- Durant mes études, je prenais grand plaisir à étudier les us et coutumes, les chants et les légendes des Royaumes étrangers. Cependant, je ne pensais pas dans de telle circonstance. Enfant, j’imaginais que je ferais ces salutations lors d’un voyage dans quelques Royaumes alliés. En somme, votre Majesté, vous apportez le Nord avec vous et vous m’en voyez ravi, lui répondis-je avec bienveillance et sincérité.

Là où mes frères et ma sœur se passionnaient aux arts de la guerre et aux grandes épopées militaires, je montrais bien plus de talents à apprendre les manières pratiquées dans les cours étrangers ou à découvrir leurs cultures à travers l’art, principalement. Enfant, j’assimilais très vite. Ce talent n’était pas passé inaperçu aux yeux acérés de ma défunte Grand-mère et elle n’avait pas tardé à orienter mes études pour être la diplomate courtoise, et habile, qui sera celle qui amorcera les différentes négociations – difficiles ou faciles – au nom de la Maison Martell. Ni elle, ni moi n’avons imaginé, une seule seconde, que c’était pour que je devienne une Princesse, et que je salue diverses Royautés avec un tel titre.

- Vous parlez de vous, comme si vous étiez un bien vieil homme ; Or, je vois un Roi avec toutes ses dents, tous ses réflexes et toute sa tête, dis-je, spontanément, et avec malice. Je me rends compte un brin trop tardivement de ma réflexion, qui pourrait paraître bien familière. Je vous prie de m’excuser, si j’ai outrepassé ce que la politesse et la courtoisie exigent. J’aime parler plus simplement, avec les gens qui commencent à m’être familier.  

Je connaissais bon nombre de familles dorniennes. J’entretenais autant de bonnes que de mauvaises relations, selon des échanges passés. Là où je parlais avec une grande politesse avec certains petits Seigneurs, je pouvais me montrer plus malicieuse et amicale avec de plus grands et importants Seigneurs. Ces dernières années de guerre avaient davantage élargi mes « horizons ». Si elles m’avaient fauché deux frères, et une sœur, j’avais fini par connaître de nouvelles figures. Torrhen Stark ou Loren Lannister n’étaient plus de lointains et anonymes figures. Ils étaient des alliés, ou peut-être des amis, avec des traits, un caractère et des manières que je découvrais à chaque nouvelle rencontre ou discussion. Selon leurs désirs, et tolérances, peut-être pourrais-je me permettre d’être moins formel, et opter pour un échange plus amical.

Nous aviserons en temps, et en heure.

Je secoue la tête à sa proposition, celle de rappeler ses hommes.  

- En tant que Princesse, je devrais sûrement protéger certaines jeunes filles ou jeunes hommes de la Principauté de décisions hâtives, prises dans un instant de passion, mais je n’en ferais rien. Nous avons tous perdus bien des amis et des parents avec ces nombreuses guerres. Le temps d’une soirée, je veux que tout le monde rie, aime et espère insouciamment de meilleurs lendemains.

C’était la consolation que les Grands pouvaient offrir aux Gens. Par contre, que gagnais-je dans cette affaire ? Ah, oui, une couronne ! Mon interlocuteur me le rappelle bien. Si mes premières réponses avaient été fluides, sans la moindre hésitation, et l’air serein et sûr, l’affaire était tout autre pour ce « titre ». Le temps de quelques secondes, mon regard se dévoile et devient le reflet du regard du Nordien, exprimant un même sentiment : la lassitude. Certes, j’avais une Couronne, mais à quoi bon ? Ma famille était enterrée, l’aile dédiée aux miens était plongée dans un silence morne et j’étais bien plus seule que jamais. Ce que j’appréciais et adorais par le passé me semblaient subitement bien désuet d’intérêt. Danser, chanter, manger, boire … Tout semblait être une épreuve à surmonter ou une tâche ardue où dépenser quantité d’énergie. Avoir ou non une couronne sur la tête ne changeait pas le véritablement problème. Ce n’était pas ces responsabilités, ou ces titres, qui m’avaient tant blessé mais tout bonnement les quatre deuils successifs en un laps de temps si court. Je devais être la première à tomber et, pourtant, je suis la dernière à être debout. Ces morts étaient un poids considérable, sur ma tête, sur ma conscience et sur mon cœur. Comment reprendre le cours de son ancienne vie, comment continuer, lorsque dans son cœur on commence à comprendre qu’on ne peut plus retourner en arrière ? Il y a des choses que le temps ne peut cicatriser, des blessures si profondes qu’elles se sont emparées de vous.

