Chapitre Premier : Comment l'enfant des putains devint la favorite d'une maquerelle.
Je crois avoir toujours été une enfant à problèmes, du moins à mes débuts, peut-être était-ce parce que ma naissance en elle-même fut un problème pris un peu trop tardivement, et dont on a su se délester bien plus rapidement par la suite. De manière générale, les enfants de putains ne sont jamais réellement désirés, ils sont fruits de pêchés d'orgueil ou de conneries des moins fines. Nombreuses celles qui engendraient des bâtards, qu'on leur arrachait à la mamelle pour les noyer, ou que l'on ne reconnut jamais. Et notre naissance se faisait dans les cris, les douleurs, le rejet tout au plus. Et nous étions alors tous entassés dans un amas immonde de linges puant tantôt la merde, tantôt le vomi dans une pièce de l'arrière-cour, pas plus grande qu'un poulailler peut être et dont l'odeur n'était pas plus alléchante. Allaités, comme du bétail, par une mamelle pleine de crevasses et au goût amer. Oui, dans un sens, nous pouvions jouir du privilège d'avoir eu, nous aussi, une nourrice, comme ceux du grand monde, ceux du beau pays, si ce ne fut que celle-ci n'eut été qu'une putain dont l'utérus fleurissait si souvent de marmots, qu'elle en était devenue la ruine du bordel. Et ce fut elle qui nous éleva, cette même main grasse qui conduisait le téton à la bouche, conduisit ensuite la purée à l'estomac, nous gava pour que l'on s'engraisse plus vite et nous délaissa pour que nous apprenions à marcher. Il n'était pas difficile pour nous de reproduire sans cesse les actions de ceux qui avaient vu le jour quelques mois à peine avant nous.
Évidemment, je n'en ai pas de réels souvenirs, mais il naissait tellement d'enfants qu'il fut difficile de se dire que nous avions eu une chance différente. Une fois que nous savions marcher, nous n'avions plus qu'à jouer ensemble et elle, à prendre en charge de nouvelles bouches à nourrir et de nouveaux linges à changer. La marche fut pour moi une sorte de délivrance, et je pris bien rapidement la poudre d'escampette, au grand dam de ma nourrice qui n'eut bientôt plus de contrôle sur ma personne.
Et je fis la vie à tous ceux qui se trouvaient en ma présence, ne serait-ce que quelques heures de trop. L'arrière-cour ne me suffisait bientôt déjà plus, et je fis mon chemin pour rejoindre le bâtiment, accompagner les putes, jouer avec leurs bijoux, gribouiller parfois sur leurs robes avec leurs nombreux artifices. J'étais la risée de ma pauvre génitrice et le calvaire de la maquerelle, pour sûr. Les portes closes n'avaient à l'époque, que bien peu de signification pour moi, et j'y entrais pour interrompre les ébats de sourires et de rires amusés, pour repartir l'air satisfait. Le cul n'avait pas de pudeur en ces lieux et je n'en avais jamais hérité non plus. La clientèle n'avait bientôt plus de secrets pour moi et à l'âge de 5 années, je connaissais l'ensemble des gredins venant souiller leurs âmes à Blancport. Des noms tantôt prestigieux, tantôt fétides.
Mais pour autant, j'en restais une enfant, rêveuse, pas plus et pas moins que les autres, je ne vivais pas dans de grands espoirs de gloire, j'allais suivre la voie de la dépravation, mais juste d'être peut-être un jour repérée, par un homme honnête, il n'eut pas besoin d'être riche, juste une main plus douce quand elle saisit les hanches, ce n'était pas grandement demandé, pour une enfant de catin. J'étais animée par toutes les envies du monde libre, la lecture, la danse, tantôt le dessin et parfois même l'envie d'apprendre l'histoire.
