Des semaines d'errance depuis que j'avais échoué à l'embouchure de la Néra . Après avoir vu accoster nos trois navire dans le port de Port- Real et
avoir assisté de loin au débarquement des seuls survivants de mon peuple, un petit millier d'âmes tout au plus, j'avais suivi, le cœur déchiré de les abandonner à leur sort, le cours de ce fleuve majestueux en traversant bien des contrées étrangères sans que nul ne vienne croiser ma route. Je n'étais plus qu'un fantôme, un spectre qui se mouvait dans les brumes accrochées à la Nera. Un homme déjà mort, que seul le caprice d'une créature des flots avaient jeté sur le rivage de Westeros. Des jours durant, j'avais marché, me nourrissant et m'abreuvant des eaux du fleuve. Déjà marqué par des semaines de rationnement sur Lorath, j'avais perdu tout ce qui me restait de ma force et de ma résistance en même temps que je voyais mon corps se décharner.

J'aurai pu chasser ou pêcher plus que de simples écrevisses pour reprendre des forces. Les contrées de Westeros que je traversais n'étaient pas sans ressources pour le guerrier que j'étais naguère. Naguère, mais plus maintenant. Seule la lâcheté m'empêchait de mettre fin à mes jours et tandis que ma carcasse s'obstinait à résister, au fil de mon avancée dans les terres inconnues, je sentais mon esprit se déliter, mes souvenirs se diluer, mon passé s'effacer. Seule demeurait la certitude douloureuse d'avoir perdu jusqu'à mon âme. J'aurais pu croiser des êtres humains, qui m'auraient rappelé ce qu'était être humain, mais je les fuyais dès que j'entendais le moindre éclat de voix, le moindre rire qui auraient pu me ramener à la réalité. J'aurais pu croiser des proies humaines ou animales, m'en nourrir ou m'en vêtir, m'approprier leur confort pour survivre. Mais je ne voulais pas survivre. Je n'avais aucune raison de le faire. Le Tigre m'avait blessé à mort et une fois mes compatriotes secourus et accueillis par les peuples du rivage de Westeros, je n'avais plus aucune raison de vivre. Quelle que soit leur condition dans ces nouvelles contrées, elle valait mieux que celle qui les attendait sur Lorath. J'étais le roi d'une terre dévastée et pillée, d'un peuple dispersé et sans terre. J'étais le roi des Os, et bientôt, je ne serai plus que poussière.

Nous avions été un peuple fier et dépositaire d'un héritage millénaire, celui des Labyrinthiens. J'avais été le fier descendant d'une maison venue du Septentrion. La lignée Mortensen s'éteindrait avec moi, loin de Lorath, loin des terres du Grand Nord dont elle venait. J'avais failli à tous mes devoirs. Celui de protéger Lorath, celui de perpétuer ma lignée et de rendre fiers mes ancêtres. Celui de protéger mon peuple et ma famille. Tandis que je cheminais entre les arbres qui bordaient le fleuve devenu plus tortueux au fil de sa progression dans les terres, je revoyais des images de Lorath au temps de sa splendeur. Les pavés dorés qui menaient au Labyrinthe, les colonnes incrustées d'éclats de nacre. Les voilages des fenêtre du palais, que la brise marine faisait doucement danser. Le parfum des fleurs , la beauté des falaises de basalte qui se dressaient telle des tours de garde à l'entrée du port. Je revoyais Iselda à bord de mon Slanghaven  et son sourire, ses yeux tandis qu'elle me murmurait "je sais tout, mon Roi, je sais combien vous m'aimez et cela me guérit de quitter Norvos et mon cher père.". Les souvenirs de ces jours de bonheur volés à l'Histoire tragique qui secouait Essos me tuaient plus sûrement que le jeûne que je m'imposais et peu à peu la folie prit le dessus. Avec les fièvres que mon état physique m'infligeait, mon esprit refoula peu à peu cette mémoire à laquelle je m'accrochais.

A chaque pas, ma mémoire se brouillait, je me heurtais aux troncs des arbres, serrant contre moi mon épée, seule relique d'un passé qui m'échappait, n'était plus illusions perdues. Mon pied trébucha sur une racine et je perdis l'équilibre précaire que mes jambes tentaient de conserver pour cheminer vers ma mort. J'aurais voulu rendre mon dernier souffle contre un arbre, l'épée à la main, mais je finis ma course dans une chute qui me parut interminable. Je roulais sur le sol gelé et recouvert d'une couche de neige immaculée, pour finir le nez dans la vase, sur la rive de la Nera. Je relevai une dernière fois la tête et aperçus une fortification sur les hauteurs. Autour d'elle, un bruissement, des allées et venues, le martèlement de chevaux, des voix d'hommes qui donnaient des ordres ou s'exclamaient en riant. La vie ... D'autres hommes continuaient là-haut, à vivre, pleurer, rire. Après une journée bien remplie, ils regagneraient leurs foyers, retrouveraient leurs enfants, leur compagne. Avant une nouvelle journée de devoirs. Qui étaient-ils ? Des fermiers, des guerriers ? Des artisans ? Des paysans, des nobles ou des rois ? Que m'importait à présent ? Je n'étais plus de ce monde. J'étais un spectre, un fantôme.

