Habituée aux traversées en mer depuis de nombreuses années, je n’avais pas donné la joie ou le plaisir à l’équipage de Fer-nés de cracher tripes et boyaux par-dessus bord aux premières secousses. Pour autant, je n’avais pas le « pied marin » comme les matelots. Là où ils couraient, bondissaient, se prélassaient, je jouais à un certain jeu d’équilibriste, tanguant au gré des caprices des vagues et des vents. S’ils s’étaient amusés les premiers jours, me déséquilibrant que davantage, le jeu les avait assez vite lassés et surtout, Yoren les avait remis aux pas, leur rappelant qu’ils étaient là pour un « travail » et non pour s’amuser.

Je n’irais pas jusqu’à prétendre qu’il avait été jaloux, il ne semblait pas être pourvu d’un tel caractère, mais son regard ne m’avait pas échappé. Il semblerait que j’avais réussi à piquer sa curiosité, et à ne pas être simplement un corps de chair et de sang dont il est aisé et agréable d’user et d’abuser. Est-ce que cette situation me convenait ? Je ne saurais le dire. J’étais bien loin des conditions de vie dont je jouissais à Lancehélion mais, comparée aux autres femmes-sels capturées et dont j’entendais tantôt les cris, tantôt les pleurs, tantôt les gémissements, je m’estimais chanceuse. Je n’avais qu’à satisfaire le Capitaine, loin de ses hommes, et je pouvais me cacher dans la cabine quand je le désirais.

Par ce « privilège » - si on pouvait appeler cet état ainsi -, j’étais témoin de bien des choses. La vitesse d’un boutre de Fer-né était hallucinante, les préparations pour les assauts étaient minutieuses et ces derniers étaient « coordonnés ». Si au départ, je pensais naïvement que ce n’était qu’un barbare méli-mélo, à force d’assister à leurs petites ou grandes manœuvres, je compris que rien n’était laissé au hasard. Enfin, là où les Dorniens se rencontraient dans des palais ou des auberges, les Fer-nés préféraient des visites de courtoisie directement sur ces fameux boutres.

C’était, en somme, un mode de vie bien trop différent de tout ce que j’avais pu connaître. Et pourtant, les hommes ne changeaient pas, qu’importe qu’on soit sur terre ou sur mer. Dorniens, Essos, Fer-nés … certains aimaient être écoutés, d’autres préféraient écouter, certains devaient être choyés ou charmés, et d’autres devaient être évité à tout prix.

Aujourd’hui ne faisait pas exception aux autres jours. Inconsciemment, j’en étais venue à prendre part à une routine.

- Enchantée, Lord Stig Botley, répondis-je poliment.

On s’était déjà moqué de mes petites manières, me comparant à ces femmes de Fer-nés qu’on décrivait comme des femmes de grandes poignes. Assurément, il y avait à gagner à parler fort ou à s’imposer mais, contrairement à elles, j’étais un otage. Pire, une « femme-sel ». Dès lors, je restais fidèle à ce qui faisait ma force.

- On dit que vous êtes un grand ami du Capitaine, dis-je, ne prononçant jamais le prénom de Yoren en dehors de la cabine.

Mon regard cherche le nom de son boutre, s’égarant quand même ici et là et sur quelques détails tels que les voiles, l’équipage ou ce qui se trouvait sur le pont.

- Est-ce que les vents vous ont été favorables pour vos entreprises, récemment ? demandais-je.

Les hommes demandaient des nouvelles des pillages entre eux différemment, avec des termes plus vulgaires et plus imagés. Je préférais ne pas les imiter, préférant poser la question à ma propre façon. Quant à ma question, étais-je sérieusement curieuse de connaître s’il avait réussi à tuer, et à violer des gens ? Nullement. Mais j’étais avide des nouvelles du monde et, surtout, j’essayais de m’orienter au mieux dans la Grande Bleue. J’apprenais, timidement mais sûrement, à déchiffrer ces fameuses étoiles pour trouver un Nord, un Sud, entre autre.

- Plus vous parlez de cette Commandante, plus vous l’enveloppez de mystère. Je ne sais pas si j’ai raison d’espérer une rencontre avec cette dernière, un jour, conclus-je, à ce sujet.

