J'avais failli le perdre. Nous ne nous étions pas vraiment quittés fâchés. Il était déçu bien sûr, comme moi, alors que nous avions compris qu'un fossé se creusait entre nous, que nous n'avions plus les mêmes intérêts. Ses ambitions n'étaient plus les miennes. Les miennes plus les siennes. Je demeurais déchirée entre mes loyautés. A qui devais-je être fidèle ? Je ne pouvais me retrouver entre le marteau et l'enclume indéfiniment. J'allais m'épuiser à jouer les tampons dans ce conflit d'ego et de pouvoir. Jon avait été dur avec moi. Bowen, beaucoup plus compréhensif. Le roi loren était en route pour venir nous cherche,r alors que nous étions confinés à Vivesaigues, sous bonne garde, par le roi Lyham. J'avais pu côtoyer celle qui allait devenir ma belle sœur bientôt, Lady Eleonore, devenue princesse par la grâce de mon père et de son épouse. Mais malgré cela, mon époux me manquait désormais. Père, Jon, Bowen, tous étaient repartis se battre et je demeurais en arrière. Une fois de plus.

Et puis, il y avait eu la terrible nouvelle de la défaite du vieux Loup. Des rumeurs sur sa mort. Infondées. Il était vivant. Mais très gravement blessé. Et mon cœur avait cessé de battre en le voyant inconscient, le visage ensanglanté, amoché. J'ignorais totalement s'il récupérerait toutes ses facultés. Son œil... Il était passé bien trop près du trépas. Et mon cœur de fille s'était emballé. J'avais du résister à un crise de larmes et sans doute de nerfs. Mon éducation avait été parfaite à ce niveau. Je n'avais rien lâché, j'avais surveillé les soins, j'y avais même assisté, le cœur au bord des lèvres... jusqu'à ce qu'il me faille sortir alors que la nausée me gagnait. J'étais forte. Mais pas en étant enceinte. Pas quand j'étais déjà nauséeuse sans rien faire. Simplement à cause de l'odeur de la nourriture parfois. Et parfois pour rien. Là, les plaies m'avaient retourné l'estomac et je m'en étais voulu de passer pour fragile alors que ce n'était pas le cas. On avait imputé cela à l'émotion, à la fatigue.

Et les dieux savaient que j'étais effectivement fatiguée. Lasse. Épuisée. Je l'avais veillé pourtant. J'avais épongé son visage. Il n'était jamais vraiment seul. J'étais restée à son chevet autant que possible. Et je m'étais assoupie. Jusqu'à le sentir remuer. Entendre une voix râpeuse croasser. Je relevai la tête, encore un peu endormie, me frottait les yeux. Je ne devais pas avoir une allure digne d'une princesse. Mais mon sourire éclaira mon visage en voyant ses yeux ouverts. Je passai une main douce sur son front et murmurai « Papa... Tu m'as fait une de ces peurs... » Je baisai son front, prenant garde à ne pas effleurer les plaies. « Mais les dieux n'ont pas encore décidé de rappeler le vieux loup on dirait. » Je me redressai un peu, le dos douloureux par ma position inconfortable et par mon ventre qui commençait à se développer de façon trop voyante. Mes tenues larges ne feraient plus illusion longtemps. J'avais tellement envie de dire à mon père blessé que j'attendais un enfant... Et je le ferai sans doute au cours de cette discussion. « Tu veux boire ? » J'attendais un signe de la tête, un geste, un regard, attentive, aimante, oubliant tous nos différents.

Les fer-nés étaient en déroute. Notre charge les avait enfoncés ; ils avaient été impitoyablement piétinés sous les sabots ferrés de nos massifs destriers, tantôt percés des longues lances lourdes de cavalerie ou fauchés par les épées des Gardes. Ils ne pouvaient pas résister en terrain clair à une charge de cavalerie lourde ; le mur de boucliers était une vieille tactique de guerre des insulaires et jadis il permettait de tenir, avant que les étriers ne soient introduits. Mais faites un trou, un seul, et tout le mur s’effondre sous les coups de boutoir des plus formidables montures de guerre du continent. Morsure s’étaient abreuvées de plusieurs ennemis, déjà. L’un d’eux avait vu son visage disparaître sous son casque lorsque je l’avais enfoncé d’un coup de ma lame valyrienne, un autre avait eu la moitié du visage éclatée par un coup du tranchant, le suivant avait vu sa gorge perforée d’un coup de la pointe. Nous dispersions l’ennemi à coups de lames et de ruades de nos destriers, et le poursuivions. Mais un terrible bruit de roulement, comme le ressac contre une falaise, se fit entendre sur la droite. L’épée trempée de sang, je fis stopper Brennus. Et le fis pivoter. Il fallait charger !