« Jamais on ne vit de fille aussi curieuse que Talya », répétait sans cesse la mère maquerelle. C'était une femme honnête, du moins une putain sur le retour qui avait réussi quelque chose de plus que toutes les autres. Elle disait avoir été la favorite d'un homme riche, mais quand l'âge eut tiré sur son visage de grandes balafres creusant en son derme des sillons disgracieux, il la remplaça par une plus jeune. Depuis, elle tentait toujours de recouvrir les marques du temps de quelques maléfices cruels et peu recommandés.
Je me rappelle être souvent entrée dans son bureau, alors qu'elle s’entretenait avec quelques clients aux bourses monnayables plus emplies que les autres. L'odeur qui émanait de ce lieu n'était pas celui de la dépravation, mais bien une douce odeur fleurie, mélangé à une douce odeur de livres épuisés, aux reliures quasiment mortes. Dès qu'elle avait le dos tourné, je n'avais qu'à entrer pour prendre un livre, prier pour que celui-là ou celui-ci ne s'évapore entre mes doigts, et me mettre à observer les lignes, crevant les unes dans les autres. Et, force de patience, et las de me virer de son bureau, elle eut enfin la patience de m'apprendre à déchiffrer quelques lignes, puis m'enseigna l'art d'écrire quelques mots, mon nom au moins.
Et le temps eut raison de mon enfance farouche. La maturité fit vite place, mais on ne pouvait attendre que cela des enfants nés dans nos conditions. Nous n'avions que deux issus, grandir et suivre le chemin offert si gracieusement par nos mères, ou finir dans la rue, dans un champ, ou mourir la bouche ouverte à l'approche du nouvel hiver.
Chapitre second : La Jouvencelle impure et le Roi du Nord.
La vie continua de grignoter le temps accordé à ma douce et peu envieuse existence. Je n'avais pas à me plaindre non plus, il y avait toujours bien plus malheureux que soi en cet étrange monde, toujours plus pauvre, soit encore plus amoché par la maladie, l'hiver, ou que sais-je encore. Ma vie se résumait alors à tantôt entre ouvrir les cuisses, tantôt entre ouvrir les pages d'un immense manuscrit vieilli, et qui sait, si j'avais pu, j'aurais tenté de faire les deux sur le même instant. Cette routine n'avait pourtant pas eu raison de ma joie de vivre, puisque je demeurais le sourire aux lèvres, et celui-ci ne fût pas forcé, comme celui de mes congénères, obligées de s'inventer des vies, des histoires abracadabrantes qui n'avaient de sens. Il me suffisait d'emprunter les récits de l'Est, d'être la bâtarde des dragons, et l'on m'accordait presque monts et merveilles. Vingt années passèrent dans cette douceur de vivre, dans l'odeur nuisible du bordel, l'humidité de draps n'ayant jamais le privilège d'être vidés.
Un soir, alors que le soleil déclinait lentement, que personne ne semblait vouloir de ma présence à son côté. Je m'étais assise, sur une immense malle, l'une de celles qui longeaient la maigre entrée de l'établissement. Là, en tailleur, dans une robe mille fois trop grande, les cheveux détachés et tombant à la naissance de mon ventre, j'étais absorbée par l'énième relecture d'une légende de l'Est. Ce pays me semblait toujours fascinant, et l'on ne pouvait se lasser de déchiffrer ce langage si lointain. Ce pays, regorgeant de dragons, d'hommes aux yeux du crépuscule, regorgeant de merveilles que l'on ne pouvait nous offrir ici-bas. Une mer seulement nous séparait. Ma lecture n'était pas différente d'habitude, à ce détail près que je n'étais pas seule. Détournant un faible instant le regard de ma page, je me retrouvais nez à nez, du moins presque, avec un homme au regard étrangement perdu. Me fixait-il ? Je n'en eus la certitude en cet instant, alors, malgré le doute, je lui fis un sourire poli. Le genre de sourire que l'on offre simplement au premier venu. Malgré tout, je sentis peser sur mes épaules, progressivement, l'insistance de son regard ébène. Il ne pouvait pas être perdu, assurément, puisque nous nous trouvions dans l'entrée et j'étais sûre que l'on soit en mesure de l'accueillir, et de le conduire à des bras accueillants. Ses pas lents s'approchèrent, il paraissait mal en point, mais je ne sus dire si ses maux lui venaient du corps ou de l'âme en elle-même. Refermant alors l'ouvrage, je le déposai à mon côté, inquiète et quelque peu hébétée par la situation.
