I. PREMIÈRES LEÇONS
An -9
La fillette effectua une révérence impeccable sous l’œil admiratif de sa septa ; celle-ci hocha lentement la tête, satisfaite. L’aînée de Loan était une véritable perle – jamais elle n’avait vu d’enfant si douée, réalisant ses courbettes avec tant de grâce. A seulement huit ans, Ashra rendait sa famille fière d’elle, et l’avenir qui se profilait était plus que grandiose. Pour sûr, l’aînée de Loan ferait un beau mariage et aurait de magnifiques enfants.
— Magnifique, magnifique, la complimenta-t-elle en applaudissant.
L’enfant inclina la tête sur le côté, ses sourcils s’arquant comme s’il s’agissait là d’une évidence ; puis un sourire aux accents arrogants étira ses lèvres. Septa Janelle ne s’en inquiéta pas – elle ne s’était, à vrai dire, jamais inquiétée de l’orgueil naissant chez Ashra.
Laissons les enfants être des enfants, disait-elle souvent à ceux qui daignaient l’écouter. Alors qu’elle appréciait la beauté de l’enfant prodige, un grincement de porte lui fit tourner la tête – voyant arriver Lucia Farman, Janelle se leva de sa chaise pour s’incliner bien bas.
— Laissez-nous, intima Lucia.
Sans un mot, la septa obéit, quittant la pièce d’un pas vif tandis que la fillette tournait un regard intrigué vers sa grand-mère. Celle-ci s’approcha d’elle en lui adressant un sourire bienveillant ; elle se pencha, caressa sa joue. Ses doigts allèrent se perdre dans les boucles blondes d’Ashra et ses yeux fouillèrent ceux, tout faits de glace, de l’enfant.
— Tes révérences sont parfaites…
—
Merci, bonne-maman.Lucia sourit, ses lèvres gercées par l’âge laissant entrevoir ses dents – elle voyait en cette petite fille bien plus qu’une simple lady, bien plus qu’une jument poulinière – elle voyait en elle un potentiel jusqu’ici inexploité, peut-être même l’avenir de leur maison… A travers ses boucles dorées et ses yeux sculptés dans la glace, Lucia ne voyait que la couronne qui était tombée, quelques générations plus tôt – la couronne des Rois Farman.
Elle continua de caresser la joue d’Ashra en reprenant la parole d’une voix doucereuse.
— Parfaites pour une petite lady, soumise et faible. Est-ce ce que tu veux être ? Soumise et faible ?
Les grands yeux de givre se levèrent vers elle – s’ils étaient baignés d’insouciance, elle pouvait entrevoir en leur fond une lueur maligne – c’étaient là des braises qu’il lui suffirait d’attiser pour façonner Ashra comme elle le souhaitait – comme il était préférable qu’elle soit.
—
Ce n’est pas ce que je veux, non, murmura l’enfant.
La vieille dame sourit un peu plus – elle aimait ce qu’elle voyait, ce qu’elle entendait. Et son regard appuyé suffisait déjà à allumer ce qui un jour serait un grand brasier – déjà elle voyait les débuts d’une flamme dans les prunelles trop claires de la demoiselle.
— Que veux-tu, alors ?
—
Je veux être comme vous, je veux être forte et puissante.Lucia se redressa alors – son dos commençait à être douloureux dans cette position. Elle hocha la tête, allant s’asseoir sur la chaise où se trouvait Janelle quelques minutes plus tôt.
— Alors nous avons du travail, ma petite. Incline-toi, montre-moi donc tes talents.
Ashra s’exécuta – gardant le dos bien droit, elle plia les genoux et abaissa légèrement la tête dans une révérence toujours parfaite. Mais il en fallait bien plus pour impressionner la vieille vipère de Belcastel. Celle-ci la coupa :
— Non, non, non. Moins bas, tu n’es pas une gueuse ! Ne t’incline jamais trop, jamais trop peu. Joue-toi des limites de l’acceptable, joue-toi du respect. Si tu veux être forte, si tu veux être puissante – alors tu dois le montrer. Et n’abaisse pas la tête – garde-la droite et regarde toujours la personne devant laquelle tu t’inclines droit dans les yeux.