La cavalerie s’ébranla sur le flanc droit. Je fis rameuter tout le monde par estafettes, alors que l’infanterie achevait la déroute de l’ennemi. Harren arrivait. Hésitant, je savais que mon armée était peut-être perdue. Le fils de pute avait peut-être sacrifié toute une armée uniquement pour me forcer à quitter ma tanière avec toute la Meute et venir ensuite nous chasser à coup de lance. Les flocons tombaient, épars, du plafond de nuages bas. La luminosité déclinait rapidement ; le crépuscule sombre et glacé de cette première nuit d’hiver véritable. Les cavaliers de trois de mes divisions, de ma réserve de cavalerie et de la Garde Impériale étaient présents. Des centaines de nordiens étaient prêts à charger. Karstark entraînait à sa suite un groupe de lanciers des Rus, mais je piquais des deux pour devancer la ligne qui se formait, d’unités disparates, alors que l’ennemi nous opposait un front uni. Tenez la ligne ! En formation ! Serrez les rangs ! Etriers contre étriers ! J’hurlais à pleins poumons. Cors et trompettes sonnèrent la charge, et la cavalerie ennemie vint s’interposer. Je taillais de gauche et de droite ; il en venait de partout. Un homme m’alpaguait. Karstark avait été tué. Regardant autour de moi, je vis une goutte d’eau face à un océan, et me dis que nous y étions fin ; Harren était venu pour nous et ne nous lâcherait pas.


Je rouvrais les yeux. Du moins c’est la sensation que j’avais, même si je ne voyais rien ou presque du droit, comme s’il était plein d’eau ou de larmes. Drôle de sensation. Douloureuse. Désagréable. Je refermais aussitôt la paupière sur cet œil et l’infime mouvement de paupière me fit comprendre que ce côté du visage était enflé. L’autre œil me fit d’abord voir une silhouette indistincte, avant qu’elle ne se précise. J’entendais sa voix mais dans le lointain, réaction étrange qui me ramena aussitôt au lendemain de La-Mort-Aux-Loups, alors que je souffrais des fièvres induites par le poison sur cette flèche reçue en pleine poitrine. Ma gorge me sembla toute parcheminée lorsque je déglutis et l’ouvrais pour parler.


| Jeyne… C’est… C’est toi ? Arh… |


Je fermais les yeux sous le coup de la douleur et ravalais une salive ayant le goût du sang. Tout le côté droit de mon visage me faisait souffrir, et une ligne de douleur incandescente descendait sur mon visage jusqu’au lèvres et me tirais ensuite du coin de celles-ci jusqu’à la joue, qui n’était qu’un vague puits de douleur sourde. Je fis un vague signe de tête à ma fille et entrouvris la bouche, assez peu pour ne pas me refaire mal, sans que je sache trop qu’elle était mon problème sinon que mon visage était touché. J'avais horriblement mal au crâne. En fait, j'avais horriblement mal partout. L'impression qu'un troupeau de chevaux m'était passé dessus au galop.


| Ba… Baratheon. Où est… Baratheon ? A...Armée ? |

Ces quelques paroles venaient mettre fin à des jours d'angoisse et de prières. Le soulagement était tellement intense que j'en avais la vertige. Il se réveillait enfin. Vraiment. Il avait été si cruellement blessé... Sa vie avait été menacée de la plus terrible des façons. Sa mortalité était devenue plus réelle que jamais. Ce n'était pourtant pas la première fois qu'il partait au combat, qu'il risquait sa vie, qu'il était blessé. Il avait perdu ses frères de cette manière et sans doute qu’un jour, il serait lui aussi emporté de cette façon. Et quelque part, je savais que c'était ce qu'il espérait. Mourir au combat, l'épée à la main ; plutôt que vieux et sénile, voire grabataire. Et j'espérais que cela arriverait pour son honneur, tout en voulant égoïstement qu'il vive le plus longtemps possible, qu'il puisse voir ses enfants avoir des enfants et les voir grandir. En serait-il fier ? Il avait été un père absent et ne serait sans doute pas une grand-père beaucoup plus présent, mais il aimait ses enfants... Serait-il heureux d'être grand-père ? De voir la meute s'agrandir, quand bien même les loups se mélangeaient aux lions ? Alors même qu'il méprisait désormais la famille à laquelle il m'avait confié ? « Oui, je suis là, papa. » Papa... j'avais eu tellement peur pour lui et j'étais tellement fatiguée que j'en oubliais toute convenance. Je n'étais pas la princesse du Nord, ni de l'Ouest. J'étais Jeyne, sa Jeyne. Et il était mon père, loin de ces titres qui nous divisaient.