- On dit … je m’interromps, laissant cette phrase dite avec grand hésitation en suspens. Je me mords aussitôt les lèvres, pour m’empêcher de dire davantage. Je n’avais nul droit d’embêter un Roi de mes doutes et de mes peines. Il avait déjà bien assez à penser, pour son propre Royaume. On dit qu’une Couronne vous octroie bien des droits. J’ai bien hâte de les découvrir, et savoir si elles sauront compenser les peines de tous les devoirs qu’imposent un tel titre.

Au loin, un air étranger est joué par les bardes. J’avais spécifiquement exigé qu’un chant, ou un air, de chaque Royaume allié soit entendu en cette glorieuse nuit. Voilà qu’un lourd et profond instrument à vent soufflait les premiers airs des contrées du nord, m’offrant là une chance d’orienter la discussion vers un autre sujet.

- En plus de savoir saluer à la nordienne, je sais aussi danser... ou plutôt, je pense. Reconnaissez-vous cet air, votre Majesté ? , demandais-je, lançant des regards par-ci et par-là pour voir si les Nordiens s'aventuraient ou non. Entre temps, j’attends de savoir si le Roi allait vouloir s'y essayer, ou s'il préférait trinquer. Je saurais bien vite à son regard, et j'étais déjà prête à ordonner à la domestique non loin d'amener une boisson pour moi ou de débarrasser les mains du Nordien selon la décision implicite de ce dernier.

Si j’avais été une Princesse des plus conventionnelles, c’est-à-dire d’une naissance noble et d’une éducation irréprochable, je serais assurément bien plus critique aux légèretés et aux imprudences de ces dames de compagnie, présentes ou futures. Or, j’étais une bâtarde que l’on avait couronnée et à qui on reconnaissait subitement toutes les vertus et les droits d’une naissance noble ! Qui étais-je, dès lors, à critiquer ces naissances bâtardes ? Si les ventres menaçaient à grandir, je serais à l’écoute des désirs de chacune. Thé de lune, un mariage en catimini sur demande – voire exigence royale – ou des naissances cachées … je m’assurerais que chaque mère avait le « droit » de décider, un droit que l’on m’avait refusé il y a bien longtemps et que je regrettais encore bien amèrement. Cependant, voilà des projets que je ne désirais nullement partager avec un Souverain étranger, aussi franc soit-il. C’était des considérations de femmes dorniennes.

- Tous Dorniens et tous amis de Dorne trouveront toujours une oreille attentive, en ma personne, me contentais-je de dire, avec assurance.

A défaut de m’apprendre à gouverner, ma défunte grand-mère s’était assurée que je sois la plus charmante et chaleureuse des hôtesses pour bien des invités, les Souverains hautains ou modestes, les nobles agréables ou désagréables, les bourgeois contents ou mécontents ou les gens du peuple propres ou malpropres. Dès lors, je me sentais parfaitement dans mon élément que d’entretenir et d’amuser ce joli monde, tentant de deviner les besoins de chacun et d’y répondre avant même qu’ils l’expriment à haute voix ou par quelques gestes d’impatientes.

- Oh, si je puis vous rassurer, je ne serais pas une juge bien sévère. Je suis moi-même encore bien ignorante des us et des coutumes de chacun, rassurais-je, sentant comme une once d’hésitation dans ce ton.

Cependant, le fier homme garde cette prestance si royale – ou guerrière, allez savoir avec les Nordiens ! –, et accepte de m’octroyer cette danse. J’en suis des plus ravies, préférant de loin tournoyer sur une musique, que de rester dans un coin à siroter un verre. Sincèrement heureuse, je fais preuve d’un entrain et d’une énergie renouvelée pour suivre au mieux ce rythme étranger mais qui n’en restait pas moins familier : la musique reste un langage commun, qu’importe que l’on soit au Sud ou au Nord. Mon cavalier m’arrache un frisson léger lorsque son souffle chaud frôle le creux de ma nuque. Une sensation qui est oubliée, amusé par les propos même de ce dernier.

