Qu’est-ce qu’une belle vie ?
La mer à perte de vue, les vagues et la houle balançant la bâtisse de bois, les mouettes irritant nos oreilles de jour comme de nuit, l’air salin taquinant nos narines, une bouteille de rhum dans une main et le gouvernail dans l’autre et, enfin, une demoiselle entre nos jambes.

Qu’est-ce qu’un Enfer ?
Une mer glacée et figée, des créatures ni humaines ni animales rôdant dans les ténèbres, des blizzards aveuglants, un froid mordant et transformant vos mains en moignon hideux et inutiles, un feu mourant sous le souffle de l’Hiver et des hommes amaigris et affamés.

J’ai sué et craché sang, tripes et boyaux en jeune homme. Je ne remercierai pas assez mon père, mon Maitre et mon Capitaine de m’avoir inculqué tout ce qui est nécessaire pour qu’un marin s’en sorte où qu’il échoue.

J’ai frôlé la mort dans les tréfonds d’une forêt maudite en homme. Moins je pense à ces jours maudits, et mieux je me porte. Toujours est-il que cette terre m’a conforté dans l’idée que je suis un marin, avant d’être un soldat. Je dois crever sur un navire, et non sur terre !

J’apprécie, enfin, un foutu rhum au fond de ma cale de mon boutre en vieux homme. Cette bâtisse me tient particulièrement à cœur car j’ai passé dix années de mon existence à la construire dans les conditions les plus ardues et les plus détestables.

A quelques occasions, j’aime donner congé à tous les hommes pour simplement apprécier un tête-à-tête avec mon navire. Là, je profite de l’accalmie pour réparer, de mes propres mains, quelques imperfections – ou apporter quelques améliorations.

- Putain, Léandra ! T’as pas assez brisé les couilles de mon frère, tu viens tenter ta chance avec moi ?, braillais-je avec force de là où je suis.

Si je suis fichu d’entendre sa voix de femme, elle peut largement entendre ma grosse voix d’homme. Je grogne, je marmonne, tout en polissant mon gaillard. Deux ou trois coups plus tard, je lâche tout et me relève pour aller à l’encontre de la brunette. Si elle s’est déplacée jusqu’ici, c’est que le sujet est important – et donc potentiellement long. Il est idiot d’espérer de continuer une quelconque autre tâche, qu’écouter cette maudite femme. Je n’essaie pas de deviner le sujet. C’est assez inutile avec les dames, tant elles ont mille et une choses en tête. Autant qu’elles se livrent – ce qui ne tardent jamais, malheureusement.

- Que me vaut l’honneur de ta visite ?, lui demandais-je de but en blanc.

J’avale une bonne rasade de ma bouteille, avant de proposer à la visiteuse du jour. Il y a bien longtemps que les faux-semblants ont cessé avec Léandra. Jeunes fous, nous avons été intime. Loup de mer revenant des morts, nous avons été en concurrence vis-à-vis de la gestion du domaine. Femme et homme de poigne, nous avons fini par trouver un juste équilibre et à être alliés. Autant dire, je doute qu’elle va être dégoutée à l’idée de tremper ses lèvres dans le même alcool : elle a connu pire tant au sens figuratif que littéraire.

- Tu te trompes lourdement à mon sujet, Léandra. Je n’aime pas gueuler sur toi, tu m’y obliges. Nuance. Si tu me donnais le choix, je préfère mater tes fesses et étouffer tes hurlements de joie, glissais-je avec une insolence à peine cachée.

Il n’y a personne, ce soir, et je peux donc largement laisser libre cours à ma verve et à nos souvenirs communs. Malgré moi, mon regard glisse sur sa silhouette désirable et délicieuse et s’y attarde quelques longues minutes. Les années n’ont nullement entaché son charisme – la rendant même plus imposante, et plus envoutante – et je ne doute pas un instant qu’elle n’a pas perdu de ses talents à charmer les vieux loups de mer. A n’en point douter, elle fait une concurrence sérieuse, voire écrasante, avec ces jeunettes sans expérience ou encore trop frivoles et naïves.  Si la rancœur ne teintait pas notre relation depuis mon retour, il y a bien longtemps que je l’aurais trainé dans mon lit et que j’aurais rajouté de nouvelles cornes à mon propre frère. Je n’ai jamais eu de scrupule à l’égard de ce dernier : il a toujours manqué d’une grande ambition.