L’enfant parut étonnée – elle fronça légèrement les sourcils.
—
Me jouer des limites du respect ? Mais on m’a toujours appris à…— A être faible. Je ne te dis pas d’être irrespectueuse. Je te dis de ne pas être trop respectueuse. Comprends-tu la nuance ?
Ashra hocha vivement la tête – sa grand-mère lui intima de recommencer, ce qu’elle fit aussitôt. Appliquant ses conseils à la lettre, elle parvint bien vite à la satisfaire – et c’est lorsqu’elle l’eut félicitée que Lucia capta cette lueur embrasée qui venait dévorer la glace des yeux de l’enfant. La candeur n’y avait plus sa place – très bientôt, Ashra ne serait plus un oiseau blanc – elle serait un rapace aux faux-airs de colombe.
II. HÉRITIÈRE
An -5
Voilà des nuits qu’elle n’avait pu trouver le sommeil – elle ne cessait de se demander si un garçon naîtrait, venant ruiner tous les rêves et ambitions que Lucia lui avait glissé à l’oreille – un jour, tu seras seigneur, Ashra, avait-elle promis. Cela faisaient des mois que la demoiselle regardait sa mère grossir – comblée à l’idée d’accueillir un troisième enfant, priant les Sept qu’ils lui offrent un fils. Son aînée les priait donc à son tour, les suppliant égoïstement d’annuler les prières de sa mère. Elle voulait le pouvoir. Elle était née pour cela, elle le savait.
Mais le jour de la naissance approchait, et ça, elle ne pouvait le supporter. Elle craignait bien trop la possibilité qu’un garçon vienne contrecarrer tous ses plans. Et ce jour était arrivé – mais tout ne semblait pas se passer comme prévu, et on lui interdisait l’accès à la chambre de sa mère. Mais il suffit d’une seconde d’inattention pour qu’elle brave les interdits.
Ashra entra doucement dans la chambre, d’où provenaient des pleurs incontrôlés – elle capta aussitôt le sang qui s’était répandu sur les draps blancs et observa sa mère. Celle-ci avait le visage ravagé par un mélange de souffrance et de profonde désolation, et s’accrochait désespérément au bras d’une septa. La jeune fille s’avança lentement, quelque peu déroutée par la scène qui se jouait sous ses yeux – la chambre était en proie à un bien étrange chaos, et une autre femme faillit la percuter dans sa hâte.
— Je veux le voir !, hurlait Anya sous le regard imperturbable de sa fille.
Alors qu’elle arrivait auprès du lit, Ashra fut soudainement attirée en arrière par une puissante poigne – ce n’est qu’une fois sortie de la pièce qu’elle réalisa qu’il s’agissait de son père. Loan semblait non pas dévasté, mais en colère, ce qui étonna la jeune lady.
—
Père, que se passe-t-il ?, demanda-t-elle calmement.
— Retourne à ta chambre, Ashra.
Elle fut surprise par le ton dur et froid qu’employa son père – jamais il ne lui parlait ainsi – ni lui ni personne. Jamais. C’est alors qu’elle fut bousculée, encore une fois – par le mestre cette fois-ci. Il entra dans la chambre, rapidement suivi de Loan. Sans une hésitation, Ashra alla coller son oreille contre la porte pour tenter de comprendre ce qu’il pouvait bien se passer. Elle entendit d’abord une femme – probablement une accoucheuse – parler.
— C’était un garçon, messire, mais il n’a pas survécu.
— Ma dame, vous avez déjà perdu plusieurs enfants ces dernières années. Il devient dangereux de tenter l’impossible. Vous pourriez y perdre la vie.
En entendant les paroles du mestre, Ashra ne put réprimer un immense sourire – alors même qu’elle entendait sa mère pleurer de plus belle. Soudainement emplie d’une joie sans nom, la jeune lady se précipita auprès de sa grand-mère – et celle-ci eut le même sourire – Loan avait perdu un héritier ce soir-là, mais il avait gagné une héritière qu’il ne regretterait pas.
III. ENTRE DAME ET SEIGNEUR
An -4
— Tu ne seras jamais chevalier. Mais tu dois apprendre à te défendre, lui annonça un jour Loan.