« Je ne savais pas que les catins savaient lire.
- Ne lisent que celles qui en ont l'ambition, je suppose. »
Et sur ses simples paroles s'entamaient une conversation qui dura, longtemps, aussi longtemps que le jour se mit à décliner. Passait devant notre duo un ensemble immonde de gens de contrées et de classes différentes, mais personne ne vint nous interrompre pour autant. Et je ne pus couper court à la conversation, du fait de son intérêt évident, mais aussi de par le peu de principes que je possédais. L'homme avait l'air bien plus aisé que moi, issu d'un monde que l'on ne peut espérer toucher des doigts, et avare d'une connaissance dont je ne connaissais pas le dixième malgré toutes mes lectures. L'on vint pourtant me chercher, et je dus quitter la douce compagnie de l'homme sans nom. Avant mon départ, celui-ci me demandait alors le mien.
« Talya », fis-je simplement avant de m'éclipser dans les recoins les plus sombres de la maisonnée des catins. Je demeurais à nouveau un visage de poupée délicate au milieu d'autres simples visages, ou de visages plus exotiques, et je ne vis bientôt plus l'étrange personnage rencontré plus tôt.
Les jours suivirent alors, et bien que peu occupée, je ne pris plus le risque de retourner m'asseoir à cet endroit pour poursuivre mes lectures. M'avait-on bien sermonnée pour que je puisse être toujours à portée de dard. Pourtant, le cinquième jour, curieuse comme l'enfant qui vient de naître, je retournais au lieu de la rencontre, et le revis alors. Comme s'il n'eût bougé de sa place. Il était si pensif, son visage si vide, comme s'il ne restait de lui qu'une étrange coquille vide. Je m'approchai alors à son chevet, comme s'il fut mourant, et d'une main délicate, je signalai ma présence d'une caresse sur son épaule. Et le temps fit son chemin. De conversation en conversation se tissait un lien étrangement plaisant. Je ne pouvais le nier, parler à un homme comme lui était mille fois plus divertissant que de jacquetter des remèdes des chtouilles de mes congénères.
N'allaient pas penser qu'il ne se passa rien, il demeurait un homme et je demeurais une femme, de surcroît une catin. Mais tout était différent. Il n'y avait pas ces gestes forcés, ces étreintes maladroites et déplaisantes. N'existait pas la fuite après la jouissance, demeuraient des paroles volées sur l'oreiller, des longues caresses jusqu'à l'endormissement.
Et tout cela, par la main d'un roi.
Chapitre troisième : L'exil pour Bravos et l'apprentissage.
La liberté était une douce valeur que j'avais appris à aimer. Ici, à Winterfell, personne ne semblait en mesure de vous juger plus qu'un autre, ou alors se taisait-il simplement, parce que nous faisions tous partis de Nord, et que nous nous respections pour cette valeur. Ma vie s'était grandement améliorée, mais il fallait croire que je n'étais pas faite pour la vie de château.