- Vickon n’a jamais été à la hauteur de tes ambitions, comme mon épouse ne l’a pas été aux miennes, critiquais-je, un tantinet agacé de la passivité de cette branche pourrie de la Maison Wynch.

Heureusement, à défaut d’être un homme, il a su trouver une femme qui sait remplir son rôle. Je ne développe pas davantage cette phrase, écho à temps de discussions passées sous la couette. Je n’aime pas me répéter particulièrement, ou tergiverser sur les mêmes questions.

- Je ne compte pas mentir à notre nouveau roi. Je compte être franc, vois-tu, commençais-je tranquillement. Je vais exiger qu’il se jette dans cette foutue guerre immédiatement. A défaut, il devra considérer céder sa couronne à moi ou à une autre Maison tout autant en manque de pillages et de gloire.

Je devine qu’elle va devenir rouge de colère à la simple idée que je pousse le nouveau roi à ses retranchements.

- Oh. Et je vais faire en sorte que ma fille se marie à son frère, Nils. Si Stig refuse ou s’il met trop de conditions impossibles à remplir, je compte sur toi pour imposer la petite à la lignée Botley. Séduire Nils, perdre sa virginité dans son lit, se faire engrosser ? Tout ce qu’il faut pour que ce foutu mariage a lieu, m’entends-tu ? , ajoutais-je sans état d’âme vis-à-vis de ma chair et de mon sang. Stig pourrait crever aux prochaines batailles et même si sa femme est enceinte, les Fer-nés n’accepteront pas un gamin comme Roi. Dans ce cas-ci, nous supporterons la régence de Nils et, par la même occasion, le règne de ma fille. Je n’ai pas besoin d’en dire davantage sur tous les avantages qui en découleront, n’est-ce pas ? Et si Stig a le cuir solide et m’enterre, nous aviserons en temps et en heure.

Cette gamine est née au moment de mon départ. Si le doute n’est pas permis au sujet de la loyauté de ma défunte épouse, je ne peux pas m’empêcher de voir cette gamine comme une étrangère. Heureusement, nous partageons quelques qualités et défauts, voire caractéristiques physiques, créant un semblant de lien – quoique ténu. Pour autant, elle n’a pas un traitement différent de ses frères. Elle doit faire ses preuves, mériter sa place et, surtout, ma reconnaissance. Le mariage n’est guère différent de la guerre. Il apporte autant d’alliances solides, avec le sang de milliers d’hommes en moins.

Alors, je fixe Léandra, prête à essuyer ses foudres, ses colères ou, au contraire, avoir droit à ses félicitations. Au vu de mes dernières déclarations et mes projets vis-à-vis de ma fille, je doute sincèrement que ce dernier scénario ne se produise. Je suis rassuré d’avoir récupéré cette bouteille. Il ne manquerait plus qu’elle m’arrose avec. Elle en serait capable, cette foutue sirène.

Un sourire mauvais se dessine sur mes lèvres lorsque Léandra tente de me raisonner vis-à-vis de mes projets ou de l’orgueil du nouveau Roi. Le sourire vire à l’éclat, lorsqu’elle s’offusque de ma demande peu scrupuleuse concernant ma seule et unique fille. J’ai un grand mal à me calmer, lâchant même une petite larme du coin de l’œil droit.

- Ah, ma très chère Léandra, tu as toujours un talent à me surprendre, finis-je par dire, posant ma bouteille sur un support, m’approchant de cette dernière et enveloppant sa joue de ma grosse main. Le Roi n’a pas encore tous les soutiens de toutes les Maisons. Il n’aura pas le choix que de se plier aux demandes et exigences de celles qui veulent bien envisager d’être loyale. Nous n’avons pas été favorable à Eren, ni à Rodrik. Nous avons simplement … suivi le courant, avec Tormund. Et durant le règne de ce dernier, j’ai été autant critique que ce cher Stig vis-à-vis des décisions. Nous avons une marge de manœuvre, Léandra, susurrais-je, aventurant cette main dans son dos, et me glissant jusqu’au ras des fesses. Tu t’offusques à l’idée que ma fille couche avec un inconnu. Mais quel inconnu ! Un jeune gaillard, un Prince Héritier, un frère de Roi qui pourra tout obtenir comme des terres, des richesses, des titres. Au mieux, elle sera Reine. Au pire, elle sera une Princesse. Il y a bien pire destin pour une femme, comme épouser un vieil homme édenté et dégoûtant ou un homme faible et fade. Des hommes qui forcent à trouver son plaisir ailleurs.