C’est alors qu’il lui présenta Wandel, le maître d’armes de Belle-Île. Elle qui sortait d’une leçon d’économie et espérait rejoindre sa grand-mère, qui souhaitait lui apprendre ce qu’elle appelait le secret des puissantes, poussa un léger soupir alors qu’on lui tendait une dague. D’un geste hésitant, elle s’en saisit – fixant la lame entre ses mains. Elle avait l’étrange impression que l’arme avait tout à fait sa place entre ses doigts trop fins, alors même qu’on lui avait appris que les objets tranchants étaient réservés aux hommes.
Mais n’était-elle pas un homme, quelque part ? Elle que l’on élevait désormais pour être seigneur, à la seule différence qu’elle serait appelée dame, recevait une éducation réservée aux héritiers mâles. Mais Loan ne souhaitait pas faire d’elle une pauvre lady innocente et stupide, bonne qu’à écouter et obéir – un jour, ce serait à elle que l’on obéirait.
— Je ne veux pas que tu t’imagines être en permanence entourée. Lorsque l’on est un seigneur, on est seul.
Ashra fronça légèrement les sourcils – et demanda doucement à son père en quoi le fait d’être seigneur la rendrait seule.
— Parce que dans la vie, tu ne peux réellement compter que sur toi, assena-t-il durement.
Elle l’écouta docilement tandis qu’il lui relatait quelques sacrifices que lui avait dû faire en tant que seigneur de leur maisonnée. Il dût parfois délaisser son épouse, il rata la naissance de Elenya, passa des jours entiers dans son bureau sans voir la lumière du jour… De bien maigres sacrifices en comparaison avec ceux que l’on pouvait rencontrer.
— Penses-tu avoir réellement l’étoffe d’un seigneur ?, lui demanda-t-il sérieusement.
Ashra planta son regard de glace dans le sien et hocha la tête d’un geste sec et déterminé ; puis sans un mot de plus, elle s’avança vers le maître d’armes.
* * *
—
Pardonnez-moi bonne-maman, je suis en retard…, souffla-t-elle en passant la porte d’un pas vif.
Lucia fronça les sourcils en voyant sa petite-fille, vêtue d’un pantalon et d’un chemisier – pourquoi diable était-elle habillée comme un homme ? Avant même qu’elle n’ait posé la question, Ashra prit les devants.
—
Père me fait apprendre le maniement de la dague auprès du maître d’armes. Demain, j’aurai une leçon de tir à l’arc.La vieille dame eut un sourire fier, et hocha la tête. Elle invita la colombe à s’asseoir face à elle ; elle avait disposé sur la table deux godets et deux pichets, l'un de vin et l'autre d'eau, ainsi qu’une petite assiette pleine de petits gâteaux. Ashra s’assit aussitôt et servit le vin à sa grand-mère sans un mot. Ce n’est que lorsque Lucia s’empara de son verre pour boire une gorgée que la jeune fille reprit.
—
Vous souhaitiez me dévoiler le secret des puissantes, commença-t-elle. Qu’est-ce ?— Il faut que tu saches que les hommes et les femmes possèdent des forces qui leur sont propres. Les hommes ont leurs armes tranchantes, leurs épées et leurs lances… Toi, tu as tes yeux, ton sourire… Et ton corps.
Le regard de Lucia se déplaça sur le corps d'Ashra, qui se développait – de jeune fille, elle devenait jeune femme. Sa poitrine commençait à se développer, sa taille se creusait, ses hanches s’élargissaient – le mestre prédisait même que, très bientôt, elle saignerait.
—
Parlez-vous du charme, bonne-maman ?— Oui, le charme… Tu charmes souvent ton père lorsqu’il refuse que tu te resserves du vin et que tu le supplies par ton regard. Moi, je veux te parler du masque.
—
Le masque ?, demanda doucement Ashra.
Lucia hocha la tête, un sourire énigmatique aux lèvres.
— Oui, le masque. Celui qui te permet de garder tous les secrets du monde, celui grâce auquel tu peux mentir en regardant les autres droit dans les yeux sans qu’ils ne le voient. Mets donc ton masque, ma chérie, apprends à t’en servir… Et tu seras une puissante.