Je ne savais pas exactement où nous nous dirigions et surtout quel serait mon avenir. Est-ce que mon Père était au courant de ma capture, et avait-il déjà envoyé une petite flotte pour me chercher ? Est-ce qu’une rançon avait déjà été proposé ? Yoren était étrangement silencieux sur la question, et je n’arrivais pas à lui arracher la moindre confession malgré toutes mes ruses !

- Nous devrions nous inspirer de cet apprentissage unique, où il n’est pas question de traitement de faveurs, dis-je. Je ne cherchais pas à minauder ou à flatter faussement un égo. Je disais ce que je pensais, ce qui était plutôt rare avec ma personne. On me parlait souvent des Fer-nés, mais peu de personne m’avait décrit la vie sur une boutre, ou l’apprentissage.

J’avais rencontré et échangé avec bien des mestres, des nobles, des marchands, des explorateurs et des aventuriers, buvant avidement chaque récit qu’ils comptaient – bien souvent exagéré, évidemment. Tous, sans exception, avaient décrit les Fer-nés comme des brutes, des violeurs, des pillards et des barbares. En somme, des êtres dénués d’honneurs, et incapables de faire preuve d’une quelconque civilité. En d’autres mots, des gens stupides et aisés à manipuler. Belle erreur ! Ces mêmes gens qui critiquaient ces loups de mer n’étaient guère plus intelligents, en vérité. Ils avaient grandement occulté un pan important de ce peuple des mers : leur « apprentissage ».

Au fil des jours, j’avais été autant scandalisée qu’admirative de la vie dans un boutre. Comme l’avait si simplement et pertinemment souligné Stig, personne n’avait droit au moindre traitement de faveurs. Fils de noble ou fils de pêcheur, qu’importe, car tous deux devaient accomplir les mêmes tâches, subir les mêmes remontrances et, surtout, serrer les coudes ensemble contre l’adversité. Pour autant, il semblerait que l’égalité s’arrête là : à terme, le fils de noble pouvait devenir le Capitaine de son boutre, alors que le fils de pêcheur restera un sous-fifre toute son existence.

Toujours est-il que la vie en mer était rude, et forgeait des caractères tout aussi hargneux et difficiles. Ils pouvaient être aisés à manipuler, notamment sur cet amour du pillage, mais ils étaient assurément difficiles à briser. Si la Grande Bleue ne les avait pas rendus déjà fou, aucun autre homme du Westeros ne pourrait en venir à bout. Alors oui, et malgré l’étrange et humiliante situation où je me trouvais, j’étais époustouflée par la volonté de ces « gens ». Je n’irais pas à dire que je les adorais, et que j’approuvais chaque fait et geste. Non, je reconnaissais des faits, des qualités et des défauts, des opportunités et des dangers, tout bonnement.

J’étais la plus lâche de ma fratrie. Quand la fuite n’était pas possible, alors je cherchais un moyen de me creuser mon petit cocon protecteur au milieu de ces loups. Or, pour réussir une telle chose, il fallait connaître lesdits loups, et éviter de commettre des erreurs qui vous mèneront stupidement de vie à trépas en quelques secondes. Dès le premier jour, j’avais écouté et observé ces différents échanges, et j’avais vite déduit que le Capitaine était des plus respectés et des plus écoutés : il n’était pas un de ces leaders faibles, qui n’était qu’une poupée de chiffon d’un second plus ambitieux et plus retord. Je m’étais aussitôt attelée pour déchiffrer chaque mimique de Yoren. J’avais rapidement saisi quand il était énervé, ou heureux, quand il était bon de se taire ou, au contraire, de parler et de s’imposer un tantinet. Et c’est ce qui me maintenait en vie, et sur une sorte de « piédestal » à ce jour. Et j’y tenais à rester.

- Je sais que je dois beaucoup au Capitaine, et je prends grand soin à ce qu’il n’est pas à se plaindre de moi, répondis-je avec calme et assurance. Je ne tremblais pas, je ne rougissais pas, je ne rigolais pas stupidement et je ne m’excitais pas comme une retardée.