Je la rapproche de moi d’un geste brusque, la dardant d’un regard plein de défi.

- Ma fille va se marier à cet homme et avoir sa position confortable. Elle est une Wynch, elle est mon sang : elle peut y arriver. Et grâce à elle, nous aurons enfin une voix au sein des Iles, dis-je d’une voix autoritaire, quoiqu’avec une pointe de fierté. La petite a du mordant, loin de la faiblesse, de la retenue ou de la passivité de sa défunte mère. Mes demandes surprennent et bousculent, mais je compte sur Léandra pour apporter plus de lustres et de formes à mes propos. Je suis la main de fer, elle est le gant de velours. Prude, chaste, tentatrice … qu’elle fasse le nécessaire. Vous trouverez le moyen de cerner son caractère et de le piéger convenablement. Mais, si Cersei refuse, c’est que j’ai une idiote et une capricieuse entre les bras … et toi et moi n’en avons nul besoin. Elle se mariera alors à une maison de mon choix, à un héritier ou à un lord veuf, cette même année. Il commence à se faire tard, pour la marier, n’oublions pas.

Notre monde n’est pas tendre, que ce soit avec les garçons ou avec les filles. Nous devons constamment nous plier aux exigences de cette société, au risque d’être marginalisé. Or, si nous sommes exclus, nos chances de vivre s’amenuisent drastiquement. Comment pouvons-nous cultiver, piller ou marchander pour assurer notre pitance si personne ne veut échanger avec nous ? L’auto-suffisance ou l’honneur sont des foutus mythes, forgés par ceux qui n’ont pas connu l’horreur, l’isolation, la faim et le dénuement total.

Je les ai connu, par-delà le Mur. Il n’y a nul honneur lorsqu’il est question de survivre, de vivre ou de s’élever.

- Je saurais parler au Roi, tu n’as qu’à t’imposer auprès de la Reine. J’ai ouïe dire qu’une femme peut commander un homme s’il a un ventre rempli et les bourses bien vides, répondis-je, lançant un regard entendu à la brunette. Par contre, comment est-ce qu’une amie peut commander cette même femme ? Je ne doute pas que tu y arriveras. Tu sais faire plier convenablement, et toujours.

Son odeur, sa chaleur, son regard, sa voix … tant de détails qui me font toujours oublier son venin ou ses ambitions. Ses paroles, ses promesses et sa férocité qui me font regretter de ne pas l’avoir connu avant mon frère – et avant ma seule et unique et fade épouse.

- Tu sembles prendre davantage ton plaisir à régner seule, sur ce bout d’ile. Je n’ose pas imaginer ta félicité si nous atteignons ces objectifs que nous nous sommes fixés, soufflais-je au creux de son oreille. A moins que tu n’as trompé mon absence dans ce rôle. Dis-moi, combien de fois as-tu pensé à moi et, surtout, quand ? , demandais-je avec insolence, lui faisant face, plongeant mon regard dans le sien.

Depuis mon retour, notre relation n’est plus ce qu’elle était.

Jadis, nous aurions saisi chaque opportunité pour laisser libre cours à ce désir interdit et proscrit. Je ne saurais pas dire si cette attirance irrésistible est due à l’interdiction d’une telle relation, ou l’entente parfaite – presque fusionnelle – de nos caractères respectifs – aussi opposés semblent-ils l’être. Nous avons tenté d’aborder cette discussion, mais nous n’avons jamais su aller au bout de l’idée. Soit nous avons eu à écourter l’entretien, soit nous avons été pris par d’autres obligations.