IV. LE VENIN DE LA VIPÈRE
An -4, Mois 6
Une cape sombre recouvrait ses épaules tandis qu’elle sillonnait les couloirs d’un pas vif, se rendant aux balcons surplombant la mer. Son cœur tambourinait sauvagement en sa poitrine, tel un lion féroce que l’on aurait encagé. Une vive angoisse semblait enserrer sa gorge, comme les serres d’une culpabilité nouvelle.
Ce que tu as fait était mal. Elle déglutit, continuant d’avancer, ses yeux observant son environnement avec terreur. Et si elle se faisait prendre ?
Chassant ces pensées, elle ouvrit la porte qu’on lui avait indiquée et arriva bien vite aux balcons. Sous le vent hurlant et le bruit des vagues, à la seule lueur de la lune, Lucia attendait. Dans le château endormi, seules deux âmes n’avaient pas trouvé le sommeil, car l’heure était venue à l’ultime apprentissage.
— Tu l’as fait ?
Entre ses doigts, Ashra faisait tourner la petite fiole. Elle ne répondit pas, s’avançant vers sa grand-mère pour se trouver auprès du garde-fou. Dans l’obscurité, elle distingua le sourire de Lucia.
— Tu l’as fait, souffla-t-elle avec fierté.
La demoiselle ne savait trop quoi penser de son acte. Lucia et elle avaient préparé ce meurtre depuis un moment déjà, et c’était elle qui avait renversé la fiole dans le vin. Elle avait ensuite laissé la servante chargée de le servir faire le reste. Cette garce que tous détestaient au château ne manquerait à personne une fois pendue. Et pourtant, ce n’était pas sur ses mains que se trouverait le sang d’Amalu – c’était sur celles d’Ashra.
Lucia prit la fiole entre les mains de sa petite-fille, la faisant rouler un instant entre ses doigts avant de la jeter du balcon. L’unique preuve fut aussitôt avalé par les flots en contrebas du château. Leur secret serait bien gardé, à l’abri des mers indomptables.
— C’est pour notre bien à tous. Il était faible.
Aux parole de sa grand-mère, Ashra hocha la tête. Elle avait sans doute raison – elle était la personne la plus intelligente de toute leur famille. Puis l’idée d’avancer un peu plus vers le pouvoir arracha finalement un sourire à la demoiselle – au final, rien ne comptait plus que cela.
* * *
Ashra entra, tête haute et dos droit, dans la salle où se tenait le conseil de leur maison. Lord Amalu était tombé malade, quelques semaines plus tôt – et son état ne se stabilisait pas. Nul ne se doutait de la culpabilité de l’aînée de Loan, tandis qu’elle-même la voyait s’effacer au fil du temps, encouragée dans son acte par Lucia.
Loan devait donc gérer le domaine à la place de son père et diriger le conseil – ce jour-ci, il suggéra qu’Ashra s’y présente et participe plus activement aux activités relatives à leur maisonnée. La demoiselle, entrant dans la pièce, jeta son éternel regard froid sur les hommes présents autour de la table – elle était, ici, la seule femme. Mais elle était aussi la seconde personne la plus puissante ici, ce qu’elle leur fit sentir par ce simple coup d’œil.
S’asseyant à sa place, le masque soigneusement accroché aux traits de son visage, totalement impassible, elle offrit un sourire froid à son père, lui signifiant qu’il était temps de commencer – ils étaient tous là. Loan s’éclaircit la gorge, et les discussions purent commencer. Après quelques sujets divers vint la question de l’expansion commerciale de Belle-Île. Alors que les différents conseillers se disputaient quant à la meilleure stratégie à adopter, Ashra observa silencieusement la carte du monde qui était posée sur la table – elle les coupa alors d’un ton empreint d’assurance.