Je lui proposai de l'eau et il accepta, si bien que je le fis boire doucement, avec précaution, évitant d'aller trop vite pour qu'il ne s'étrangle après tout ce temps sans vraiment rien avaler. Et dés qu'il le put, il m'interrogea sur son beau-frère et ses hommes, naturellement. Je pris une ample inspiration, reposant le broc d'eau sur le côté et détournant le regard pour me composer un masque un peu plus impassible. Et pour rassembler un peu mes idées. « Il est ici, à Vivesaigues. Blessé également et laissé aux bons soins des mestres. Vivant. » Il y avait eu bien des rumeurs les concernant, aussi bien effrayantes qu'incroyables, alors qu'une dose de fantastique venait nimber leur survie. Que croire ? Sans doute était-il le plus à même de me raconter ce qu'il s'était passé mais en était-il seulement capable ? « Beaucoup de soldats ont péri... » Ma voix n'était qu'un murmure. Cette bataille avait été une déroute pour l'armée du vieux loup. Une sacrée claque et un revers de fortune. Un échec cuisant. « Beaucoup d'autres reçoivent les soins appropriés. » Je m’éclaircis la gorge. « Malgré tout, ils continueront de te suivre dans tes prochains combats. » Celui-là avait bien failli être le dernier. « Conrad sera plus à même de te donner des chiffres précis et te faire un rapport détaillé. » Ce n'était naturellement pas mon rayon.

« J'ai reçu une missive de ton épouse. » Ma voix était détachée, mais je lui avouai tout de même qu'elle avait pris contact avec moi. « Elle se repose, comme tu le lui as apparemment demandé. » Autant le rassurer à ce sujet, je ne doutais pas que dés qu'il aurait repris un peu ses esprits, cette question se poserait également. « Je... j'ignore s'il est trop tôt pour ça ou même si tu es capable de parler autant mais nous avons eu vent de tellement de choses que j'ignore ce qui est vrai ou faux... Qu'est-ce qu'il s'est passé là bas ? » Doucement, je posai ma main fraîche sur son front, caressant quelques mèches collées et attendant, prêt également à devoir prendre mon mal en patience s'il n'était pas en mesure de s'exprimer. Ou à répondre à ses questions s'il en avait. Il devait se reposer, mais pouvoir enfin converser avec lui me faisait jeter toute prudence aux orties.

Je me sentais pâteux, nauséeux aussi d’ailleurs, car je me retrouvais maintenant à avaler du sang et même si j’étais à moitié en vrac, je me rappelais des paroles du Mestre Rorshar, des années plutôt après un combat sanglant sur la côte. Avaler trop de sang peut vous rendre malade à en crever. Hé bien, c’était peut-être l’explication au malaise que je ressentais, avec tout ce sang dans ma bouche. Peu importe. Me réveiller me permet de remonter à un niveau de conscience suffisant pour commencer à me rappeler ce qui m’avait amené jusqu’ici ; Buron, l’exécution. Un instant, je suffoque, me souvenant de la sensation fantôme d’une corde de chanvre qui m’égratigne le cou. Je me souviens alors que je m’en suis sorti, mais je sens toujours sur moi les coups multiples et dévastateurs des pieds, des poings et des hampes de lances contre mes côtes, mon bassin et mes jambes. Je me sens ravagé par la bataille, comme jamais auparavant, pas même à La-Mort-Aux-Loups où j’avais été empoisonné par une flèche qui avait percé mes côtes, ou à Paege, où j’avais été blessé au cuir chevelu par un coup d’épée. Mes paupières restaient à demi-collées par les larmes et par le sang, et c’était surtout mon œil droit qui me faisait mal, et je n’arrivais même pas à voir quoi que ce soit de cet œil-là. L’avais-je perdu ? Non. Mon instinct me soufflait que non. J’avais trop mal pour que l’orbite ait été dévastée ; je sentais au contraire le gonflement de la peau me pocher et m’entourer l’œil. Les sensations diffuses et pourtant toutes terribles que mon visage m’envoyait étaient trop perturbantes pour que je « sente » vraiment ce que j’avais, mais un puits de douleur sans fin semblait me creusait le visage sur le milieu, et je ressentais des piques à chaque mouvement, à chaque inspiration, au niveau du côté droit de mon visage, tout engourdi.