- Je suis née Sand : j’ai côtoyé toute une vie ces racontars. Et puis, nous ne faisons rien si ce n’est danser sur un simple air de vos contrées. Je sais qu’il existe des danses bien plus scandaleuses, répondis-je avec une certaine insouciance, ou amusement.

Hier, j’étais une bâtarde tantôt avec mille et une vices, tantôt des plus mignonnes. Aujourd’hui, j’étais la Princesse qui faisait autant rêver que jalouser autrui. Prétendre que je n’étais jamais blessée serait faux, mais j’avais appris à composer avec et à reconnaître les rumeurs qui pourraient me blesser sérieusement, et celles qui ne menaceraient nullement.

- Et puis, contrairement à ce Lion de notre connaissance, j’ai le plaisir et l’honneur d’apprécier votre compagnie, sans craindre la fureur ou la jalousie d’une Reine bien aimée. Si vous n'êtes point sensibles vous-mêmes, je serais d'avis que nous nous amusions avant toute chose. Nous méritons aussi un peu de joie et d'insouciance.  

Je m’étais assurée que la beauté dornienne qui occuperait de jour comme de nuit ce Lion n’avait nul nom ou nulle influence sur quelques maisons nobles dorniennes. Il serait bien fâcheux que le sang un brin trop chaud du Lannister ne cause de stupides conséquences avec son épouse, celle qui dirigeait véritablement l’Ouest, disait-on. Ainsi donc, c’est l’esprit des plus tranquilles que je continue à danser, à tourner autour du Nordien ou à me laisser guider par ce dernier tout simplement.

- Si je venais à me sentir menacée, Sire, j'en serais des plus agréablement surprise. On dit que vous n'êtes pas un homme aisé à capturer, le vin me rendait toujours plus hardi et, surtout, plus joviale et plus bavarde que d’ordinaire.

Le Roi du Nord se révélait bien plus poète qu’il n’avait laissé entendre jusqu’à maintenant. Ses paroles apportaient une forme de magie, de mystère ou de chaleurs aux lieux cités. Blancport n’était plus une ville côtière importante du Royaume du Nord, mais une baie secrète où un jeu d’éclats lunaires, de brumes et d’ombres mouvantes se jouaient. Quant à Atrès-Les-Confins, une scène se dessinait dans mon esprit où tous les Nordiens croisés à ce jour chantonnés et dansés sur des airs guillerets, peu soucieux du mordant de l’hiver. Un court instant, j’imagine Torrhen Stark avec moins de gris dans sa barbe ou ses cheveux, et moins de cicatrices ici et là. J’en conclus bien vite qu’il faisait partie de ces rares hommes qui gagnaient de charme avec l’âge, et non l’inverse.

La rêverie prend fin quand il m’interroge en retour. Si je ne réponds pas immédiatement, cette petite lueur nostalgique au fond de mes prunelles a dû me trahir. Il est malheureusement bien difficile de la contenir lorsque de doux ou amusants souvenirs vous assaillent – ils sont bien rares après une si longue guerre. Le silence perdure car je suis divisée entre la franchise et le mensonge : devrais-je lui avouer mes divagations passées, ou lui offrir l’illusion que je me complais dans la broderie et la lecture de traités politiques en honnête demoiselle et conseillère. Je n’étais pas une enfant terrible de nature, comparée à ma fratrie disparue. J’avais été, surtout, une enfant perdue et bien seule. Entre un père occupé par les affaires de l’Etat, une mère absente et interdite de visites à Lancehélion, une belle-mère détestable et impitoyable, une fratrie d’une curiosité insatiable pour le monde et une jeune noblesse et bourgeoisie fetarde, j’avais cherché mon salut dans ce désordre, dans ces rires et dans cette ivresse fiévreuse.