—
Avez-vous songé au Bief ? On y trouve la plus grande compagnie commerciale de Westeros, ils excellent comme personne en matière de commerce.Les regards se tournèrent avec étonnement vers elle – et Loan ne put s’empêcher de sourire. S’il y avait bien un domaine que sa fille appréciait tout particulièrement, c’était celui du commerce. Elle avait écouté attentivement chaque leçon et, même lorsqu’elle était malade ou épuisée, elle demandait à son père de lui faire ses leçons dans sa chambre – rien ne l’avait jamais empêchée d’étudier le commerce et, s’il était une chose dont Loan était sûr, c’est que Ashra saurait faire de Belle-Île une place forte commercialement parlant.
Sous les regards intéressés des autres conseillers, Ashra reprit sérieusement, posant son doigt sur la Treille sur la carte.
—
Nous devrions approcher la Compagnie Commerciale Maritime de la Treille en vue d’un accord. Grâce à eux, nous pourrions étendre comme jamais le commerce de Belle-Île. Sortons un peu de l'Ouest, allions-nous à eux... Et peut-être pourrons-nous un jour les concurrencer.Le soir-même, Loan lui fit rédiger plusieurs missives à destination de La Treille – et la maison Farman put, dans les mois qui suivirent, ouvrir une voie commerciale entre Belle-Île et l’archipel du Bief.
V. FEMME TU SERAS
An -3
Ashra toqua à la porte du bureau de son père – et y entra aussitôt, avant même qu’il ne l’ait autorisée à entrer. Il leva un regard sévère vers elle, et se heurta au masque qu’elle maîtrisait déjà si bien – le regard froid, totalement impassible, et un léger sourire cordial figé sur ses lèvres. Il reconnaissait bien là les apprentissages de sa mère, mais ne s’y opposait pas – si sa fille devait régner un jour sur Belcastel, il espérait bien d’elle qu’elle soit forte.
Et pour lui apprendre à l’être, qui de mieux que Lucia ?
— On m’a dit que tu avais saigné cette nuit, dit-il.
—
Oui, père.Le ton d'Ashra était calme, parfaitement maîtrisé malgré sa réticence par rapport à un quelconque mariage arrangé – elle avait toujours su que ce jour viendrait. Elle n’avait jamais eu le temps de rêver au prince charmant ; Lucia lui avait arraché son enfance et son innocence bien avant cela. Loan l’invita, d’un geste de la tête, à s’asseoir – ce qu’elle fit avec grâce. Jamais elle ne se pliait, jamais elle ne paraissait raide – toujours droite et souple, Ashra avait bu les paroles et enseignements de Lucia plus que ceux de quiconque.
— Tu sais ce que cela signifie.
—
Je le sais, père.— Bien.
Il écarta les différents parchemins qui se trouvaient face à lui pour en prendre d’autres – Ashra put apercevoir plusieurs sceaux qu’elle avait déjà vu lors de ses leçons. S’affairant à être la meilleure dans tous les domaines, elle connaissait les maisons de Westeros sur le bout des doigts.
— J’ai reçu plusieurs propositions de fiançailles te concernant ces derniers mois… Mais rien d’acceptable, souffla-t-il. Parmi toutes ces offres, seules trois d’entre elles concernent des unions matrilinéaires… Mais ce sont des troisièmes fils, ou des hommes de maisons indignes des Farman…
Elle hocha lentement la tête, plongeant son regard dans celui de son père.
—
Et donc ? Avez-vous fait des propositions, de votre côté ?— Pas encore. Mais il est temps pour toi de quitter un peu Belle-Île et de voir le monde – nous allons partir sur le continent, et tenter de trouver un prétendant digne de toi dans l’Ouest. Nous verrons bien où cela nous mènera.
VI. CE QUE TU SERAS, MA SŒUR
An 1, Mois 3
Penchée sur le balconnet donnant sur la petite cour d’entraînement, Ashra observait le duel qui se jouait. Jory, son oncle, se battait habilement. Il n’avait pas encore dix-sept ans, mais avait déjà été fait chevalier. Pour autant, cela n’aurait pas fait de lui un bon seigneur – il était un abruti, un arrogant, un soûlard qui ne se cachait pas de ses vices. Il aurait à lui seul jeté le déshonneur sur la maison Farman s’il avait été fait seigneur.
Mais s’il était derrière elle dans la lignée de succession, il l’inquiétait tout de même. Il restait un homme, après tout, là où elle était une femme… La demoiselle grimaça en le voyant triompher de son adversaire sans mal aucun. Elle se détourna de lui.
