C’était une journée grise. Une journée noire. Le vent battait la pierre de Parchemins avec une puissance telle que les couloirs du château semblaient être envahis d’une armée de spectres mugissants de colère. Des éclairs frappaient la forêt à l’Ouest, la tourmente soulevait la mer à l’Est, tandis que servantes et domestiques couraient et se dispersaient comme des fourmis inquiètes autour de la chambre de Lady Penrose. Les grondements de l’orage n’étouffaient pas entièrement les hurlements de douleur d’Elyria.
Cela faisait des heures, maintenant, que la trentenaire tentait d’expulser de son ventre l’enfant à naître. Elle était épuisée, elle était angoissée. Bien qu’elle n’avait offert aucun enfant viable au Lord, elle n’en était pas à son premier accouchement. La souffrance était terrible, comme toujours, mais elle n’était rien comparée à la terreur qu’elle éprouvait à la pensée de mettre au monde un nouveau mort-né.
Peu avant la découverte de sa grossesse, Elwood lui avait confié avoir vu en rêve naître son héritier. Elyria se raccrochait à cet espoir, aussi futile était-il, pour rassembler ses dernières forces et pousser, pousser, pousser. Auprès d’elle, ses suivantes la soutenaient. Mestre Orell, les bras trempés du sang de sa Lady, s’exclama enfin l’annonce tant espérée :
« Vous y êtes presque, encore un dernier effort ! »Lord Penrose, blanc d’inquiétude, se précipita à son chevet. La main de son épouse se referma avec une force insoupçonnée sur la sienne, mais il n’y prêtait aucune attention, focalisé sur le moindre geste du Mestre.
« Le voilà ! »Le silence tomba dans la chambre. Larmes et sueur coulaient sur le visage d’Elyria et collaient ses cheveux bruns. Une odeur prenante de fer, d’urine et de selles emplissait la pièce. Le cœur de Lord Penrose battait sourdement, tous retenaient leur souffle tandis que Mestre Orell enveloppait le petit être, tout poisseux et sanglant, d’un linge propre. Le vieil homme leva les yeux vers son Sire, et ce que ce dernier y lu l’angoissa davantage. D’un mouvement de bras, il chassa les dames de son épouse :
« Dehors, tout le monde dehors ! »On ne se fit pas prier, mais au moment où la porte allait se refermer sur la petite cour, l’enfant cria. Enfin. Un cri étranglé de larmes, mais le signe qu’il vivait. Des larmes de soulagement coulèrent sur les joues d’Elyria.
« Mon fils… Mon fils, enfin… ! » s’exclama Lord Penrose en se précipitant vers le Mestre. Ce dernier hésita, passablement gêné.
« Monseigneur… C’est une fille. » Des rumeurs couraient dans les couloirs de Parchemins. L’orage était passé, un enfant était né. Pourtant, il régnait une atmosphère de confusion et d’indécision. Les suivantes de Lady Penrose avait été chassées de la chambre et on avait encore cru à un mort-né ou un rachitique. Pourtant, on avait fait amener des bassines d’eau tiède à la porte de la chambre, des linges, et le Mestre comme le Lord s’attardaient dans les appartements de Lady Penrose. L’enfant était bien vivant, mais personne ne l’annonçait.
Le mystère était tel que cela en venait à titiller la curiosité des plus proches conseillers et alliés de Parchemins, mais ceux-ci, contrairement au petit peuple, n’y voyaient là rien de si surprenant après les morts prématurées des deux précédents accouchements. On avait tout juste eu le temps de nommer Leona que celle-ci avait expiré dans son sommeil, subitement. La prudence était de mise avec ce nouvel enfant.
Il fallut encore plusieurs jours d’une longue attente, où les on-dits les plus fous avaient eu le temps de foisonner, pour que les cloches de Parchemins sonnent enfin, annonçant la naissance de l’héritier Penrose : Laren. Son épouse alitée, éprouvée par l’accouchement, ce fut lord Penrose en personne qui le présenta à ses gens. On fit dresser le soir même un somptueux banquet, tandis que dans les tavernes alentours, on portait un toast au nouvel héritier. Non, l’enfant n’était pas né difforme, ni couvert d’écailles, ou nabot. De ce que disaient les servantes de Parchemins, c’était au contraire un magnifique bébé, déjà grand et bien portant.