- Je ne suis pas difficile à distraire. Il suffit de me contenter avec l’une de mes trois grandes passions : les bains, la danse et les histoires, commençais-je. Au nord de la Capitale, non loin de celle-ci, il existe une oasis assez exceptionnelle, mais étrangement très peu fréquentée. Pourtant, elle est parfaite : de larges et hauts rochers qui laissent à peine passer le soleil, un puit de rayons qui tapent directement sur la pierre, une eau claire et sans la moindre impureté. L’eau n’est pas fraîche : elle est glaciale. Et la pierre n’est pas simplement chaude : elle est brûlante. J’aime me baigner dans cette eau car c’est vivifiant et c’est un régal pour les sens. Et après, j’aime me prélasser sur cette pierre jusqu’à sentir toute ma peau en feu.

L’avantage de cette oasis était l’absence de « popularité ». La majorité des habitants de Lancehélion préférait la mer salée ou de l’embouchure agitée du fleuve. Ni l’un, ni l’autre ne me semblait comparable à l’atmosphère de ce lieu en retrait.

- Offrez-moi un verre de vin, et promettez-moi une ou plusieurs histoires, et je suis votre captive, Sire. Le monde est trop vaste pour qu’il ne se limite qu’à une carte et des frontières. Alors, à défaut de pouvoir voyager librement, je veux au moins rencontrer ces personnes, leurs us, leurs coutumes, leurs royaumes, leurs joies, leurs passions, leurs peines … , dis-je, en désignant cette carte inachevée, le regard rêveur et frustré à la fois.

Westeros allait goûter à la paix, un instant, et au lieu de chercher une quelconque excuse diplomatique pour voyager ici et là, j’avais à visser mes fesses sur un trône dornien et à gouverner. Je quitte ma contemplation, pour me concentrer à nouveau sur le Roi. Je lui tends la coupe dans laquelle j’avais bu quelques petites gorgées.

- Quant à la danse … Là où vous êtes curieux ou divertis par cet art, c’est une passion dévorante pour moi, dis-je, le ton amusé et nullement accusateur. Aussi loin que remonte mes souvenirs, j’ai toujours adoré danser. C’est mon remède pour absolument …tous mes états. Je peux danser des heures et des heures, de jour comme de nuit, avec ou sans audience. Danser me rend heureuse, tout simplement. Lorsque je le peux, et discrètement, je me rends aux fêtes organisées au sein de la Capitale. Honnêtement, je pense que nous ne sommes pas aussi que vous le dites. Nous ne dansons pas de la même façon sur les tables que vos gens, mais je suis quasiment sûre d’en avoir fréquemment vu ici-même.

Si je n’avais pas menti, j’avais omis la description de toutes ces soirées dorniennes qui me tenaient à cœur. Si je commençais à apprécier la compagnie de cet homme, je ne me sentais pas encore assez proche pour lui partager toutes ces anecdotes particulières où l’excès prime sur la mesure. Qui sait ! Si nous devenions alliés, ou amis, je pourrais alors partager toutes ruses et subterfuges dont j’avais usé durant ma prime jeunesse pour pouvoir me rendre à ces festivités interdites aux dames ou à ces établissements réservés aux hommes, sous la barbe et le nez d’une Princesse de poigne vis-à-vis de ses petits-enfants, qu’ils soient légitimes ou illégitimes.

Subitement, une idée me vient à l’esprit.

- Pourquoi ne prolongeriez-vous pas votre séjour, dans la Capitale ? Nous pourrions en profiter pour échanger davantage et découvrir si nos Royaumes et nos gens sont si opposés et si différents que cela. Je pourrais également vous introduire à ces fêtes dorniennes, et vous pourriez me montrer comment taper dans les mains et danser sur les tables à la nordienne par la même occasion, dis-je, le regard plein de défi.

Quoique, j'étais également anxieuse. Allait-il refuser, accepter ou rester sur sa réserve ?

« … vous qui ne semblez nourrir goût ni pour la politique, les complots ou les guerres » . Cette phrase me chamboule, un court instant, tant elle fait écho à des paroles similaires prononcées par feu Princesse Meria, ma Grand-mère. Il n’était pas rare qu’elle se plaigne de ce manque d’ambition qui me forçait à me contenter de peu au lieu de me surpasser, ou encore de cette perspicacité que j’usais toujours à des futilités et jamais à de grands projets. Je m’étais toujours contentée de lui obéir, d’accomplir les missions confiées – gratifiantes comme dégradantes –, de ne pas faire grands remous au sein de la Cour ou parmi la noblesse – qu’importe les injustices de certains à mon égard – et de m’adonner à mes passions et à mes plaisirs personnels.