Un jour, alors que je me baladais du fait des forêts entourant la ville, moi qui eus choisi de quitter une vie modique pour me retrouver ici, où je vivais, certes bien, mais comme enfermée dans un lieu qui m'était encore totalement étranger. Ainsi, la forêt était-elle devenue bien rapidement mon refuge, et étais-je toujours en train d'en découvrir une nouvelle parcelle, passant la journée à l'extérieur lorsque le Roi se trouvait fort occupé à ses affaires de… Roi. Alors que je marchais à travers les bois, dans une robe assez abîmée, je me laissais aller à la flânerie qui allait tant chez les femmes. Soudain, une branche fendit l'air de sa chute, s'étalant au-devant de mon pied. Étonnée, je levais l'oeil au ciel, certes, les corbeaux de Winterfeld se trouvaient bien plus dodus que ceux de Blanc port, mais il ne semblait pas encore en mesure de faire céder une branche si fraîche. C'est alors que je vis cet étrange homme, vêtu de sombres, en train d'observer avec attention une scène que je ne semblais en mesure d'observer à mon tour. Je me fis alors bien plus habile, et grimpais une branche, puis une autre, priant pour ne pas avoir perdu de cette agilité que j'avais eue gamine. Alors assise sur l'une des branches, je pouvais à mon tour voir la même scène que l'inconnu, qui, tellement occupé à sa besogne, ne fit pas un geste à mon encontre. Se trouvait donc là, un couple d'amants, enlacés et plutôt peu vêtus. Les joues rouges, j'eus peur d'être tombée sur un simple voyeur, et, curieuse comme l'enfant venant de naître, je demandais alors à l'inconnu, le coupant dans sa tâche :
« Vous observez souvent les gens en train de forniquer ?
- Cet homme a un contrat sur la tête de ce chevalier, mais cet homme ne peut tuer cette femme, elle ne fait pas partie de l'offrande. »
J'arquai le sourcil, quelque peu dubitative de son parlé mais aussi de sa mission. Puis soudain je me remis en mémoire les récits sur les hommes du temple bicolore de Braavos. S'il s'agissait de l'un d'eux, cela donnerait une explication plus que plausible à sa manière étrange de s'exprimer et à ce don étrange qu'il évoquait précédemment. Je hochai alors la tête, comme la complice de son but, faisant mine de descendre afin de me retrouver au sol sans un bruit. Le sourire aux lèvres, je traversai alors l'immense buisson dissimulant les amants et fis preuve de mon éternel manque de pudeur pour couper l'étreinte au bord de son paroxysme. Je demeurais observatrice avant de prendre une voix forte, et mettant les pieds dans le plat, comme à mon habitude :
« Les catins de Winterfell devraient savoir que les chevaliers n'ont droit de besognes en pleine journée. » Alors l'impure se levait pour se rhabiller et partir en courant. D'une révérence, je me tournai alors vers l'arbre perchoir et fis un sourire au Sans-Visage pour lui indiquer qu'il pouvait terminer sa tâche. Ce dernier ne se fit évidemment pas prier et je ne prenais conscience qu'en se dégageant du fourré, que je venais d'aider à offrir la mort. Étrangement, j'en fus bouleversé mais pas attristée.
« Cette femme a aidé cet homme. Pourquoi ?
- Si l'on te demande, j'ai juste traversé un buisson de trop.
- Cet homme a une dette envers cette femme. »
Bien que menteurs comme des arracheurs de dents, ces êtres nous ressemblant mais étant pourtant bien différents de nous, avaient un sens de la dette bien plus conséquents que les autres. Le pays d'Essos était un lieu qui m'avait toujours tenté, depuis que j'étais en mesure de pouvoir lire quelques lignes sur cette contrée qui n'était lointaine à Westeros que par la mer la séparant. Alors, j'approchai du Sans-Visage pour lui demander de m'amener à sa suite, de le reconduire de l'autre côté de l'étendue d'eau, pour aller découvrir ce que je considérais comme « Le Nouveau Monde ». Cet homme répondit avec toute l'honnêteté du monde :
« Cet homme pourrait bien emmener cette femme à Braavos, mais cette femme n'a-t-elle aucune obligations auprès d'hommes ?» Et, fugace comme l'eau qui s'écoule le long du fleuve, je disparus sans un mot, déterminée à partir.