Alors que l’écho des cloches mouraient, la porte de la chambre d’Elyria s’ouvrit. Mestre Orell s’avança jusqu’à son chevet, l’air concerné. Il sentit très vite au regard de sa Dame sur lui qu’il était ausculté en même temps qu’il l’auscultait, elle.
« L’a-t-il fait, Mestre ? »Jusque là, le pauvre homme tentait désespérément d’éviter le regard d’Elyria, mais il ne put feindre plus longtemps d’être concerné par son état, d’autant qu’elle se remettait enfin.
« ...Oui, ma Lady. » Elyria ferma les yeux et se pinça l’arête du nez.
« Vous avez conscience que si vous répétez ce que vous savez à qui que ce soit, nous courons au drame, n’est-ce pas ? » Le Mestre devint terriblement pâle et grave. L’ombre d’un sourire sans joie passa sur le visage de la lady. Elle qui était si belle semblait avoir pris dix ans, depuis la naissance de Laren, mais quelque chose disait à Mestre Orell que son éreintement n’était pas que physique.
« Madame, je suis fidèle à la Maison Penrose depuis maintenant presque trente ans. J’ai servi loyalement le père de votre époux avant d’être à son service. Je m'abstiendrai évidemment du moindre mot risquant de mettre en péril votre Maison. » Lady Elyria pinça les lèvres et hocha la tête :
« Je ne suis pas en train de vous menacer, Mestre, mais je me dois de m’assurer que tout cela est bien clair pour vous. Si vous avez fini de vous enquérir de mon état, j’aimerais que vous fassiez mander Ser Tignac.
- Ici, ma Lady ?
- Oui, ici. Vous ne m’autoriserez pas à me lever, de toute façon. N’ai-je pas raison ? »Le mestre s’inclina devant la Maîtresse de Parchemins et s’éclipsa plus rapidement qu’il était venu.
« Ma Lady. »Ser Tignac s’inclina, la paume de la main sur le pommeau de son épée. Elyria s’était assise contre ses oreillers. Les draps cachaient à peine sa robe de nuit, parfaitement inappropriée pour recevoir le chevalier, mais la dame n’en avait cure, présentement. Celui-ci, cependant, avait l’air vaguement gêné, et surtout étonné d’être reçu seul, sans aucune suivante. Lady Penrose avait tout juste fait rajuster sa coiffure et on lui avait rafraîchit le visage à l’aide d’eau fraîche et d’huile de rose.
« Approchez, Ser Tignac, installez-vous. » Elle désigna une chaise et Emeth obtempéra, cachant de son mieux ses questionnements.
« Permettez-moi d’aller droit au but quant aux motivations qui me font vous appeler auprès de moi. La fatigue m’assaille déjà de nouveau. J’ai besoin de votre aide, Messire. Non, ma Maison a besoin de votre aide. Vous avez grandi auprès de Lord Penrose et mon époux a une confiance absolue en vous. Une confiance que je partage tout naturellement.
- Vous m’honorez, Madame, répondit respectueusement le maître d’armes, ce à quoi Lady Penrose répondit d’un geste évasif de la main.
- Mes grossesses ont jusque là été pénibles et infructueuses, raison pour laquelle nous avons attendu quelques jours avant d’annoncer la naissance, comme vous pouvez vous en douter. Cependant, vous devez savoir que ce n’est pas l’unique raison.Elyria se mordit la lèvre, le cœur battant, tandis qu’Emeth ne pouvait retenir un froncement de sourcil intrigué.
« J’ai tenté de lui faire entendre raison, en vain… Vous connaissez les… excentricités de Lord Penrose. Alliées à son obstination, elles ont eut raison de tous mes arguments, même les plus sensés. Aussi Lord Penrose a annoncé un héritier alors qu’il s’agit… eh bien, il s’agit d’une fille. »La nouvelle tomba si lourdement entre eux que Ser Tignac demeura muet de stupeur.