J’entends la voix de ma fille. Epuisée. Apeurée. Je le sentais d’ici. Je n’avais pas la force dans mes bras de la tirer contre moi, de la réconforter. Je souffre, donc j’existe, mais comment le clamer tout en évitant de ressentir une douleur atroce ? Ma bouche était pâteuse, de sang mais pas seulement, de déshydratation, d’une mauvaise chère. Je déglutis, et j’essaie de m’humecter les lèvres mais je renonce à l’idée alors que la douleur est trop forte. J’arrive à ouvrir assez les lèvres pour que ma fille m’aide à boire. J’y vais à toute petite dose, ayant peur autrement d’en recracher et d’en faire couler. Question de dignité, même si rien que ce souci-là m’épuise. Jeyne m’explique qu’Orys est toujours en vie, et en train d’être soigné. Je cligne des yeux de façon un rien appuyée pour lui faire comprendre que je la remerciais de sa réponse. Elle m’explique que beaucoup de mes hommes sont morts, et qu’elle le dise me serre le cœur. Combien ? Le premier jour, deux à trois mille pertes sans doute, mais j’avais envoyé les blessés vers Vivesaigues. Le second ? Cinq milles ? Dix milles ? Combien parmi ceux que je connaissais personnellement, ceux que j’avais croisé, ceux que j’avais apprécié ? Je me rappelais déjà Karstark. Mais les autres ? Je déglutis et clignant des yeux pour me refaire une contenance, l’humidité s’écoule sur mes joues sans que je parvienne à la maîtriser. Je suis si las, si fatigué. Je me sens si vieux et si amoché.


| Il… Fallait bien que… Ca arrive… Un jour… Mais Harren… Il a subi… Trop de pertes… La prochaine fois… Ce sera… Sa fin… |


Ou la mienne, je n’avais aucune idée des blessures que j’avais reçues à part les sensations que mon corps m’envoyait, de toute cette douleur et cet engourdissement. Serais-je toujours capable de me battre, de chevaucher, ou même de simplement marcher et voir correctement ? Allez savoir. On ne savait jamais vraiment, lorsque les dégâts étaient trop profonds. Jeyne me dit qu’elle a reçu un courrier de RHaenys. Qu’elle se repose. Elle n’a pas l’air de comprendre pourquoi. Clignant plusieurs fois de l’œil, j’essaie de dégager un peu ma vue encore trouble, sans trop de succès.


| Empoisonnée… Beaucoup d’ennemis… Elle est sauve… | En tout cas, la dernière fois que j’avais eu des nouvelles.


Je n’arrivais plus à me rappeler de tous les détails. L’avais-je dit à Jeyne, après Wayfarer ? Impossible de me rappeler. Impossible de me rappeler si Jon était aux Jumeaux ou à Salvemer. Et si Motte-La-Forêt se battait contre les fer-nés ou si ceux-ci s’étaient repliés. Tant de choses qui me laissaient encore dans le vague. Peu importe la brutalité ou non de la révélation. Je ne savais même pas encore si je passerais la nuit, même si Jeyne ne semblait pas au comble de l’angoisse, bien qu’inquiète bien sûr, et visiblement à bout de force. Jeyne veut savoir. Je fronce les sourcils et la douleur que provoque sur le masque délabré qui me sert encore de visage me fait siffler. Je ferme l’œil et déglutis à nouveau, me refaisant une contenance.


| J’ai été sauvé… Par les flammes… Pendu… Ils voulaient… Me pendre… Avec Orys. Les Rouges sont… Arrivés. Les flammes… Jeyne.. Jeyne ! | Je m’emballais au fur et à mesure que les souvenirs se faisaient moins flous, et l’angoisse plus vive. | Rhaenys… A-t-elle parlé de notre… Enfant ? Vivant ? Enceinte. Elle était… Enceinte ! |


Je me débats dans le lit comme je peux, essayant de mobiliser mes forces pour me redresser.

Voir mon père si vulnérable était un crève-cœur. Il était un roc, le seul de mon existence. Inébranlable. Et pourtant, le temps faisait son œuvre, érodant la pierre, la fragilisant. Bataille après bataille. Il prenait des coups, il s'en sortait, mais devenait chaque fois plus fragile. Jusqu'au coup qui lui serait fatal. Il m'était impossible de voir un vieillard chez cet homme et probablement que jamais cette image ne s'imposerait à moi, dut-il vivre encore 30 ans... Ce qui me semblait fort peu probable au vu de sa vie aventureuse et dangereuse où chaque blessure était de plus en plus grave. La plaie à son visage était vilaine et j'avais du faire appel à toute ma volonté quand je l'avais vue pour ne rien laisser échapper. Ni dégoût, ni effroi. J'étais une princesse du Nord. Il en fallait plus pour m'impressionner, mais mon état émotionnel me rendait plus sensible que d'ordinaire et il était difficile pour moi de juguler certains débordements. J'essayais de ne rien laisser paraître. Je ne voulais pas l'affoler inutilement avec mes propres peurs. Même si je ne devais pas être très douée pour cela en l'état actuel des choses, alors que je lui faisais un très bref rapport suite à ses questions, une fois sa bouche moins râpeuse et pâteuse. Orys était vivant. L'armée avait subi de lourdes pertes. Et je captai ces quelques sillons humides et salées sur ses joues, refusant d'y prêter trop attention, car je le savais fier. Je préférai me retourner légèrement, récupérant un linge humide que je plongeai dans une eau tiède, afin de la passer sur son visage. Son front, ses joues, ses lèvres. Il parla de nouveau... De Harren. De sa fin prochaine. Que répondre à cela ? « Si seulement... » Je l'espérais. De toute mon âme. Mais sa fin signerait-elle la fin de cette guerre ? Probablement pas. Désormais, trop de puissances étaient en place, trop d'enjeux sur la table.