Je rentrais alors dans les appartements du Roi, discrètement, me saisissant d'une plume et d'un encrier plein, écrivant ce qui donnait des allures de lettre d'adieu :
- Lettre:
« Mon roi,
L'on me propose de partir pour Essos, découvrir ce pays dont je vous parle si souvent. Je ne partirais pas longtemps, je vous en fais la promesse. Mais ce lieu m'est bien trop étranger pour que je puisse refuser de m'y rendre. Je vous prie de ne point m'en vouloir, je suis fuyante comme l'eau qui s'échappe du fait des torrents. L'hiver s'en vient et je n'ai jamais aimé le froid, à part dans vos bras.
Talya. »
Ces mots écrits, je déposai la lettre sur les draps faits, et, me saisissant de quelques affaires, je refis le chemin initial en sens inverse, espérant que l'homme soit encore présent pour honorer sa dette. À sa place, il fut toujours, et ce pour mon grand plaisir. Nous partîmes alors pour rejoindre les côtés, passant par-delà les royaumes, dans le plus grand des mystères. Le trajet fut long, pas toujours adapté à ma condition féminine, mais le goût de l'aventure se faisait bien trop pressant pour que je puisse m'en défaire.
Pour passer le temps, il me contait des histoires, sur ses aventures de par le monde, et je l'écoutais, comme l'enfant qui écoute sa nourrice lui conter des légendes et des histoires portant des morales nombreuses et pas toujours à la portée de tous. Je dévorais et retenais autant ces récits que j'avais pu retenir ceux des livres qui étaient passés un à un dans mes mains. Dans le bateau qui nous conduisit à la côte, je m'étais éprise d'affection à son encontre. Sa présence rassurante bien que mystérieuse m'était devenue quasi indispensable. Je le suivais comme son ombre, et le fait d'être seule femme à bord en était sûrement une cause principale. Il expliquait à tout va qu'il me ramenait en offrande à son temple, et ainsi on ne me toucha jamais. Et, le pied-à-terre sur le ponton du port de Braavos, l'homme me souriait avant de reprendre ses traits initiaux, qu'il m'expliquait devoir porter en ce lieu pour être respecté et reconnu des siens.
« Cette femme est arrivée à Braavos.
- Laisse-moi rejoindre l'ordre…
- Cette femme est déjà trop vieille pour apprendre.
- Alors cette femme apprendra deux fois plus vite ! »
Et, sûrement parce qu'il me connaissait bornée et têtue au possible, il accepta. Ou peut-être était-ce simplement parce qu'une vie offerte l'importait peu. Beaucoup, finissaient suicidés selon lui, des corps dépouillés de vie que l'on pouvait croiser parfois dans les couloirs, jusqu'à que ceux, dont la tâche était de les retrouver, les retrouvent et les lavent. Pourtant, en entrant dans la demeure noire et blanche, le temple où semblaient se pratiquer le culte du dieu multiface, je pus commencer mon apprentissage, à mon tour. Comme convenu, j'étais bien trop vieille, pour pouvoir faire partie d'un trio convenable d'apprentissage. Ainsi, je fus quasiment seule durant ce dernier, ce qui n'aida pas ma tâche. Ce fût alors difficile, mais pas insurmontable pour autant. Je brillais de malice et de stratagème d'apprentissage pour arriver à comprendre et retenir la plupart des langues des cités libres, l'on me fit apprendre les potions à la simple aide de mon odorat, puis on me le retira en me faisant recouvrir la vue. Je balayais, j'aidais tantôt à gauche, tantôt à droite. Je retenais tant bien que mal tout ce que l'on m'enseigna ou toutes les valeurs que l'on me fit comprendre du fait des jeux, du fait des ruses. Au bout d'une année et demie, on me fit portée des masques, grimés à mon visage, parce qu'on ne peut changer de visage si l'on ne nous accorde pas le don. La douleur était si forte parfois, lorsque je devais porter des visages de personnes vivant dans la souffrance, et libératrice était-elle lorsque je prenais l'apparence des tortionnaires.