Avant que ma mère n’acquière son propre bordel, elle avait été une courtisane très appréciée et très recherchée. Pourtant, elle ne se cachait pas de honte mais elle ne s’exhibait pas vulgairement non plus. Elle gardait une grâce et un charme indéniable. La vérité était qu’elle n’avait jamais été heureuse ou fière de sa condition, mais elle avait refusé que les autres la jugent ou l’obligent à baisser la tête. Tout n’était, en vérité, que jeu et illusion, et elle m’avait appris comment les règles et techniques. Il le fallait, car j’étais une bâtarde d’un Prince et d’une courtisane et le monde se chargera de me le rappeler à chaque occasion. Et si ce n’était pas le monde, ce serait le Destin, m’avait-elle dit. Ses prédictions s’étaient révélées justes. Car me voilà … « femme-sel » ou, autrement, putain de la Capitaine.

- Je n’ai malheureusement pas une histoire passionnante à vous raconter. Pour autant, je ne souhaite pas gâcher cette heureuse rencontre en me murant dans le silence. Je vais essayer de vous la conter, sans trop vous ennuyer.

J’offre, encore et toujours, ce charmant sourire que j’avais travaillé des années durant. Ce sourire qui met en valeur une jolie rangée de dents blanches, deux jolies fossettes et un petit visage dénué des ingratitudes d’une quelconque maladie enfantine. J’avais grandement hérité du physique de ma tendre mère, me distinguant aussi du reste de ma fratrie. Anders ressemblait à Père, alors que Deria et Roward avaient plus de similitudes avec leur mère. En somme, ils tenaient plus des Martell, pendant que je tenais plus de la courtisane.

- Je voyage beaucoup entre les Météores et Lancehélion. J’ai des parents, ou des occupations diverses dans ces deux villes. Naturellement, j’ai pris vite goût à faire le trajet par la mer que par la terre, tant par sa rapidité que pour son confort. Cependant, si on considère la situation actuelle, je pense qu’il aurait été plus sage de s’aventurer par le désert. Il aurait été, sûrement, plus aisé de se protéger de scorpions, de serpents ou de tempêtes de sable, que de se défendre contre des Fer-nés.

J’avais cette fâcheuse habitude de toujours glisser une forme de flatterie pour mon interlocuteur dans mon discours. Or, Stig était encore un inconnu et je ne savais pas exactement ce que valait une femme-sel d’un Capitaine aux yeux d’un autre. Je me contente donc de reconnaître les talents, plutôt évident, de mes geôliers.

- Je suppose que les vents n’ont pas été favorables pour nous. Le Capitaine de mon navire était allé à contrevent alors que l’équipage du Capitaine Yoren profitait d’un petit détour pour foncer droit sur nous, en plein front, et avec l’aide de la Nature même. Je ne sais pas manier la moindre arme, alors je me suis naturellement cachée avec les autres femmes et enfants. Et on nous a cueilli, comme des petites fleurs, ne pus-je m’empêcher de glisser avec un ton mêlant amertume et ironie. Je suppose que j’étais la plus belle et je suppose aussi que le fait qu’un garde a tenté, vainement, de me protéger en hurlant « on ne touche pas à la fille du Prince ! » a su attiser l’attention des gens. Si j’étais un homme, j’aurais moi-même du mal à résister à une otage de qualité et pas trop vilaine.

Du moins, j’espérais être « otage ». Passer ma vie à servir dans ce bateau – ou un autre - , et notamment cet homme – ou plusieurs hommes – ne me vendaient pas spécialement du rêve. En contrepartie, le retour à Dorne m’angoissait tout autant. Le temps d’un instant, ma mine s’assombrit, et mon regard se perd vers l’horizon, avec anxiété.

- Dans quel sens est Dorne ? ne pus-je m’empêcher de demander. Je veux dire ... J'essaye d'apprendre à m'orienter. C'est assez intéressant, à apprendre, me rattrapais-je. Je ne dépensais pas mes nuits à épuiser un Capitaine - il fallait s'avouer, c'était tout bonnement impossible, sauf si on ne voulait plus être capable de se lever pour diriger ses hommes. Alors, j'essayais de grapiller des choses ici et là, comme savoir m'orienter dans cette maudite mer. C'était à se rendre fou, que de ne voir que la mer à toutes les angles que cette vue pouvait vous offrir.

- Vos propos sur la peur font écho aux propos tenus par un Mestre en charge de l’éducation de mes frères. Il aimait répéter que la véritable stratégie consiste à gagner une guerre, sans livrer une bataille, complétais-je, tentant d’apporter ma maigre contribution à un sujet que je ne maîtrisais guère.