Je le rassurai aussi sur son épouse, lui apprenant qu'elle m'avait écrit et qu'elle tenait la promesse qu'il lui avait faite. Elle avait été empoisonnée ? Évidemment qu'elle avait beaucoup d'ennemis. Parce que son comportement de reine de Westeros ne plaisait à personne. Elle avait probablement plus d'ennemis que Père ou Harren à cause de cela. « Oui, elle l'est. » J'essayais d'être calme. Mais cela ne l'empêcha pas de s'agiter brutalement alors que les souvenirs lui revenaient brutalement. Je frémis quand il parla de sa pendaison, avant que cela devienne plus confus. Les Rouges ? Sauvé par les flammes ? De quoi il parlait ? « Papa, arrête de t'agiter, calme-toi, s'il te plaît, tu vas t'épuiser pour rien. » Je me levai pour poser mes mains sur ses épaules avec douceur mais fermeté. Il avait plus de force que moi en temps normal. Pas aujourd'hui. « Non, elle n'a pas parlé de cela en missive, mais je suppose que c'est par prudence. Rien ne trahissait la perte de son bébé dans sa missive, elle se voulait rassurante, frustrée de devoir rester tranquille pour se remettre, et sans doute pour la santé de l'enfant, mais pas abattue. » Cela me faisait un drôle d'effet de songer que ma belle-mère portait un enfant, comme moi. Que Père serait de nouveau père et nouvellement grand-père dans la même année. Sauf qu'il l'ignorait.

Je caressai doucement son front, espérant qu'il allait s'apaiser et écouter un peu. « Shhh, s'il te plaît. Si tu t'agites trop, le Mestre va arriver et me demander de sortir pour s'occuper de toi et que tu te reposes et... Je n'ai pas envie de te laisser maintenant... » Je marquai une pause, dans l'expectative. « Le bébé va bien. Je le pense vraiment. » Rien ne trahissait qu'il en soit autrement dans le courrier de Rhaenys. J'attendis et demandai doucement : « Que sont les Rouges ? » Cela m’interpellait. Délirait-il ? Avait-il de la fièvre ? Cela aurait signifié qu'il avait une infection, et je devrais alors en avertir les mestres aussitôt. Je ne le sentais pas brûlant sous ma paume.

Nous avons tous déjà tant perdu. Tant donné. Mais ce n’est pas fini. La guerre avale les hommes, mais pas seulement des individualités. Elle engloutit des générations, elle avale les pères comme les fils, parfois dans le désordre. J’ai misé la vie des miens, comme celle de Jeyne que j’ai failli perdre deux mois plus tôt dans une embuscade. Par-dessus l’épaule de ma petite, je vois la silhouette de sa mère, mutique mais néanmoins bouillonnante. Elle attendra que nous soyons seuls pour exploser, mais comme jadis, ses colères s’entendront malgré l’épaisseur des murs et des huis traversés par les sons. Qu’importe. Ma fille ne croit pas en la victoire. Ils seront nombreux à ne plus y croire. Sitôt que j’aurais quitté ce maudit lit, je devrais les convaincre. Peu importe à quoi je ressemble, peu importe les membres que je saurais encore mouvoir, peu importe tout le reste. Jusqu’au bout, je ferais tout pour hisser la bannière du loup-garou sur la dépouille de mon pire ennemi, de l’homme qui nous avait jeté sur les routes pour vingt ans. Mais j’avais peur. Peur pour mes enfants, peur pour RHaenys, peur pour ce nouvel héritier à naître. Aeden, si les rêves de Rhaenys se concrétisaient. Peur pour mes derniers amis et compagnons encore en vie, des années après le début de notre combat.


Qui resterait-il, à la fin ?