Une année et demie plus tard, à la troisième année alors, et parce que l'effectif venait à manquer, on offrit le don à Talya, et, celle qui avait déjà pourtant disparu s'effaça complètement pour laisser cette femme naître. Ainsi, cette femme reçut le don et on lui offrit sa toute première mission. Une demoiselle au nom d'Aera s'était éprise d'un homme qui appartenait déjà à une femme, et celle-ci, jalouse et fortunée, s'en était tournée vers l'Ordre afin de faire éliminer la menace. Heureuse de pouvoir accomplir sa première mission, cette femme accepta sans le moindre regret, et sans sourciller. Ce n'était pas la première fois qu'elle allait offrir la mort, mais ce serait bien évidemment la première fois en tant que serviteur officiel du Dieu multiface.
Chapitre quatrième : L'échec et la première Épée-lige de Braavos.
Cette femme partit donc au cœur de la ville même de Braavos, lieu où je ne connaissais que de précédentes missions. L'on m'avait décrit, avant mon départ, la description de la cible, et les lieux qu'elle eut le plus souvent fréquentés en dehors de ses rencontres avec son amant. Ainsi, je me plaçais au centre d'une place, le regard faussement absorbé dans un petit livre emprunté pour l'occasion. N'en avais-je donc jamais perdu cette folie pour l'apprentissage ? La cible se présentait alors à mon oïl, Innocente comme la brebis naissante, et le regard pétillant comme la féline prête à bondir. Je n'eus plus qu'à la suivre à travers les ruelles, tantôt avec facilité, tantôt avec la crainte de la perdre. La porte d'un bordel se refermait derrière elle, et, le lieu étant bien trop fréquenté, je ne pouvais décemment, m'y rendre pour l'éliminer aux yeux de tous. Ce ne fut pas dans nos us et coutumes, ni dans notre manière d'agir. Bien qu'ici, on se doutât souvent que les morts inexplicables s'en venaient des contrats du temple.
J'attendis quelques heures, toujours absorbée dans mon ouvrage, le visage dissimulé par une cape, les traits empruntés à on ne sut réellement qui. Je m'étais assise non loin de la porte, mais pas de trop près pour que l'on me prenne pour l'une d'elles, ou encore que l'on tente de me chasser de mon campement provisoire. La porte s'ouvrit souvent, mais ce ne fut que bien plus tard, lorsque le soleil commença à décliner, que je revis la cible, Aera, vêtu bien mieux que la fois précédente. Le clappement de mon ouvrage fut discret dans le brouhaha de la foule. Et je la suivis à travers les dédales populeux. Au lieu de poursuivre de cette façon, je dévoilai enfin mon visage de la cape pour aller converser en sa compagnie.
« L'on dit que vous êtes la favorite d'un noble.
- C…, C'est exact.
- J'aimerais le devenir aussi… »
La conversation s'entamait alors de cette façon, et nous discutâmes le long du trajet, jusqu'à arriver dans une arrière cour, lieu bien plus propice à l'assassinat. Et, une pointe empoisonnée dans la poche, je la triturai nerveusement. La main de la catin se déposait sur la poignée de la porte. Le moment le plus adapté s'esquissant, je me retrouvais paralysée par une force impossible à surmonter. Parce qu'elle me rappelait le passé de celle que je fus par le passé. Se glissant parfois avec discrétion dans la chambrée d'un roi malheureux. Le cœur serré. Je saluai celle que je venais de laisser vivre, et j'en vins à m'enfuir comme je m'en étais venu. De cet échec commença mon exil, grimée par la honte, j'allais, de droite et de gauche, dissimulée tant bien que mal, de peur de croiser les miens et de devoir avouer ma défaite. Je déambulais tant et si bien que je me trouvais alors devant le palais du Seigneur de la Mer de Braavos. Ici, je vins offrir mes services, contre la protection bienveillante de celui qui régissait la ville. Celui-ci, bien trop heureux de ne pas avoir à payer le prix fort pour les services d'une Sans-Visage, accepta. Cette femme était alors sur un contrat nouveau, bien plus facile à exécuter que le précédent, puisqu'on ne lui demandait plus d'assassiner des putains, seulement des hommes, et cela se fit si naturellement.