Comment m’en vouloir ? Mon sang m’interdisait toute prétention au trône ! Meria, Nymor, Deria, Roward et Anders … ils étaient si nombreux et si légitimes. Si le destin n’avait pas été tant cruel et funeste à l’égard de la Maison Martell, je ne serais pas Princesse aujourd’hui. Torrhen et moi n’aurions pas échangé, car ces Princes et ces Princesses avant moi l’auraient accaparé. Nous ne nous serions pas isolés, car précisément, nous nous serions ignorés et nous resterions des étrangers pour l’un et pour l’autre. Il a fallu que cinq personnes que j’aime meurt pour que cette Couronne échoue sur mon crâne, pour que l’on me révèle – à demi-mot et par plaisanterie – que le temps de l’insouciance était révolu. A cet instant, ce futur m’effrayait. J’allais devoir l’affronter seule, et sans le moindre soutien. Nul ami pour partager mes peines, et nul parent pour me décharger de quelques responsabilités.

- Je serais bien heureuse de pouvoir visiter votre Royaume, votre Majesté , répondis-je, d’un ton courtois et chaleureux, quoique troublé.

Pourrais-je réellement m’affirmer, sur ce trône, ou allais-je tout bonnement être broyée et écrasée par le Pouvoir et tous ceux qui gravitaient autour ? Enfin, plus important, pourrais-je toujours restée celle que je suis ou allais-je devenir une personne détestable ? Au final, le pouvoir est toujours dangereux. Cela attire le pire. Et corrompt le meilleur.

Je me tais et j’écoute le nouveau récit du Roi. Aussitôt, comme par magie, toutes mes précautions disparaissent. Seule la voix du Nordien m’importe. Je tente de donner un visage à ces cinq louveteaux et ce chef de Meute. J’imagine ces monstres, tantôt hommes, tantôt créatures fantastiques. Et je vois cette idylle si jeune, si rafraichissante, si innocente – d’une certaine manière. S’il termine son récit sur une note bien jolie où il vante les mérites des siens, et de son Royaume, je n’en suis pas moins bouleversée. Je savais que le Roi n’avait plus de frères. Dès lors, cinq louveteaux signifiaient quatre frères qu’il a dû enterrer.

Nous étions quatre Martell, et me voilà.
Ils étaient cinq Stark, et le voilà.
Là où je m’étrangle en tentant d’évoquer ce passé, il parle avec fluidité du sien.
Là où j’avais un Palais bien vide et silencieux, il avait une Forteresse où ses fils et ses filles l’attendaient.
Là où il avait une Maison solidement ancrée dans le Nord avec une descendance assurée, la Mienne vacillait car sa seule et unique héritière était une batarde à qui on n’avait jamais appris à diriger.

- Je vous envie , me surpris-je à dire à haute voix. Je ne tarde pas à me rattraper, et à clarifier cette phrase impromptue. J’espère avoir votre force, pour ce qu’il m’attend. Un jour, peut-être serais-je celle qui vous conte mon passé, dans quelques pièces discrètes de votre Palais.

Je réfléchis, enfin, à tout ce qu’il s’était dit ce soir, et je me surprenais à avoir une grande peine pour cet homme. Il était bien loin de ses terres, et des siens, avec des souvenirs peuplés davantage de morts que de vivants. Si cette mémoire douloureuse était bien notre unique point commun, elle était suffisante pour que j’éprouve une sincère sympathie à son égard. Cependant, je ne désirais pas m’appesantir sur le sujet. Il y avait un temps pour honorer les morts, et un temps pour festoyer la vie. Cette nuit était une ode à cette dernière. Je n’avais nul désir de me noyer dans mon malheur, et d’entrainer un inconnu dans cette chute. Cinq ans que je portais le deuil. Cinq ans que j’avais oublié à quel point il était agréable d’écouter une histoire, d’apprécier la compagnie d’un homme ou de savourer une bouteille par plaisir et non par désespoir.