Sa vision la dégoûtait. Sa présence la rendait folle. L'idée qu'il puisse, par sa condition d'homme, tenter de l'évincer... Jamais la maison Farman ne s'en relèverait, et Lucia mourrait instantanément de voir son œuvre ainsi anéantie. Ashra serra les dents, sentant la haine brûler en elle, l'embrasant de l'intérieur, faisant battre son cœur plus vite, plus fort, comme en écho aux épées qui tintaient en bas.
Lord Jory Farman... Cette idée devenait obsédante, comme si son oncle avait pour ambition de la détrôner, de lui prendre sa place, à elle qui était née, qui avait été élevée pour cela ! La colère grimpait en elle, sourde à toute tentative de la calmer...
Puis lui apparut Elenya. Sa si douce sœur, qui ne lui ressemblait que physiquement. Trop innocente, trop docile. Une petite lady, soumise et faible – tout ce que Lucia lui avait appris à ne pas être. Hélas, elle avait tenté de transmettre ses talent à la cadette des filles Farman, mais cela avait été un échec. Elenya était trop bonne pour cela.
Mais il n’était nulle personne qu’elle admirait plus que sa sœur aînée. Un sourire délicat coula soudainement sur les lèvres d’Ashra tandis qu’elle s’avançait vers sa cadette, se penchant vers elle pour caresser sa joue, plonger ses yeux de glace dans les siens.
—
Veux-tu que je t’apprenne à être comme moi, Elenya ?Les grands yeux d’Elenya, brillants d’innocence, d’une pureté inégalable, se levèrent doucement vers Ashra. L’aînée ne sourit que plus.
— Oui, souffla Elenya.
Se penchant un peu plus, s’accroupissant pour être à sa hauteur, Ashra continua de caresser son visage avec douceur.
—
Je veux bien t’apprendre… Mais à une condition : il faut que tu me rendes un petit service, ma tendre sœur. Et ensuite, tu deviendras comme moi.* * *
Elenya l’avait rejointe sur le balcon ce soir-ci, là où elle-même était devenue officiellement une meurtrière, des années plus tôt. Ashra avait souri en voyant sa sœur revenir, une fiole vide entre les mains. L’aînée s’était tournée vers elle, l’avait prise par les épaules et l’avait remerciée du regard.
—
Grâce à toi, notre honneur sera sauf. L’honneur de notre maison, l’honneur des Farman. Tu ne sais pas quel service tu nous a rendu à tous.Et sans un mot de plus, sans même attendre de réponse, Ashra enlaça sa sœur. Et tandis que sa tête reposait sur son épaule, un sourire mauvais étirait déjà ses lèvres. Les hommes de la maison étaient rentrés affolés, le cheval de Jory portant son corps sans vie. Le poison l'avait affaibli, l'avait fait tomber de sa monture – et les sabots l'avaient piétiné jusqu'à ne laisser de lui qu'un pantin désarticulé et sanguinolent. Plus de nuages à l'horizon, plus de menace au-dessus de sa tête... Seulement un avenir glorieux. Ashra s’écarta de sa sœur, retrouvant une mine plus douce.
—
Veux-tu que je t’apprenne, maintenant ?Elenya hocha vivement la tête. Malgré l’évident dégoût qui la marquait, gravé au fond de ses yeux, elle avait envie d’apprendre. Elle avait envie de devenir forte, elle aussi. Ashra sourit un peu plus, saisissant la fiole. Elle se détourna de sa sœur pour la jeter à la mer, la fierté luisant toujours au fond de son regard.
—
Première leçon : lorsque tu fais quelque chose de mal, débarrasse-toi des preuves.Elle regarda sa cadette, dont la douceur s’évanouirait bientôt pour faire d’elle une vraie femme, une femme forte et insoumise. Les dents d’Ashra se dévoilèrent en un sourire carnassier tandis qu’elle reprenait, saisissant à nouveau les épaules d’Elenya pour que celle-ci la regarde dans les yeux.
—
Deuxième leçon : le masque.