Je recroisais, alors, après quelques semaines passées à enchaîner les contrats, la première épée lige du seigneur, un homme appréciable et disait-on, d'un honneur sans, faille. Il ne fut pas longtemps pour que nous en venions à nous lier d'amitié, parce que je ne me sentais jamais à l’abri du danger, il est vrai, mais parce qu'il n'était pas d'une compagnie désagréable pour autant. L'amitié fit place à l'affection, et l'humain étant constitué de faibles pensées, il s'en suivit ce qu'il dut s'ensuivre. Mais l'humanité reprenant le dessus sur des promesses de servitude, je sentais, le don s'en allait. Bientôt, je ne fus plus en mesure de changer de visage, je n'arrivais plus qu'à modifier la couleur de mes cheveux à mon bon escient. Avec la reprise de mon identité, j'avais failli à ma tâche. Nous pouvions prendre tant d'identités, tant de visages, tant d'histoires, et la seule que j'eusse pu choisir fut la mienne.
Alors, un jour que j'entendis qu'une compagnie menée par l’épée-lige s'en allait en Westeros, ce fut presque naturellement que je proposais mon service, pour m'en aller loin d'ici, afin de me protéger de mon propre chef, car le lieu se faisait de plus en plus hostile à mon égard, ou alors étais-je tout simplement en train d'être emportée par la folie naissante.
Mais, avant de partir, comme rongée par la culpabilité, je m'en retournais au bordel, pour voir si Aera s'y trouvait encore. Il semblait que personne n'eut finalement achevé le contrat à ma place. Il ne me fallut que quelques heures pour lui retirer la vie à l'aide d'un poison, et ainsi effacer la dette que je devais à l'Ordre. Malgré cela, je ne récupérai pas l'entière faculté de mon don, je demeurais avec cette minable possibilité de changer de couleur de cheveux, comme le ferait une femme se teignant les cheveux.
Chapitre dernier : Le retour en Westeros.
Alors que je m'étais endormie au plein coeur de l'après-midi, dans l'un des couchages, je fus réveillée par le vacarme incessant des pieds battant le pont au-dessus de ma tête. M'étirant tel un chaton dans son oreiller de soie, je baillai toutes mes injures contre les dieux avant de sortir de la couchette d'infortune pour m'étirer. L'on m'avait envoyé en éclaireur, bazardée dans un navire marchand dont, à l'odeur, je connaissais sans soucis la cargaison tant, elle me prit au nez durant le voyage. « Tu iras juger par toi-même des plus offrants et des moins bien aidés », m'avait-on dit avant de me congédier sur le port de Braavos. Et, bien que je n'eus pas l'envie de me retrouver au beau milieu de tous ces hommes, la simple vision du Temple Noir et Blanc me fit avancer à l'intérieur du bateau.
Sortant finalement pour me retrouver au milieu des hommes grouillants de droites et de gauche je me posai sur l'un des barils remplis de vin. La nuit avait étendu son voile noir sur les nôtres, et, au loin, se dessinait l'esquisse d'une côte. Toujours assise en tailleur, je penchai la tête en arrière avant de hurler à cet homme, autoproclamée capitaine :
« Sont-ce les côtes de Westeros ?
- Affirmatif. Cette femme est bientôt arrivée au Pays de l'Ouest.
- Bien. »
Personne n'eut connaissance de mon erreur, si ce ne fût l'épée lige qui ne l'était plus aujourd'hui. Et ce fût brune comme une femme du Nord, que je finissais le voyage. Je n'avais aucune idée de l'endroit où nous allions accoster. Et, à la vérité vraie, je ne redoutais pas l'arrivée, mais le fait de pouvoir recroiser des gens croisés par le passé. Que pourrait-il se passer, si ces personnes retrouvaient ma trace, ou encore si l'on venait à apprendre que je n'étais plus qu'une Sans-Visage en perdition ?