Je n’avais jamais été friande des arts de la guerre. Ils manquaient tant d’élégance, de grâce et de charme, que chaque élément qui s’y rapportait était tout bonnement contre ma propre nature. Là où de jeunes filles pourraient crever pour porter une arme et s’habiller comme un garçon, je préférais mes jupons, mes cosmétiques, mes cours de danse et de chant ! Pourtant, malgré ma grande aversion, j’avais été forcé à écouter ces âneries sûrement utiles pour un chef de guerre – mais bien inutiles pour une dame comme moi – tantôt du Mestre, tantôt de mes frères qui s’extasiaient ou qui se moquaient de tel ou tel précepte, tantôt de ces hommes que j’avais fréquenté et qui aimaient se vanter de leurs savoirs si masculins. De fil en aiguille, j’avais appris quelques notions dont j’usais et j’abusais dans quelques conversations avec des soldats ou des officiers qui ne savaient parler que de la guerre.

- Je ne suis point de votre avis sur un sujet. J’ai fortement bien fait de me distinguer d’autrui par mes manières ou mes vêtements, car cela prouve que je ne suis pas quiconque. Or, « quiconque » n’est point une bonne chose avec vos gens, répondis-je. Cependant, je vous accorde que si j’ai la chance de retourner à Dorne et que je dois reprendre la mer, je prendrai bien garde de m’entourer convenablement.

Le sujet était étrange, en vérité. Je ne savais pas si je devrais m’enfermer dans la cabine et y mourir honteusement, si je devais rire de la bêtise de mon interlocuteur ou si je devais être fière d’avoir survécu plus ou moins décemment sur un boutre Fer-né aussi longtemps. Si seulement je pouvais plonger dans un bain chaud parfumé, assurément que j’aurais l’esprit plus clair. L’eau chaude avait ce pouvoir de calmer mes nerfs, m’aidant à prendre les décisions les plus justes pour telle ou telle situation. Un désir qui était commun, aux Jardins Aquatiques, mais qui tenait du luxe, dans un boutre.

- Dommage ! Les marins du Capitaine m’ont déjà piégé, et d’une façon bien moins élégante, figurez-vous ! avouais-je, sourire aux lèvres, fossettes creusées. Nous parlons, à en sécher le gosier, et nous n’avons absolument rien pour boire. Je vais revenir, avec du rhum … je crois.

Il y avait bien une bouteille que tous les marins, incluant Yoren, aimait boire de jour et de nuit. Sauf que, honnêtement, j’étais incapable de savoir quelle était cette liqueur. Je connaissais davantage les vins que les alcools servis dans des tavernes, je dois bien avouer. Ainsi, je serais bien incapable de savoir si cette boisson était « bonne » ou « mauvaise ». Cependant, ne pas savoir ne signifiait pas que je ne pouvais pas juger. Est-ce que j’aimais la boisson des Fer-nés ? Absolument pas. Malheureusement, c’était bien le seul moyen d’oublier ce quotidien terrible, le temps d’un instant. Je me relève, me dirigeant tout droit vers la cale où se trouve cette fameuse réserve. Je n’y traîne jamais longtemps, détalant comme un lapin dès que je mets la main sur l’objet de convoitise. Certes, j’étais la femme-sel de leur Capitaine, mais un grand nombre n’hésitait pas à chercher à taper sur mes fesses, à me lorgner sans vergogne ou encore à m’offrir de franches peurs avec leurs manières ou leurs sous-entendus.

- Il n’y a pas de verres, malheureusement, dis-je. En bonne hôte, je débouchonne la bouteille et la tend doucement vers le châtain. Pourquoi est-ce que je me plie toujours à ces simagrées ? Car c’était une partie de mon identité, c’était ainsi que j’étais éduquée et  surtout c’était mes repères restants pour ne pas devenir une sauvage tout simplement. Du coin de l’œil, je sens que l’ambiance change. Les gens étaient heureux, ou excités, allez savoir ! Que se passe-t-il ?

Allaient-ils faire un raid ?
Allaient-ils fêter sur une plage abandonnée avec leurs récents butins et femmes-sels ?
Ou, pire, est-ce qu’une tempête se préparait ? Si certains étaient heureux de faire face aux éléments, je ne me sentais pas capable du tout personnellement.