- Vous êtes également une compagnie des plus parfaites et agréables, avec une telle verve et avec autant de récits splendides , commençais-je. Vous avez tant vanté les mérites de vos gens et de votre Royaume, que j'en viens à souhaiter que bien des Dorniennes ont ce privilège de rencontrer un Nordien de votre qualité et d'apprécier sa compagnie jusqu’à ce qu’il parte. Je me tais, le toisant longuement. Voilà que vous m’avez rendu indécise sur la poursuite de cette soirée, votre Majesté , l’accusais-je amicalement. Devrais-je être cette Princesse avisée qui s'excuse et qui quitte cette pièce, avant qu'elle ne soit davantage charmée par son invité ou qu’elle ne compromette une chance d’être une amie ? Ou devrais-je simplement m’écouter, et céder à cette envie de me faire une place, aussi éphémère soit-elle, dans vos histoires ?

Je reprends, le ton plus bas pour le forcer à se rapprocher.

- Serais-je une Princesse, ou Arianne. Dites-moi donc à mon oreille comment vous préférez m’appeler, ce soir. Qu'importe ce que vous déciderez, sachez que je ne prendrai pas ombrage. Et je vous répondrai, à mon tour, comment je souhaiterai vous appeler.

Une nouvelle fois, il porte ma main à ses lèvres. Si ce geste avait été de circonstance la première fois, ou une introduction à cette valse des non-dits et des hésitations, j’avais l’impression que celui-ci était une invitation silencieuse à davantage de caresses et de baisers. Je me surprends à imaginer que cette bouche ne quitte pas de sitôt ma chair, et qu’elle s’amuserait à se promener. Pourtant, le Nordien ne poursuit pas. Je n’ai guère le temps d’être déçue : il m’offre un sourire à la fois sincère et contagieux. Incapable d’être insensible à ce dernier, je réponds avec un même grand sourire, quoique accompagné d’un petit rire amusé lorsque je sens sa barbe frôler ma joue et son souffle chatouiller le lobe de mon oreille. Cette petite joie enfantine cesse lorsque nous nous retrouvons nez à nez. Pendant qu’une main garde la mienne prisonnière, l’autre glisse de mon flanc jusqu’à mon dos. Je sens une légère pression, m’obligeant à me rapprocher de lui jusqu’à ce que nos corps se collent. Je ne résiste pas, naturellement.

Il avoue. Je l’embrasse. Là où ma volonté faiblissait, mes gestes s’affirmaient. Il fut une époque, j'aurais pu me targuer - à moi-même uniquement - d'être une amante d'exception. Aujourd'hui, je découvre avec une certaine consternation que j'avais oublié bien des choses. Pourtant, je n'étais ni gênée ni honteuse lorsque je fais preuve d'une certaine maladresse en m’emparant de sa bouche, ou d'impatiente en tentant de dégrafer un bouton. Toutes ces considérations me paraissaient triviales et sans importance. J’en oubliais même qu’il était un Roi, et que j’étais une Princesse. A cet instant, nous n'étions qu'un homme et une femme.

Il était un homme au cœur chargé par toutes les joies et les peines que ce monde pouvait offrir, et non un Roi sacré au-dessus de la condition d’un mortel quelconque. Il était un guerrier aux mille histoires passionnantes, terribles et tristes à la fois, et non un Souverain en soif de pouvoir ou crevant d’ambition. Il était un Nordien bien solitaire qui aspirait à un peu de chaleur, et non un Monarque exubérant et insouciant.

J’étais une femme au cœur endeuillé qui avait grand mal à goûter à nouveau aux plaisirs de la Vie, et non une Princesse insensible. J’étais une intrigante aux mille secrets qui pourrait faire trembler les fondements d’un Royaume, et non une Souveraine guerrière. J’était une Dornienne qui était bien solitaire dans ce grand Palais, et non une Monarque heureuse et comblée.  

Nous étions différents, à bien des égards, et pourtant je me sentais bien plus proche de lui que de tous ces Souverains que j’avais rencontré ou croisé à cette soirée même. Je sais que mon cœur est ma faiblesse : il est aisément dupé par ceux qui m’enchantent avec leurs paroles, qui me courtisent avec leurs gestes, et qui promettent avec leurs regards. Le risque est bien grand que je me trompe sur Torrhen Stark, que je crée l’illusion d’un homme plutôt que de chercher – ou de reconnaître – une réalité bien plus sombre ou déroutante. Pourtant j’ai ce fort sentiment que j’ai raison, et que je n'avais pas à le craindre ce soir, du moins.  