Aujourd’hui, la rancœur et la retenue ont été notre lot. Entretemps, les occasions d’être seules se sont considérablement réduites. Vickon, Dagon, Cersei, Arlan ont pris un temps considérable. Mon frère semble avoir développé une certaine jalousie depuis mon retour, ayant surement apprécié d’avoir été l’unique seigneur du domaine – et de son épouse – pendant une décennie. Dagon me suit ou que j’aille, et épie mes faits et mes gestes. Cersei est une autre paire de manche, cherchant surement mes fautes et mes impaires. Enfin, Arlan occupe toute la maisonnée, braillant ou remuant constamment. Entre temps, les guerres se sont enchainées, m’éloignant toujours plus de la Maison, et Léandra est très occupée par les doléances de nos gens.

Elle est loin, cette époque ou mon épouse surveillait les gamins, ou mon frère était bien silencieux et ou mon domaine n’exigeait pas le partage avec la brunette.  

- Il n’y aura plus de prochaines fois, Léandra. Soit je vis, soit je crève. Je n’ai plus l’âge, ni la capacité à supporter un tel exil. Sauf si l’exil s’appelle Essos, et entouré de jolies demoiselles qui m’éventent toute la journée, ajoutais-je pour alléger ce discours pourtant bien véridique.

J’ai eu une chance inouïe que de revenir parmi les miens en un seul morceau et avec un semblant de raison et de lucidité. Pourtant, les séquelles sont toujours là. Les cicatrices ou les douleurs d’articulation sont plus nombreuses que mes pairs d’âge similaire. Quant à mes nuits, elles sont courtes, voire inexistantes. Le souvenir de la mort lente et douloureuse de mes compagnons ou les ombres de ces monstres par-delà le Mur me hantent. Je ne pourrais pas supporter un second exil similaire.

- Supposons que c’est la dernière fois que nous nous voyons, comment devrions-nous nous séparer, Léandra ? , m’enquis-jeDois-je te donner des instructions ? Dois-je te menacer de ne pas prendre ma place ? A moins que tu ne préfères me mordre, pour t'empecher d'hurler mon nom encore et encore ?

Certes, elle s’est emparée du pouvoir sur mon propre domaine mais en a fait un bon usage. Mes enfants n’ont pas été déshérité de leurs droits de sang, ils ont reçu l’éducation nécessaire pour être un bon seigneur ou une bonne dame et ils ont même eu droit à quelques caprices. Quant à mes gens, ils ne crèvent pas spécialement la faim et ils ne sont pas malheureux au point de vouloir me trancher la gorge à la moindre occasion. Je n’ai absolument aucun réel grief à son encontre, à l’exception de son ombre qui me gêne et qui m’agace – mais avec laquelle j’ai appris à composer.

La brunette joue avec moi, retournant mes propres armes. Mille idées allant des plus sages aux plus salaces traversent mon esprit lorsqu’elle assure qu’elle a déjà pensé à moi, lorsqu’elle était seule. Je n’avoue rien de mes propres rêveries par-delà le Mur. Si les images étaient vives et claires lors des premiers mois, elles se sont estompées avec le temps, voire ont été remplacées par ces horreurs et ces monstres de l’Hiver. La simple perspective que je termine encore dans cet enfer de glace et de neige me suffit pour hérisser mon poil, et vouloir me réfugier dans les bras de Léandra.

Je ne fais rien. Je ne montre rien. Je n’exprime rien. Je ne peux pas me le permettre, par le Dieu Noyé !

- Oh, je suis un homme comme un autre, Léandra. J’ai bien quelques idées. Mais toutes sont vites insipides et fatigantes. Aucune ne m’amuse bien longtemps. Aucune n’a ce regard de feu, commençais-je, posant un doigt sur son front. Cette bouche mordante, dis-je, glissant vers la commissure de ses lèvres.

La séparation est plus proche que jamais, me poussant à prendre une décision.

Dois-je l’ignorer et la renvoyer ? Quelle idée ! Une telle action suppose que j’ai un véritable pouvoir sur elle. Ce n’est pas le cas.