Les Fer-nés aimaient le sang, à n’en point douter. Aucune victoire n’est vraie s’ils n’entendent pas les cris de leurs adversaires, des femmes et des enfants de ces derniers, ou s’ils ne sont pas barbouillés du sang de l’adversaire. Consciente de cette réalité, ainsi que de mes propres faiblesses vis-à-vis de la question militaire, je n’insiste pas davantage.

De même, lorsqu’il était question du traitement entre une femme du commun et une femme de rang. Si je suis une femme du commun, et en reprenant ses mots, toute l’équipage se videra comme une outre à coup sûr. A l’inverse, si je me montre comme une femme d’un certain rang, j’ai une chance qu’un capitaine soit plus appâtée par l’appel de l’or que par l’appel de la chair. J’avais eu la chance de tomber sur ce second type de Capitaine. Quoique, Yoren avait opté pour une autre option : profiter de ma chair, à sa guise, et uniquement par sa personne. Si je n’étais pas ravie par mon sort, je savais que j’étais malgré tout bien lotie. Les hurlements ou les regards vides des femmes-sels capturées ici et là ou les grognements sourds ou les regards goguenards des hommes me le prouvaient chaque jour.

Heureusement, les Fer-nés gardaient suffisamment d’alcools dans leur cale, un breuvage des plus précieux et des plus importants sur ce bateau ! Je ne passais pas un jour sans piquer quelques gorgées dans la bouteille que Yoren amenait constamment, ou à aller chercher une bouteille dans la cale lorsque l’une était vide. C’était le seul moyen pour noyer cette honte qui m’étouffait, pour oublier le mal du pays – ou de la terre ferme, tout simplement –, pour remettre d’aplomb un Capitaine morose, pour fêter avec un raid réussi avec ce dernier ou tout bonnement pour me donner du courage.

Si cette boisson n’avait pas la délicatesse ou la force du vin dornien, le manque de choix m’avait forcé à prendre vite goût et à l’apprécier. Aujourd’hui, je ne grimaçais plus lorsque le liquide brûlant touchait ma langue ou traversait tout mon gosier. Qu’importe, tant que la boisson me mettait d’humeur guillerette, ou me rendait suffisamment soul pour ne pas me rappeler de tous les événements d’une nuit – ou l’alterner pour penser qu’elle était splendide. Ainsi, Stig Botley me dit de boire, pour avoir des forces pour ce qui allait suivre, je m’y exécute sans tarder et sans manière. Deux longues gorgées suffisent pour que je ressente les premiers effets. La boule au ventre disparaît, mais une sourde crainte reste. Si la Tempête qui s’approchait ne semblait plus « trop » menaçante, elle était toujours sacrément bruyante et noire …

Si je n’étais pas une guerrière, ou un marin, j’étais une lâche qui tenait à la vie. Au lieu de chercher l’aventure, ou de me rendre utile, je cherchais déjà un moyen de rester en vie. Mon instinct m’ordonne de m’attacher solidement avec une corde ; Il n’était pas question de compter sur mes petits bras pour m’agripper à quoique ce soit sur un pont qui pourrait devenir glissant à tout instant, et encore moins de m’enfer dans une cabine, au vu des risques. Je préférais être entourée de ces barbares, que d’être seule.

- Et par quels moyens peut-on obtenir les faveurs du Dieu-Noyé, pour un temps plus clément ? demandais-je, montant toujours plus d’un ton au fur et à mesure que les vents s’intensifiaient, que les vagues gonflaient et que le tonnerre tonnait. Du coin de l’œil, je voyais déjà Yoren s’affairer, ordonnant et beuglant à ses marins. Que puis-je faire ?

Car oui, subitement, mon instinct me disait aussi que je pourrais aussi obtenir un meilleur « avenir » parmi ces gens si je pouvais servir à quoi que ce soit. Autrement, je serais toujours la femme-sel du Capitaine, jusqu’à ce qu’il se lasse ou qu’il trouve une nouvelle perle à souiller et à humilier.