A l'agonie.

La pluie glissait sur mes joues, mes vêtements, ruisselait sur les pierres du Labyrinthe en flammes. L'humidité s'insinuait dans mes os autant que dans les colonnes de basalte noir qui portaient l'entrée du Palais légendaire. L'eau gagnait sur le feu, étouffant sa puissance destructrice, éteignant ma rage désespérée. Même à cela j'avais échoué. Soustraire les trésors de Lorath à la soif de puissance du Tigre. Je m'étais effondré dans une flaque formée dans le creux d'une dalle et je tentais d'y noyer mon agonie, celle de mon peuple. En vain.

Des éclats de voix rieurs parvenaient à mes oreilles, celles des guerriers de Volantis venus jusqu'aux marches sacrées de notre Cité. Punition divine, une pluie âcre et puante s'acharnait à présent sur moi, coulant sur mes cheveux, son odeur s'insinuant dans mes narines et son goût écœurant sur mes lèvres. J'essayais d'ouvrir les yeux mais une sorte de fange les gardait clos. J'entendis entre les éclats de rire diffus une voix féminine qui donnait des ordres. Une main se posa sur mon cou deux doigts appuyés sur ma gorge. Puis d'autres se posèrent sur mon corps, le retournant sans ménagement. Une bouffée d'air glacial entra brusquement dans mes poumons et me redonna le souffle que j'étais en train de perdre dans la flaque... La flaque avait un goût de vase... Pourquoi faisait-il si froid ? Jamais il n'avait fait aussi froid en Lorath.

Ma main se porta instinctivement à la garde de mon épée que je dissimulais sous mon corps. La voix féminine donna un ordre. Je serrai les dents, mon esprit enregistrant les nouvelles sensations qui lui parvenaient. A travers mes paupières closes, une forte luminosité filtrait en flashs orangés. Peinant à entrouvrir mes paupières aux cils collés par la boue, je perçus l'éclat d'une lumière blanche et forte. Je clignai des yeux et portai ma main libre en visière. Mon autre main voulait brandir l'épée contre ces chiens de Volantis, mais la faiblesse tétanisait mes membres. Je trouvai pourtant la force d'éructer:

- Vous allez tous crever, fils de chiens ! Que le Feu et la Tempête vous engloutissent ! Jamais nous ne nous rendrons au faux empereur que vous servez ! Libres nous sommes nés, libres nous mourrons !

Ils se tenaient en cercle autour de moi, l'air goguenard. Je distinguais leurs silhouettes floues et, plus en retrait une autre, qui se découpait devant les arbres. Des arbres ? Dans le palais... Quelle était cette illusion ? Je me redressai et basculai assis sur le côté, puis prenant appui sur ma lame, je m'agenouillai et tentai de me relever à moitié. Mes yeux fixaient le ciel immaculé d'un regard incrédule. Où étais-je ? Sans doute mort et aux portes de l'autre monde. C'était ça ! J'étais enfin mort, mais pas encore en paix. J'appuyai mon front sur l'ambre qui ornait mon épée et pleurai en silence.

Puis d'une main, je fis signe à mes bourreaux.

- Allez, qu'on en finisse ! Je suis prêt !

La mise à mort ne vint pas, ni la sentence divine qui devait frapper ceux qui avaient failli à leur devoir. Tout s'effaçait à nouveau dans ma mémoire. Peut-être n'avais-je fait que rêver de tout cela ? Peut-être n'était-ce qu'un conte que m'avait narré un compagnon d'infortune durant la traversée... La traversée. Je me souvenais d'un bateau à tête de dragon fendant les flots tumultueux. J'avais horriblement mal au crâne et au ventre. Ma vue se brouilla tandis que la voix féminine me demanda pour qui je prenais cette assemblée autour de moi qui semblait être sa compagnie puisqu'ils l'écoutaient. Je serrai les dents et tentai de rassembler les lambeaux de mon esprit lorsqu'elle me demanda d'où je venais. D'où je venais ? Les images qui m'avaient hanté à mon réveil s'estompaient comme les encres d'un tableau sur lequel ruissellerait la pluie. Je pointai simplement mon index en direction de la rivière dont j'avais remonté le cours durant mon errance.

- Je ... je ne sais pas ... d'où je viens ... J'ignore qui vous êtes ... Et qui je suis ... Suis-je mort ? Êtes-vous des fantômes qui hantent le royaume des Ombres ?