Je brise cet échange que j’ai imposé, suspendant tous mes autres gestes aussi, pour me replonger dans ses prunelles.

- Princesse Arianne, voilà un titre bien long, dis-je sur un ton taquin.

Le titre dont on m’affublait n’était qu’un rappel constant de tout ce que j’avais perdu et de cette solitude accablante. Je ne souhaitais pas que qu’il porte son ombre jusqu’à cet instant d’un partage éphémère, sans promesse et sans conséquence. Enfin, je refusais d’offrir à cet homme une quelconque forme d’hypocrisie, alors que nos échanges avaient été à la fois si honnêtes et si nets jusqu’à maintenant. Car oui, il me semblait ridicule de maintenir le protocole dans l’intimité, quand nous étions prêts à nous dévoiler sans pudeur à l’un et à l’autre.  

- Appelez-moi Arianne. Cédez à ce caprice, je vous prie, soufflais-je, d'un ton mêlant l'ordre et la supplique.  

Je promets. J’exige.

Ma supplique prend fin lorsque ses lèvres se plaquent contre les miennes pour m’offrir un doux baiser, et que ses mains s’égarent sur le bas de mon dos pour malmener délicieusement ma chair. En réponse, mes propres mains se perdent dans sa chevelure, ou cherchent à dégager son cou ou sa taille de ses lourds tissus. A cet instant-ci, je savais exactement ce qui allait se passer. Au lendemain, lorsque la réalité nous rattrapera et que nous serons de trop pour l’un et pour l’autre, cette soirée ne sera plus qu’un souvenir fugace. On oubliera le lieu et le moment car, qu’importe que ce soit dans une salle de carte après minuit ou dans les appartements d’une Princesse après midi, nous nous rappellerons que de ces regards brillants, de ces baisers tantôt doux, tantôt brûlants, de ces souffles mêlés, de nos soupirs respectifs et des ces ombres fantômes sur les murs.

Il pose une question sur la pauvre décoration et aménagement de la pièce mais, pressé, il trouve sa propre réponse avant même que je ne puisse lancer une boutade. Il me repousse contre le bureau et se glisse aussitôt entre mes cuisses. Je ne résiste pas. Au contraire ! S’il était impatient, je l’étais davantage. S’il voulait beaucoup, j’en voulais beaucoup plus. Je ne me sentais ni honteuse, ni coupable. Les femmes pouvaient avoir autant d'appétit qu'un homme, mais la Nature l'avait doté d'attributs plus discrets que ceux des hommes quant à l'expression de ce désir. Le mauvais mari et le crétin se contentaient d'un foyer froid, en pensant qu'une femme était dépourvue d'un amour de sensualité et de passion, là où le bon amant ou le mari attentif savaient allumer et attiser une belle flamme pour un plaisir commun. Et Torrhen Stark était ce bon amant, me comblant encore et encore de beaux compliments quand ce n’était pas des caresses ou des baisers. Je bois, je ris plus. Je sens sa main sur mon visage, je m’y love inconsciemment. J’écoute, et je dépose un baiser sur le recoin de ses lèvres.

La promesse est faite, celle de me couvrir de ce regard tantôt brûlant, tantôt doux. Je sais que les hommes et les femmes sont prompts à faire quelques déclarations qu’ils ne respecteront pas. Pourtant, sotte que je suis, je veux bien y croire et me bercer d’une énième illusion. Que je haïssais ma naïveté qui frôlait la bêtise !

Il reprend la parole. A nouveau, il est question de beauté. Pourquoi ? S’amusait-t-il ? Flattait-t-il son égo ? Exprimait-il un doute ? Pensait-il que j’étais superficielle ? Si j’avais bien des défauts, les amères expériences et le temps m’avaient appris qu’un homme se choisissait à son regard, avant tout, puis à ses mots choisis. Il m’avait conquis parce que c’était lui, et non parce qu’il était « juste » là.