Dois-je être bougon et l’engueuler ? La nuit est bien trop belle pour que je m’énerve sérieusement. Enfin, je dois avouer qu’elle m’a trop émoustillé pour un tel état.

Dois-je céder et l’aimer ? J’ai la terrible sensation que je vais encore tomber dans un piège, et éveiller cette vieille obsession pour elle et tout son être.

Je comprends, enfin, que la décision n’est pas véritablement mienne.

- J’ai une bouteille d’excellente qualité dans ma cabine. Je vais l’ouvrir et l’apprécier … Si tu désires te joindre à moi, tu es la bienvenue, soufflais-je, ne rajoutant pas davantage de promiscuité. Je me sépare meme, avec un regard plein de sous-entendus. Je tourne les talons et me dirige vers la cabine en question.

Le choix est sien.
Comme il l’a toujours été.

Je ne suis pas un homme tendre, loin de là. J’en ai fait des orphelins et des orphelines à travers le continent, souillé des femmes faites et de jeunes filles nubiles sans le moindre égard à leurs pleurs, cris et supplications et pillé les plus honorables et les plus justes des Hommes. Malgré ces larcins, je dors extrêmement bien, ou du moins autant que je le peux avec ces foutus cauchemars du Nord ou cette paranoïa propre aux hommes de mon engeance.

Léandra peut paraitre une exception, mais l’est-elle véritablement ?

Est-ce que je la couvre de compliments agréables, ou de baisers chaleureux ? Nullement. Est-ce que je cède à toutes ces caprices ? Par le Noyé, non ! Est-ce que j’accepte qu’elle me contredise ? La dame a assez d’esprit pour deviner mes humeurs et adapter son discours en fonction. Si faux pas, elle tâte autant de ma colère qu’une autre, à la seule différence que je maitrise un tantinet mes gestes si nous sommes entourés. Malgré notre passé commun, elle n’est pas mienne. Elle est l’épouse de mon frère, la dame de Holt de Fer. Si je l’humilie publiquement, j’insulte autant mon cadet que notre nom.

Elle a bien quelques faveurs, mais qu’elle a obtenu par sa propre ruse et intelligence. Mon épouse en a cruellement manqué, pensant que la vie peut se résumer d’eau fraiche et d’amour. Les bardes ont rempli sa tête de bien de bêtises, durant sa tendre jeunesse. Le mariage a été si misérable que je ne saurais plus dire lequel de nous deux a été le plus à plaindre. Moi, qui doit constamment user de la force pour obtenir mon due face à une épouse qui s’obstine. Elle, qui s’entête à refuser le moindre effort.

Lorsque la porte claque derrière moi, pour la seconde fois, je comprends que la belle-sœur a fait son choix – à ses risques et à ses périls. A huis-clos, sans témoin, nous sommes livrés à nos instincts les plus bas comme les plus nobles. Elle, mieux quiconque, sait que mes amours varient au gré de mes humeurs. Autant jeter une pièce dans l’air ! Face, la folie m’emportera. Pile, la raison aura encore de l’emprise. Elle ne joue plus, elle ne patiente guère, s’emparant bien vite de mes lèvres.

Je réponds à ce baiser, avec possessivité. Un court instant, j’ai l’impression de revenir une quinzaine d’années – si ce n’est plus – auparavant. Je suis ce jeune homme plein de fougue, subjugué par la beauté de la brune, excité par l’interdit de cette relation et par tous les risques encourus. Je découvre, enfin, une femme qui ne s’effraie pas de mes débordements, de mes colères, de mes amours violents. Au contraire ! Elle les maitrise avec ses propres colères, forces et ruses.

Puis, la réalité me rattrape. Je ne suis plus qu’un vieux loup de mer aux os fatigués, au corps rompu, à l’esprit brisé. Le vrai et le faux s’entremêlent dangereusement, formant une fantaisie étrange, effrayante et terrible à la fois. Il n’est pas rare que je perde le fil de mes propres pensées, et de ce monde même. Ces cauchemars me surprennent au moment le plus inopportun, notamment lorsque je sens que le bonheur – aussi éphémère soit-il – est à portée de mes doigts. Le Nord tue l’espoir.