« Je vous en conjure, Ser Tignac, vous êtes comme un frère pour lui. Faites-lui entendre raison. La ridicule mascarade à laquelle il nous condamnerait en faisant perdurer le mensonge risque de faire courir la Maison Penrose à sa perte.
- ...Hélas, Madame, je crains qu’il ne soit trop tard. A l’heure qu’il est, vos gens festoient la venue d’un héritier et un banquet en son honneur est en train d’être dressé.
- Je vous en conjure, aidez-moi à trouver une solution ! C’est de la pure folie… »De la folie, oui, songea Emeth. Malheureusement, aussi fin politicien était Penrose, il avait toujours eut des idées et des pensées que lui seul pouvait avoir, et qui avaient, malgré lui, poussées plus d’une fois le chevalier à s’interroger sur l’état mental du Lord.
« Rétablir la vérité ne pourra se faire qu’au prix d’une terrible humiliation. Outre le ridicule auquel vous vous exposeriez, le peuple des Parchemins ne sera pas le seul à se sentir floué et en colère contre Lord Penrose. Nos alliés également. Si cela peut vous soulager, je parlerai à votre époux. Mais le mal est déjà fait. »Lady Penrose glissa ses mains le long de son visage, dévastée. Elle se sentait coupable de cette situation. Coupable de n’avoir pu engendrer un mâle, coupable d’être si peu fertile. Mais, en même temps, une colère sourde naissait en elle, à l’encontre de son époux. Elle qui ne supportait pas le mensonge allait être condamnée à vivre dans un qui n’était pas le sien.
« Vos dames savent-elles la vérité ?
- Non, je crois que non. Elles ont été congédiées avant que le sexe de l’enfant ne soit annoncé. Seul Mestre Orell est bien évidemment dans la confidence.
- Souhaitez-vous… Que je prenne des dispositions ?
- Non. Par les Sept, non ! Mestre Orell tiendra sa langue, j’en suis convaincue. Par ailleurs, nous allons avoir besoin de son aide. Ne pensez-vous pas que nous devons la vérité à nos soutiens les plus proches ?
- Moins un secret est confié, mieux il est gardé, Madame. Néanmoins, les conseillers de votre époux sont loin d’être des idiots. Dans cinq ans ou dans dix, ils découvriront le pot-aux-roses. J’ignore pour l’heure s’il vaut mieux faire le pari de la loyauté ou s’il est plus sage de garder bouche close. Lord Penrose est un homme puissant et estimé, pourvu de soldats entraînés et fidèles. Il peut mater une rébellion, mais peut-il mater le serpent qui persifle ? »
« Tes appuis, mon garçon ! Attention à tes appuis ! » Laren se releva prestement mais non sans gromeler. Encore une fois, Ser Emeth Tignac l’avait déstabilisé en deux temps trois mouvements, l’envoyant le nez dans la boue. Essuyant son visage crasseux d’une main qui l’était tout autant, il répondit d’un regard noir à son instructeur. Cela eut le don de le faire rire.
« Tu ne me mettras pas au tapis en fronçant fort des sourcils, jeune homme. Allez, reprends ta position et montre moi que tu sais tenir ta garde. »Les épées de bois s’entrechoquèrent de nouveau. Laren recula sous l’assaut du Maître d’armes, mais il ne se laissa pas déconcentrer. L’homme n’hésitait pas à le malmener, certainement plus que les pupilles pourtant plus âgés que lui, pour certains. Il avait cependant conscience d’être l’héritier du domaine. On attendait de lui qu’il soit le meilleur, et on ne manquait pas une occasion de lui rappeler ses devoirs.
« Allez Laren ! »L’enfant étouffait parfois de toutes ces obligations qu’on faisait peser sur ses frêles épaules. Mais il avait la chance d’avoir les encouragements enthousiastes des autres enfants, filles comme garçons. La plus enthousiaste était la petite Becca, qui passait le plus clair de son temps à l’envier, désespérant de ne pas être née garçon pour pouvoir, elle aussi, se battre à l’épée. Le minois renfrogné par la concentration, Laren esquiva un coup d’estoc. Il manqua de se mettre à sourire lorsqu’il remarqua l’opportunité que l’élan du maître d’armes, bien plus lourd que lui, représentait. Alors, il le laissa venir une nouvelle fois et, dès que le chevalier porta un coup avec élan, l’héritier Penrose feinta. Mimant la même esquive que la précédente, il pivota sur ses appuis et fit claquer le bois de son épée sur la nuque de son instructeur. Celui-ci poussa une exclamation de douleur, et se retourna, agréablement surpris. Laren releva le menton, la mine fière. Un sourire victorieux illuminait son visage de renardeau.