J’avais déjà été témoin de terribles tempêtes : celles qui soulevaient le sable du désert avec force, aveuglant et malmenant les malheureux pris entre ses filets, et celles qui s’abattaient sur nos côtes, en happant les bateaux attachés à quai ou ces personnes insouciantes se baladant non loin. J’avais toujours été émerveillée et apeurée à la fois, face à une manifestation si violente et si implacable de la nature, à l’abri des solides murs du Palais ou d’une quelconque résidence noble. Or, aujourd’hui, je « vivais » cette aventure et, subitement, le merveilleux avait disparu, ne laissant place qu’à une peur sourde et totale que mon existence allait prendre fin à cet instant même.

Lord Botley parle, gueulant toujours plus fort pour dominer les sons environnants. Je le fixais, éplapourdie par sa hardiesse ou par sa folie - deux traits de caractère bien difficiles à dissocier avec ces Fer-nés. Entendait-il ce ciel qui gronde et qui tonne ? Voyait-il ces gros nuages gris et sombres qui s’amoncelaient ? Sentait-il le fouet des premières grosses vagues ? Sûrement. Pourtant, il parlait de choses tantôt sérieuses, tantôt légères, avec assurance. Il sautillait d’un point à l’autre, le pas sur. Et il riotait ! Je jurerais même avoir vue une bluette dans le creux de ses pupilles, preuve qu’il ne jouait pas le fanfaron pour impressionner les siens ou la jolie Dornienne : il pensait chaque mot qui sortait de sa bouche.

- C’est toujours rassurant de voir que le monde est encore plus cinglé que vous ! Non, l’inverse ! Enfin, quelle importance ! A cet instant, je ne saurais dire qui est le plus fou : le Ciel, ou Vous ! Mais j’espère que c’est vous, voire Yoren, car seul un fou peut nous sortir de cette tempête ! Pointais-je du doigt ce ciel auquel il tournait le dos.  oubliant que j’avais appelé le Capitaine du navire par son prénom.

Je laisse échapper un rire, en réponse au sien. Il n’était pas feint, ni heureux, ni malheureux. C’était le gloussement du condamné qui savait qu’il n’avait plus de voix ou d’emprise sur sa propre destinée. C’était le petit éclat de l’homme qui accueille, avec une certaine joie morbide, la mort. Cet instant d’euphorie s’évanouit à la dernière remarque de l’homme, me laissant un tantinet pantoise et méfiante à la fois. Si je considérais qu’il était doté d’une once d’humanité, ou qu’il pouvait faire preuve d’une sincère empathie à mon égard, j’aurais vu là une tentative maladroite pour s’enquérir de mon bien-être ou de mes sentiments vis-à-vis de cette situation. Or, je ne me berçais plus d’illusions parmi ces marins qui avaient tués ma garde, asservis mes amies et privés de ma liberté. Dès, lors, pourquoi dire une telle chose ? Croyait-il que je m’étais assotée à mon propre bourreau et que, pire, j’espérais être contre-aimé ?

- Je connais le Prince, il ne m’abandonnera pas si aisément, répliquais-je, le ton assuré. Certes, il ne déclarera pas une guerre pour sa batarde, mais il n’abandonnera pas cette dernière pour autant. Il fera tout ce qu’il pourra pour me récupérer, je le savais. Je lui faisais pleinement confiance. D’ici là, je dois rester vivante. Vous devriez plutôt demander à votre ami s’il ne serait pas déçu lorsqu’il devra laisser partir la plus belle femme de la Principauté, glissais-je, pour alléger un tantinet le sérieux de la conversation.

Grand Mère m’avait appris qu’à tout il y a une saison, et un temps pour chaque but sous le soleil. Un temps pour aimer et un temps pour haïr. Un temps de guerre et un temps de paix. Un temps pour attendre, un temps pour se précipiter. Un temps pour mentir, un temps pour être honnête. Il est important de déceler ces temps pour pouvoir agir convenablement. Si nous les manquons régulièrement, et systématiquement, nous échouerons inéluctablement. Ainsi, qu’importe ma profonde envie de prendre mes jambes à mon cou dès que je mettrai pied à terre ou cette envie de dire ce que je pensais vraiment, je me devais d’être conciliante et de satisfaire le maître des lieux - ou plutôt du boutre - jusqu’à ce qu’une véritable opportunité se présente à moi.

Et c’est le fracas de la Nature, rappelant aux hommes qu’ils avaient plus important que de discuter.