Je n’aurais jamais pensé survivre aussi longtemps. Survivre à tous les autres. Mais mon destin semblait être celui-là, vivre alors que les autres mourraient sans cesse autour de moi. Condamné à me perdre, lambeau après lambeau, alors que je devais malgré tout continuer, envers et contre tout. Jeyne me confirme que Rhaenys est en vie, en sécurité. Pour ce qu’elle en sait. Elle me demande de me calmer mais j’ai du mal, j’ai besoin de voir la troupe, de voir Baratheon, Conrad, besoin d’envoyer des ordres, de prendre la mesure de nos positions, de voir ce qu’on faisait pour les blessés, d’écrire à nos armées orientales, à Rhaenys. Elle me maintient dans le lit, mais lutter et me débattre me semble être douloureux partout. Visage, épaules, côtes. Je sais d’expérience, presque par habitude, que j’ai des côtes fêlées ou brisées. Le goût du sang emplit à nouveau ma bouche alors que je réprime une toux grasse de glaires sanguinolents, et réprimer cette toux me met le visage au supplice. Jeyne me rassure et me caresse le front, alors que la douleur, si vive, et le sentiment d’impuissance et de honte cuisante, ont humidifié mes yeux.


| Mais… Les gens meurent… Et meurent… Encore… Si je ne me lève… Pas ! |


Ce n’était pas de l’arrogance, mais un constat. Si de jeunes officiers exténués avaient dû prendre la suite après Buron, il était possible qu’ils n’aient pas surveillé leurs arrières, qu’ils n’aient pas renvoyé les tirailleurs en amont et en aval du fleuve, ou qu’ils se soient montrés négligents dans la surveillance des passages à gué sur le fleuve. Sans parler des cantonnements en eux-mêmes. Bref, je devais bouger. J’avais plus que jamais mal à la bouche. J’avais l’impression que la douleur m’endormait le côté droit du visage, sur toute la joue. Comme si Mais Jeyne me demanda qui étaient les rouges. Et cela me calma. Je fronçais les sourcils. Nouvelle douleur sur la tronche. Les rouges. Mathie. Et le fou furieux qui avait explosé avec sa sacoche.


| Mathie… Mathie est revenue… Changée. Elle a changé… De Dieu… Ils nous ont… Sorti de là… Avec Baratheon… Ils avaient vu… Ma mort… Dans leurs… Foutues flammes. Je… Je dois… Les interroger. |


Et j’essayais à nouveau de me relever.

Il était buté le vieux loup. Je le savais. Et même alors que ses forces étaient épuisés, il voulait encore mener le combat. Jusqu'au jour où il y perdrait la vie. Mais pas cette fois. Alors qu'il s'entêtait, je me fis plus ferme, ma voix sonnant davantage comme un ordre que comme un supplique cette fois : « Et tu te crois vraiment en capacité de commander quoique ce soit ? Bien sûr que non. Tu devrais être mort, bon sang ! Alors ne joue pas trop avec ta chance ou avec la faveur des dieux. » Il aurait l'air fin s'il s'écroulait devant tous ses soldats. Il n'en serait probablement pas amoindri à leurs yeux, mais il devait ménager ses forces pour apparaître devant eux, affaibli mais vivant. Sans pour autant être anéanti. Et à l'heure actuelle... Et bien, je ne lui aurais vraiment pas conseillé de se montrer ainsi à ses soldats. « Ils meurent, même quand tu es debout. » Triste constat, mais c'était ainsi en temps de guerre malheureusement. Et les ordres qu'il donnait ne faisaient qu'envoyer ses soldats vers la mort, en entraînant d'autres avec eux. Peut-être limitait-il un peu la casse en se montrant stratège et sagace, mais le résultat était peu ou prou le même : la mort au bout du chemin.

Ma question concernant les Rouges n'était pas destinée de prime abord à détourner son attention, mais le résultat fut là. Tant mieux. Si cela pouvait le calmer un peu, détourner son esprit de la guerre, des ordres à donner... De toutes façons, il avait des généraux, des commandants, compétents non ? Il avait bien du s'entourer d'hommes de guerre comme lui, qui avaient de l'expérience et de l'intelligence, non ? Bien sûr que si. Même s'il était difficile pour Torrhen Stark (je ne pouvais pas l'appeler autrement dans mon esprit) de déléguer aux autres. Je fronçai les sourcils quand il parla de Mathie. Sa pute ? Cette petite catin que j'avais vu à son bras dans une auberge à Goeville, il y a un an de cela ? Cela m'avait fait un choc de le voir s'afficher ainsi avec une femme d'aussi piètre vertu. Je savais bien que mon père n'était pas resté inactif sexuellement après la mort de ma mère, bien sûr. Mais de là à aller s'amuser avec... ça. Il méritait mieux. Même si son épouse actuelle n'était pas forcément plus vertueuse. La différence étant que Rhaenys était de sang royal. Et qu'elle ne se faisait pas payer.