En hauteur, derrière lui, Lord Penrose se tenait les coudes appuyés sur les remparts, observant la danse du maître et de l’élève. Ses yeux gris se dardèrent sur Ser Tignac, qu’il salua d’un hochement de tête lorsque leur regard se rencontra.
Tout le monde l’avait pris pour fou, lorsqu’il avait décrété que Laren serait son héritier. Pour sa part, plus les années passaient, moins il doutait de sa décision. Le petit était robuste. Pour l’heure, il dépassait ses espérances. Il n’était pas seulement capable de tenir une épée comme n’importe quel garçon, il savait se faire aimer. Bien qu’il faisait surveiller de près ses faits et gestes auprès des autres garçons, le Lord encourageait la proximité entre Laren et les autres pupilles. Il avait conscience qu’un jour ou l’autre, des soutiens forts lui seraient essentiels. Son attention se déporta sur les enfants qui rejoignaient la cour boueuse, puis Lord Penrose retourna à ses affaires, le sourire aux lèvres.
Les chandeliers éclairaient difficilement la large carte des Terres de l’Orage, laquelle, déroulée sur la table de la salle du Conseil, attirait toutes les attentions. La mine grave, les paumes appuyées sur le rebord du meuble de pierre, Laren suivait les gestes de Ser Tignac, qui plaçait sur le vélin des pions de bois sculptés en forme d’aigle.
« Les troupes d’Harren le Noir arrivent depuis le Conflans et marchent droit sur la Néra. D’après le rapport parvenus des éclaireurs, ils seront sur la Néra d’ici cinq jours, en étant optimiste.
- Nous n’aurons jamais le temps de mobiliser la cavalerie lourde et de la faire atteindre la Néra avant Harren, commenta l’un des conseillers présents, l’air soucieux et de lourdes cernes sous les yeux.
Lord Penrose, appuyé sur sa canne, restait, lui, silencieux. Sa jambe blessée lors de la Bataille de la Porte Sanglante peinait à se remettre, mais cette nuit, il n’était heureusement pas abruti par le lait de pavot. Laren leva les yeux sur lui et eut l’impression de voir les rouages de son esprit se mettre en branle tandis qu’il caressait son bouc d’un geste lent.
« Combien de bateaux avons-nous sur la côte, Ser Tignac ? demanda subitement Laren.
- Hm, quatre ou cinq, guère plus, Ser Penrose. Qu’envisagez-vous ?
- De préparer les navires, de remplir leurs cales de chevaux et de cavaliers et de prendre de vitesse les troupes d’Harrenhal en débarquant les nôtres depuis le fleuve. Pendant ce temps-là, avançons le reste de la garnison vers Accalmie, mais aussi ici, près du château de Felwood, en renfort à sa garnison. Le Bois au Roi nous protège nous et nos voisins à l’ouest, et nous n’aurons à priori pas à subir d’assaut depuis la Baie des Naufrageurs. Parchemins n’est pas directement menacé, pour l’heure, mais si les bannerets de la Néra sont pris, Felwood et les Bronzes pourraient risquer le siège à leur suite.
- De combien de troupes disposent les Seigneurs de la Néra ? » demanda le père.
Emeth Tignac placa quelques pions alliés sur la carte, silencieusement. La différence de taille entre l’armée marchant sur l’Orage et celle prête à défendre était éloquente.
- Autant dire que nous allons conduire nos hommes au suicide, commenta le conseiller de Lord Penrose.
- Les troupes d’Harren le Noir sont constituées principalement de marins et de soldats bien moins organisés que le sont nos forces. Par ailleurs, Ils ne pourront pas grand-chose contre la cavalerie lourde. Vous ne nous avez pas fait lever au milieu de la nuit pour prendre la décision d’attendre passivement que nos opposants nous tombent dessus, que je sache, mon Lord. C’est un coup à jouer.
