Val avait immédiatement déposé les armes, il n’aurait pas eu à payer le prix de la défaite. C’était oublier qui l’avait précipitée, cette défaite. « Ce n’est toutefois pas le conseil du faucon qui mena nos armées sur le champ de bataille. » ne put-t-il s’empêcher d’ajouter avec un peu de mesquinerie.

Asher Royce et Ronnel avaient beau blâmer tout le monde, ce n’en étaient pas moins eux qui avaient jeté les cavaliers du Val sous le feu des dragons… quelle folie.

La question du seigneur le tira toutefois de ses pensées secrètes et il reporta son regard sur ce-dernier. Un léger sourire lui apparut au visage.

- Oh j’ai bien quelques idées. Dommage que Ronnel n’ait jamais jugé bon de l’interroger, ressassa-t-il avec amertume. « Et je l’ai dit à Ronnel autant qu’à vous, messire, prenez au sérieux le sujet des dragons, amis ou ennemis. Le Val tient sa force de ce qu’il est impénétrable, les Valyriens changent la donne, il nous faudrait dès maintenant construire des scorpions et creuser des galeries dans les montagnes où réfugier nos troupes en ambuscade. Aussi former archers et convoquer des magiciens d’Essos. »

Il haussa les épaules. « Nos mestres sont terriblement inutiles à régler le problème, et la plupart inféodés à Villevieille ne l’oublions pas. »

Puis il afficha un sourire plus franc, mais ses yeux, bleus, eux, ne souriaient pas.

- Du reste, à la place de Ronnel, voilà longtemps que j’aurai convoqué aux Eyriés tous les seigneurs du Val et ouvert la porte de la lune. Le champion des Arryn est le vide et la Montagne. S’il se trouvait dans l’assemblée un homme qui pensait sa foi supérieure à sa loyauté, il était invité à prier ses dieux et passer la porte. Nous aurions alors vu de quel bois, ou de quel secours sont leurs croyances, jetés d'une telle hauteur. M'est avis que la majorité auraient renouvelé leurs serments sans barguigner.

Asher Royce pouvait bien l’assurer de sa loyauté, c’était somme toute la seule réponse acceptable, la question était purement rhétorique. Mais Jonos nota dans un coin de sa tête de ne pas manquer de mettre à l’épreuve les serments du seigneur de Roche-aux-runes, dès lors qu’il en aurait l’occasion.
La suite de la tirade de l’homme lui fit toutefois froncer les sourcils et pour la première fois, le jeune homme laissa explicitement lire sur son visage une marque de dédain.

- Vous vous oubliez messire. Ronnel est mon frère et si j'avais reproches à lui exprimer, ce serait là affaire de famille.

Pas besoin de préciser quelle famille. Le cercle proche des Arryn rapetissé par les ans, réduits aux deux princes de sang depuis le départ de leur mère. Les Royce n’étaient, pour Jonos, que pièce rapportée.
Du reste, il n’y avait pas besoin de chercher bien loin pour comprendre les raisons qui avaient poussé Ronnel à proclamer la tolérance religieuse. A vrai dire, il en aurait fait de même. Mais proclamer la tolérance était une chose, l’appliquer une autre et Asher Royce avait beau assurer que sa fidélité passait avant sa foi, c’était, comme pour tous les seigneurs du Val, promesse creuse jusqu’à preuve du contraire.

Ce dont avait manqué Ronnel ce n’étaient pas ses bons sentiments, mais de machiavélisme : la foi, comme n’importe quel autre outil politique, devait être utilisée pour affaiblir les seigneurs entre eux. Promettre aux uns, promettre aux autres, les laisser dépenser leurs forces et créer les opportunités de mettre tout ce petit monde au pas, d’un coup final. Un splendide mat, comme il en avait tant réalisé sur son plateau de jeu.

Satisfait de s’être fait entendre, Jonos hocha la tête d’un air entendu. Il avait déjà fait part à Ronnel de son opinion sur le sujet des dragons, cela n’avait rien d’un secret, sauf peut-être la partie théorisant un potentiel coup de poignard dans le dos contre l’Empire, mais de ça mieux valait ne pas parler trop librement et ce bien qu’Asher Royce paraisse partager sa radicalité en matière de mise au pat des lords réfractaires.

Jonos hocha de nouveau la tête. S’il avait commencé la discussion petit garçon, force était de faire l’observation qu’il s’était roidit et c’est en prince du Val qu’il vint poser, faraud, la main sur la poignée de sa petite épée au fourreau.

- Le Val porte le nom de ma famille, depuis la conquête de ces terres par Artys Arryn, nul autre n’est appelé à y régner. Les seigneurs peuvent bien profiter momentanément de notre faiblesse, il n’est que le faucon qui puisse toiser ces montagnes.

Ou un dragon, éventuellement, mais de cela il comptait en faire son affaire. C’était pour cette raison qu’il avait choisi d’embarquer avec l’armée impériale au sud, après tout.

- Au nom de la loyauté que m’avez assuré, Lord Royce, je vous souhaite bonne chance dans votre mission. Servir ma famille, c’est servir le Royaume.

Et un royaume uni, ils en auraient besoin s’ils entendaient bientôt peser face aux poids des autres couronnes, au sein de l’Empire. Ronnel pouvait bien plier le genoux devant le dragon, tant que les seigneurs du Val le feraient, eux, devant le faucon, cela n’avait au fond guère d’importance.