Il m'apprit alors qu'elle avait changé de dieu. Oh... Mais quel dieu dans ce cas ? Il parla de flammes, de visions de l'avenir. Une hérétique. Vénérant un dieu non reconnu par le Grand Septon. Comme s'il n'était pas assez compliqué de lutter pour la liberté, pour gouverner son propre royaume, il fallait aussi lutter pour avoir le droit de pratiquer sa religion. J'avais beau pensé que Mathie était devenue une hérétique, aux yeux du Grand Septon, je l'étais aussi. Même si je me faisais discrète dans mes allégeances, je m'étais mariée sous les yeux des Sept, mais aussi des Anciens Dieux, donc... J'étais en équilibre précaire, et un jour, il me faudrait sans doute faire un choix. Comme je devais choisir entre le Nord et l'Ouest. Ma vie n'était-elle dédiée qu'à cela ? Des choix ? Il s'agita encore et je repris, du même ton ferme qu'employé plus tôt : « Et comment les interrogeras-tu si tu t'évanouis à force de t'agiter ? Ou que le Mestre t'interdit toute visite et t'administre un quelconque sédatif pour te forcer au repos, hum ? Sois raisonnable. » Il pouvait bien l'être un peu de temps en temps, non ? « Ils ont vu ta mort ? » Je frissonnai brutalement en pensant à cela. J'avais eu si peur pour lui. J'avais pleuré pour lui. Et voilà que la réalité me frappait à nouveau. Sa mort était écrite. Et Mathie et je ne savais qui l'en avait tiré... Pouvait-on déjoué ainsi la fatalité sans conséquences ? Voilà que j'étais redevable à cette catin pour avoir sauvé mon père... Je soupirai, lasse, épuisée en réalité. J'hésitai brièvement, avant de juger que cela lui ferait peut-être du bien d'entendre une bonne nouvelle. « J'ai besoin que tu te reposes et te remettes. J'ai encore besoin de toi, tu sais ? » Je me penchai doucement vers son visage et murmurai : « J'ai envie que mon enfant connaisse son illustre grand-père. » Et je me tus, avec un petit sourire au coin des lèvres. Allait-il comprendre le message ou son esprit était-il trop égaré pour saisir la subtilité ?

Savoir. Savoir, c’était ça qui nous sauverait. Je ne pouvais plus nier que j’étais vaincu, je l’avais compris et senti dans mes tripes depuis bien longtemps, depuis l’après-midi, quelques jours plus tôt, où j’avais dû lancer les charges de la dernière chance contre le centre adverse pour combler le trou de nos propres lignes. Je ne pouvais pas faire plus, à ce moment-là, que jeter ma cavalerie d’un bloc sur l’ennemi. Là où j’avais perdu d’autres compagnons, y compris mon cheval, Brennus, une brave et bonne monture que j’avais depuis des années avec moi. Le douloureux souvenir de mon fier destrier abattu me serra un peu plus le cœur, entre ça et les visages tournoyants de tous ceux qui avaient payé le prix de ma stratégie avancée. Je lâchais, amer, avec le goût du sang dans la bouche, toute la rancœur et la honte qu’alimentaient ma situation et ma douleur.


| Je n’ai… Pas le choix… Les dieux… M’ont puni… Je dois… Je dois… Armée… |


C’était dur et parler me donnait l’impression de me battre avec les humeurs qui m’étranglaient à moitié, et avec les bords douloureux et cuisants de la plaie qui me déchirait le visage et la joue, j’avais l’impression assez vague mais douloureuse que la blessure s’aggravait à mesure que je parlais. Je donnerais cher pour un linge chaud et humide sur mon visage, je ne savais pas si cela pouvait vraiment m’apaiser mais j’en avais le sentiment, et cela me donnerait aussi de nouvelles sensations sur des chairs dévastés, qui me permettraient de me concentrer sur la chaleur ou le tissu plutôt que sur la seule douleur. Un léger détournement d’attention, éphémère et dérisoire, mais détournement quand même. Ils meurent même quand je suis debout… Elle avait raison. C’était cruel et douloureux, une fois encore, mais cela me poussait malgré tout à me tenir un peu plus tranquille. J’ai conscience que Jeyne est aussi un peu dépassée par les révélations et qu’elle ne peut pas tout suivre, pas tout comprendre.