- Hm, le moral des troupes sur place est un détail non négligeable, qui peut faire pencher la balance, commenta Lord Penrose.
Il y a tout de même un risque que nous n’arrivions pas à temps, et les chances de tenir la Néra restent maigres, si ce n'est inexistantes.
- Nous pouvons au moins tenter de gagner du temps. Ser Tignac, qu’en pensez-vous ? »Pensif, le chevalier leva les yeux sur l’héritier Penrose. Après un long silence, un sourire d'approbation se dessina finalement sur son visage buriné.
« En toute logique, le conflit devrait éclater ici. » reprit l’homme en pointant une plaine sur la carte.
« Débarquez la cavalerie là. Si vous arrivez trop tard, vous pourrez toujours les prendre à revers et faciliter le retrait des troupes. »Laren se tourna vers son père. Celui-ci le scruta en retour, puis finit par acquiescer d’un signe de tête.
Le moment où Laren avait fait charge dans un tonnerre de sabots lui semblait lointain. Son armure de plates était rouge de sang, son heaume gisait quelque part sur le champ de bataille. Son sang coulait le long de sa tempe jusqu’à son cou et son armure pesait sur son corps endolori et brûlant. Malgré la vaillance des Orageois, malgré une percée surprenante qui avait dérouté un temps l’assaillant, on sonnait désormais la retraite. Sous sa bannière, la cavalerie n’avait fait guère mieux que de retarder l’échéance, mais s’ils s’obstinaient, ils couraient au massacre.
« Vers les Bois du Roi ! Rabattez-vous sur les Bois ! » Il avait pourtant fallu que Ser Tignac tire la bride de Laren pour le forcer à retourner à l’arrière de la cavalerie, sous la protection de ses hommes.
« Ne confondez pas bravoure et folie, Laren ! » avait-il hurlé à travers le fracas des armes et les hurlements des hommes. C’était la débandade. Harren était en supériorité numérique et les efforts des troupes de l’Orage, encore épuisées des batailles contre le Val, avaient vite déchanté.
L’odeur du sang et des tripes restait coincée dans les narines de Penrose alors qu’il galopait tant bien que mal vers le couvert du bois. Derrière celui-ci, le reste de sa troupe l’attendait. L’arcade explosée après qu’un coup ait enfoncé son heaume, Laren se consolait en se raccrochant à la pensée que le Roi Fer-Né ne pourrait pas descendre plus au sud sans rencontrer une résistance bien plus vive. Ils avaient essayé. Ils n’étaient pas restés sans rien faire. A présent, Ser Tignac avait raison. Il fallait ramener le reste de la cavalerie à couvert, profitant des dernières poches de résistance pour battre retraite sans être poursuivis trop aisément. Si leur charge était redoutable contre les soldats à pieds d’Harren le Noir, leurs déplacements et leur capacité à manœuvrer étaient fortement ralenties par le poids des armures.
L’humiliation de la fuite faisait grincer les dents Laren, mais Tignac avait raison : ils ne feraient que se faire décimer s’ils persistait, et la dernière chose dont l’Orage avait besoin soit qu’un héritier trop tête brûlée se fasse abattre ou constituer prisonnier tout en perdant une quantité d'hommes non négligeable. Une rage sourde l’animait pourtant contre la perfidie du Roi Fer-Né. Ce lâche savait qu’il n’aurait pas eu les mêmes facilités si l’armée de l’Orage ne sortait pas du conflit contre le Val. L’Orage n’avait cependant pas dit son dernier mot et Laren ne comptait pas rester sur cet échec. Les troupes d’Harren ne descendraient pas plus bas sans se heurter à une résistance solide.