Aujourd’hui ne fait pas exception. La chaleur de la dame contraste avec ce frisson glacé qui me parcourt. Il y a ce sentiment constant que tout ceci n’est que l’illusion ou les rêves d’un homme perdu par-delà le Mur, enfermé dans la toile glacée d’une sorcière surmontée d’une tête d’araignée. A tout instant, elle va tirer sur l’un des fils, trancher ma chair à vif et m’éveiller pour revivre ce foutu enfer froid. Je ne m’accroche que davantage à l’amante du soir, dont le corps chaud est agréable et rassurant à la fois.

- Je ne veux aucune foutue retenue, lui soufflais-je à l’oreille. Parle. Hurle. Soupire. Crie. Mord. Griffe. Rien à foutre. Pas de silence.

Il y a de nombreux avantages à aimer ses maîtresses sur nos boutres. La mer houleuse et les vents violents nocturnes couvrent bien des sons, bruits et cris, allant de ceux d’une femme comblée à ceux d’un type égorgé lentement ou maladroitement. En prime, en tant que capitaine de mon navire, je peux renvoyer et rappeler l’équipage à ma guise. Ainsi, je sais quand les rats traînent dans les parages, aux aguets du moindre faux-pas ou visites inopportunes pour colporter quelques rumeurs avérées ou fausses, et quand j’ai la paix de ces petits cafards vivants.

Si nous nous adonnons allègrement à ces plaisirs charnels, le monde ne sera pas d’un avis aussi joueur ou clément, incluant les fer-nés. Or, notre objectif n’a jamais été mettre à mal ma relation avec mon frère franchement et publiquement, de diviser notre peuple en raison d’un conflit familial ou de mettre à bas l’honneur de la dame de Holt De Fer. J’aime la violence et la victoire dans le sang davantage que ses cuisses. Elle affectionne le pouvoir davantage que ma semence, nourrissant de grandes ambitions pour son futur ou pour celui du domaine.

Nous prenons toutes les précautions nécessaires, ou du moins nous essayons. Je pense que mon frère se doute qu’il est cocu, que sa femme ouvre ses cuisses à d’autres que lui. Or, il ne fait rien, il ne dit rien. Est-ce qu’il cherche ? Est-ce qu’il a ses propres femmes ? J’en sais foutrement rien. Et je m’en fous royalement. Qu’il engrosse une femme ou trente, qu’importe ! Seule sa femme de fer sera reconnue et les enfants issus de cette union. Toutes ces autres femmes-sels ne sont rien, absolument rien, incluant leurs batards, au regard de nos lois ancestraux. Yoren Hoare, né Pyke, a été une exception.

Léandra et moi ne sommes pas des êtres sentimentaux. Nos ambitions nous animent et étouffent toute concurrence de cœur comme d’esprit. Nous n’acceptons pas l’impossible que la raison souffle face à des obstacles monstrueux ou des dangers mortels. Nous disons merde et nous prenons le risque de nous casser la gueule face à plus fort que soi. Nous ne supportons pas davantage les faiblesses de l’âme quand il est question de commettre le pire. Nous tuons tout scrupule naissant dans l’œuf et nous nous enfonçons dans le vice, le péché, la cruauté, l’audace et l’injustice. Elle et moi partageons une même philosophie de vie : nous ne sommes jamais mieux servis que par soi-même. Et nous nous servons dès que nous le pouvons !

Le secret de notre entente est dans le partage de cette philosophie de vie. Nous ne sommes pas capables de nous contenter de ce que nous avons, que ce soit le bon comme le mauvais. Nous aspirons à davantage et à mieux. Elle n’a pas rempli son rôle de maitresse de maison en mon absence par désintérêt total ou par instinct maternel uniquement. Elle y a trouvé une occasion de s’élever, de s’illustrer comme une femme aussi forte qu’intelligente. Elle a tellement réussi son petit tour de magie, qu’il m’a fallu une dizaine d’années pour retrouver un semblant de contrôle !

Aujourd’hui, Holt De Fer est trop petit pour la brunette. Elle va vouloir plus. Et je vais pouvoir lui offrir plus. Si cette petite Cersei accepte de se marier et ce nouveau Roi cède à ma demande sans caprice supplémentaire !