VII. LE GOÛT DU POUVOIR
An 1, Mois 5
Ashra roula sur le côté, laissant un rire s’échapper de ses lèvres – encore et encore, elle fautait – mais elle s’en fichait bien. Elle était l’héritière d’une grande maison, la fille d’un grand seigneur – et elle serait un jour seigneur ; n’avait-elle pas droit aux mêmes libertés ? Rien ni personne ne l’empêcherait de vivre comme elle l’entendait, pas même cette question d’honneur et de vertu.
Alors allongée sur le ventre, se blottissant entre les draps, elle laissa son amant venir se coller contre son corps nu. Un sourire appréciateur coula sur ses lèvres tandis qu’il retraçait du bout des doigts la courbe de ses hanches.
— On dirait que les morts de ton grand-père et de ton oncle ne t’ont pas affectée, dit l’homme à ses côtés avec un sourire. Cela ne fait que peu de temps, et il me semblait que tu aimais ta famille plus que tout…
Elle haussa à peine les épaules, tournant vers lui un regard las.
—
Sais-tu ce que m’a offert leur mort, Will ? D’un geste de la tête, il lui indiqua que non. Elle dévoila ses dents dans un sourire carnassier.
Désormais, je suis la première dans la ligne de succession. Et ça, ça n’a pas de prix.Elle le vit lever les yeux au ciel – Willem et elle se connaissaient depuis quelques mois déjà, depuis que Lucia l’avait envoyé à elle pour assurer sa protection – puis, dans le cadre privé, elle avait ajouté qu’il aurait bien des choses à lui apporter – et avait ponctué sa phrase d’un clin d’œil équivoque. Cette indiscrétion avait fait rire Ashra. Sa grand-mère connaissait le moindre de ses vices, la moindre de ses erreurs – et elle était tout ce qui comptait à ses yeux.
—
Retourne donc surveiller ma porte, soldat, minauda-t-elle.
J’ai des choses à faire.Il déposa un baiser contre sa tempe avant de se rhabiller, tandis que Ashra restait pensive, enroulée dans ses draps. Son sourire s’était évanoui, faisant place au masque qui ne la quittait que rarement – il s’était fermement accroché à son visage, et elle ne s’en départait que face à Lucia – car elle seule savait voir au travers. Ashra songeait à la guerre qui ravageait le monde, et que ses suzerains ignoraient totalement. Elle en avait longuement discuté avec son père – et il avait décrété qu’elle l'accompagnerait, le moment venu, auprès des Lannister.
Elle devrait se rendre successivement à Castral-Roc pour discuter de la position des ouestriens par rapport à cette guerre, puis à la Treille – la voie commerciale entre le Bief et Belle-Île se portait à merveille, et les Farman avaient su trouver de nombreux clients dans l’Ouest pour revendre leurs acquisitions – il était désormais temps d’étendre ce commerce à d'autres régions.
Elle soupira, s’arrachant mollement à ses draps pour aller s’habiller. Il était temps pour elle de planifier son voyage. Elle avait du travail – cela faisait longtemps que les Lannister restaient dans l’ombre ; elle pouvait comprendre que le lion attende le bon moment pour bondir sur sa proie – mais la neutralité devrait prendre fin, un jour ou l’autre.
Et elle avait décidé que ce jour était arrivé. Elle, ivre de son pouvoir et de sa liberté, et ne souhaitant qu’étendre plus encore la puissance de sa maisonnée, ne souhaitait pas que l’on considère les siens comme des couards cachés dans leur château, sur leur île perdue, à suivre les batailles de loin plutôt que de se lancer, arme au poing, sur le champ…
S’asseyant à son bureau, elle commença à rédiger une missive destinée à Lyman Lannister – un vieil ami, un vieil amant – peut-être l’écouterait-il, peut-être pourrait-elle tâter le terrain pour son père, pour sa famille. Ceci fait, elle emmena la missive au mestre, puis se rendit au bureau de son père – omettant de toquer, ivre de toute son audace et de son orgueil sans nom.
—
Nous devons nous rendre au Roc rapidement. Il est temps que les Lannister nous entendent – qu'ils comprennent qu'ils ne sont pas les seuls à avoir des griffes. Elenya viendra avec nous ; elle a beaucoup à apprendre.