Un an. Un peu plus. L’époque de sa première bataille semblait pourtant remonter à une éternité lorsque Laren y repensait. Il avait découvert le choc que cela était que de voir des visages connus se figer dans l’effroi et tomber comme des pantins grotesques, leur vie prise par le fer de l’ennemi. Il avait aussi connu cette sensation à la fois effroyable et grisante qui accompagnait le fait de prendre une vie. Il n’en était plus à sa première bataille, mais cette dernière semblait finalement ne s’être jamais complètement terminée. Pourtant, le visage du Royaume de l’Orage s’était rapidement métamorphosé. Les tentatives de discussions de son souverain avec le roi Fer-Né avaient dégoûté Laren, qui appréciait bien peu sa proximité avec une Néra tenue et fortifiée par l’envahisseur. Le roi Argilac avait finalement accepté de traiter avec leurs anciens ennemis du Val ainsi qu’avec Peyredragon, plutôt qu’avec le Fer-Né, cela malgré la rancœur qu’on lui prêtait vis-à-vis d’Aegon Targaryen. Laren, qui n'avait pas connu les mêmes tensions que son père à vis-à-vis du Val, l'avait certainement mieux vécu que Lord Penrose.
Tous ces évènements, aujourd'hui, ressemblaient presque à du point de détail, quand à l'époque, cela avait vivement animé les discussions au sein de la noblesse.
Du haut de son destrier à la robe fumée, le chevalier allait au pas, entouré par son écuyer et une petite troupe de soldats. Loin sur l’horizon, le jeune homme devinait les arbres touffus de Bois-au-Roi, où s’était joué un peu plus d'un an plus tôt un tournant radical pour l’Orage. Des troupes prises en embuscades, le Roi piégé, isolé des renforts, était tombé avant de pouvoir se rabattre au couvert de ce même bois, de même que la quasi intégralité de l’armée qui l’accompagnait.
C’était, aussi, sur ces mêmes terres que l’Orage avait eu l’occasion de nourrir une haine encore plus vive contre Harren le Noir. Harren le boucher, qui avait pris la fuite en laissant derrière lui un camp entier de prisonniers Orageois, ficelés à des poteaux et criblés de flèches.
L'Orage portait de lourdes cicatrices. Aujourd’hui, où que son regard portait, Laren voyait la mort.
On aurait pu croire tous les espoirs des Orageois brisés par le trépas de leur roi, mais cela avait été sans compter sur les ressources extraordinaires de la Princesse Argella, qui parvint à libérer Accalmie malgré l’infériorité technique et numérique des troupes dont elle disposait.
Malgré les bourgs incendiés, malgré les récoltes pillées ou détruites, malgré la faim qui tenaillait les ventres et les larmes qu’on pleurait pour leur souverain mort au combat, Argella avait pris la tête du royaume le menton relevé. Une reine qui avait réalisé les attentes de la noblesse Orageoise, à commencer par Laren, lequel n’avait pas attendu le soutien de sa reine pour organiser la résistance Orageoise. Il s'était par ailleurs attiré quelques inimitiés pour son audace et son opiniâtreté au sein du Conseil paternel, mais aussi des admirations. Il avait l’art de rasséréner les hommes de Parchemins lorsque le moral s’effondrait. Lord Penrose, plus prudent, tenait la bride à son héritier, inquiet à l'idée de le voir pousser à bout leurs gens par trop de volonté. Avec ou sans la Maison Penrose, les guérillas éclataient dans l’ouest du pays et chaque village incendié par leur nouvel adversaire du Bief ne faisait que grossir la haine de Laren, non seulement contre leur ennemi, mais contre presque tout ce qui n’était pas Orageois. Les alliances se faisaient et se défaisaient plus facilement que le corsage d’une catin et la guerre semblait sans fin. Laren Penrose avait d’ors et déjà perdu la naïveté qui l’animait à ses premières batailles. Son corps musclé par les combats portait les stigmates de la guerre de même que son esprit. Son espoir de voir la naissance de l’Empire rétablir la paix était ébranlé par les conflits incessants au sein de son pays, mais il croyait encore en la vaillance des hommes de l’Orage.
Aujourd’hui, cependant, c’était contre son propre peuple que Ser Penrose avançait avec épée et armure de cuir, accompagné d'une poignée d’hommes. La guerre civile couvait, et il s’agissait de rétablir le calme au sein des terres les plus démunies. Éperonnant sa monture, Laren reprit grand train. Il espérait intérieurement pouvoir apaiser les esprits sans faire couler inutilement le sang. C'était une facilité qui ne ferait que lui nuire demain.