Je portai la main à ma tête douloureuse et touchai mes cheveux crasseux avant de regarder d'un air hébété le sang qui poissait mes doigts. Je fixai avec fascination l'ambre de la lame que je tenais encore de mon autre main puis portai mon poing libre à ma cuirasse en piteux état.

- Je suppose que j'étais ... un guerrier ... je me battais ...

Accroupi dans la vase et affaibli, je portai mon regard sur les hommes et la femme qui m'encerclaient. Aucun doute que s'ils l'avaient souhaité, je serai déjà mort si je ne l'étais déjà. Mais eux avaient l'air bien vivants et en bonne santé. Et s'ils me voyaient, c'est que je n'avais rien d'un esprit ou d'un fantôme... A moins d'en être eux-mêmes.

- Êtes-vous la grande assemblée qui juge le cœur des guerriers à leur trépas ? Dis-je en courbant l'échine.

Dans ce mouvement un médaillon que je portais à mon cou se dégagea et étincela dans une raie de lumière qui tombait sur la rivière. Je le soulevai au creux de ma main et l'examinai comme si je le découvrais en même temps que l'assemblée. Un serpent formant un cercle et se mordant la queue en entourant une lettre. Il était ciselé dans un métal à l'éclat argenté et son œil était orné d'une pierre rouge. Malgré tous mes efforts, j'en ignorais le sens mais je sentais confusément que je devais l'honorer... Que j'avais manqué à ce devoir et que je payais sans doute le prix pour cette défaillance.

- J'ignore qui je suis ... J'ignore qui vous êtes, mais vous êtes des guerriers. Faites ce qui doit être fait, mais accordez moi de mourir avec mon arme à la main et ceci. Dis-je enfin en serrant le médaillon dans ma paume. Accordez-moi le repos digne d'un guerrier. Les Dieux doivent me juger et je veux paraître devant eux en guerrier.

Puis j'ajoutai en voyant l'homme qui s'était éloigné revenir accompagné d'un autre portant une besace.

- Et libre ... Je ferai un bien piètre esclave dans mon état et même si je guéris. Laissez-moi mourir libre et ici-même par vos lames.

Ainsi je n'étais pas mort... Finalement, j'aurais pu m'en douter puisque je sentais toutes les meurtrissures de mon corps. Encore que les Dieux avaient mille stratagèmes cruels pour éprouver les âmes qu'ils évaluaient avant de leur accorder le passage au Royaume des Guerriers. C'était ce que mon père m'avait enseigné de nos anciennes croyances. Il était étrange que je me souvienne de cela, alors même que je ne parvenais pas à me souvenir de mon nom et de celui de mes ancêtres. Encore, sans doute, une épreuve qu'ils m’infligeaient.

La guerrière qui s'adressait à moi ne semblait pas disposée à me faire passer de vie à trépas. J'ignorais encore si je devais l'en remercier ou la maudire pour cela. Tenais-je à la vie ? Non. Bien que je ne parvienne pas à m'en expliquer les raisons. L'envie de vivre m'avait quitté et j'étais incapable d'en voir la raison. Mon état, comparé à celui des êtres humains qui m'entouraient à présent, en disait cependant assez pour comprendre que j'avais affronté bien des épreuves et que la mort m'avait caressé de son étreinte glaciale. J'étais incapable de me souvenir de ce que j'avais combattu mais de toute évidence, j'avais échoué à le terrasser et il était plus que probable que j'étais tenu pour mort par l'ennemi que j'avais combattu et par mes proches dont les uns comme les autres, je ne parvenais pas à me souvenir.

Seul le présent me semblait avoir quelque réalité et il s'incarnait dans cette troupe d'hommes qui me cernait et dans cette femme qui paraissait les commander. Elle exprima clairement ce qu'elle attendait de moi et ce que je lui devais. Peut-être était-ce une ultime épreuve avant de trouver le repos final auquel j'aspirais.

- Mes seules possessions sont ce que je porte sur moi et j'ignore pourquoi vous semblez déterminée à me laisser la vie sauve. Je ... je ne crois pas tenir à la vie et peut-être devrais-je vous provoquer pour obtenir la mort de votre main. Articulai-je péniblement. Mais c'est peut-être une épreuve que les Dieux m'envoient... Combattre pour vous afin de racheter mes erreurs ...

Le sang battait à mes tempes tandis que mon cœur affaibli par trop de privations et de fièvre frappait comme un oiseau en cage qui sent sa fin proche.

- Je vous dois donc deux vies. Je me battrais à vos côtés jusqu'à ce que je vous ai sauvée deux fois. Ensuite, je serai libre de choisir ... la mort. Murmurai-je avant de m’effondrer sur le dos.