Je ne lui en voulais pas, je ne la jugeais pas. Les choses étaient forcément compliquées, pour elle. Pour moi, elles étaient floues. Presque incompréhensibles. Difficiles à appréhender dans tous les cas. Bien sûr, Jeyne ne me laisse pas un moment de répit, elle me dit que je n’ai normalement pas droit aux visites. Que je dois me calmer, ou je serais sédaté. Par quoi ? J’avais toujours refusé le lait de pavot, même lorsque j’étais ravagé par le poison des sauvageons, après La-Mort-Aux-Loups. C’était ainsi. Elle me dit qu’elle avait besoin de moi et je fronce les sourcils, réveillant d’atroces picotements sur mon front, avant de m’annoncer que « son enfant devait connaître son illustre grand-père.


Je la dévisage, interdit. Hésitant. Le souffle coupé. Ma petite… Enceinte ? Mes yeux s’humidifient, alors que j’ai passé sa question sur ma mort. Je n’en savais pas plus, je ne devais pas tergiverser. J’avais la gorgée serrée, l’estomac noué. Je me sentais si vieux, et si atteint. Je déglutis péniblement.


| On ne …. De… devient …. illustre … que lorsqu’on… meurt. Je suis… Tellement… Content pour toi. |


J’essaie de sourire, comme je peux, malgré ce que je sens sur mon visage.


| Eduque-le… En bon… Nordien. Homme d’ho… D’honneur. L’avenir… Dépend de cette… Génération. |

Je fronçai les sourcils, me demandant de quoi il parlait quand il évoquait la punition des dieux. Puni de quoi au juste ? D'être un guerrier ? De n'avoir vécu que par et pour la guerre ? D'avoir mené à la mort des milliers d'hommes ? Balivernes, les dieux ne punissaient pas pour cela. Sa diction était laborieuse et avait de quoi m'inquiéter. Il tirait sur ses plaies. Elles n'étaient déjà pas belles, inutile d'aller aggraver son cas, mais je ne savais guère comment m'y prendre pour le ramener à la raison. Il était têtu. Je tenais de lui à ce niveau. Quoique ma mère n'était pas mal non plus dans le genre d'après les anecdotes qu'il avait pu me relater, ou mes souvenirs, assez vagues. Je lui rappelais alors que de toutes façons, des innocents mourraient qu'il soit là ou pas, ce qui sembla le calmer un peu. J'étais sans doute dure avec lui, mais je préférais égratigner un peu sa fierté et qu'il guérisse. Mais cela n'était pas suffisant, pas alors qu'il me parlait de prêtresses rouges, de dieu du feu, de son avenir, qui était la mort, et dont il avait été arraché. Il y avait de quoi être totalement désorienté. Quels horribles souvenirs... Quels terribles cauchemars qui viendraient s'ajouter à d'autres, déjà bien ancrés en lui. Mon père ne pouvait-il connaître un peu le repos ? Il méritait d'avoir sa trève, son moment de bonheur lui aussi... Avait-il seulement jamais été heureux ? Je me le demandais et mon cœur se serrait à cette question, craignant la réponse... Qu'avait-il ressenti en épousant Mère ? Avait-il connu le bonheur avec elle, dans les premiers temps ? Et qu'avait-il éprouvé en découvrant Jon ? Moi ? Walton ? Je ne lui avais jamais demandé... la discussion n'était jamais venue sur le tapis. Je ne lui avais jamais confié mes inquiétudes pour lui...

Et parce qu'il méritait un rayon d'espoir dans ces nuages trop sombres, je finis par lui avouer que j'attendais un enfant et que je voulais qu'il vive. J'avais besoin de lui, même s'il était loin de moi. J'avais besoin de le savoir sur cette terre, tout simplement. Qu'il continue d'exister, d'en fouler le sol. Je l'observais attentivement alors que je lâchais la nouvelle doucement, remarquant son changement d'expression, léger avec ses bandages et ses douleurs, mais son regard ne trompait pas. « On peut-être renommé de son vivant. » J'avais répondu dans un murmure affectueux, la gorge un peu nouée. Il ajouta qu'il était content pour moi, et de nouveau, les larmes perlèrent à mes yeux alors que je souriais, retenant un sanglot d'émotion. « Je le ferai. Je n'oublie pas d'où je viens papa... Même si on m'apprend à être une autre, même si je me dois de m'adapter pour être acceptée et un jour pouvoir diriger l'Ouest aux côtés de mon époux, mon âme reste celui d'une enfant du Nord, d'une louve. Jamais je ne renierai ce que je suis et je transmettrai cela à mes enfants. » Je baisai son front avec douceur une fois de plus, avant de poser ma tête sur sa poitrine, avec légèreté. Je craignais de lui faire mal.

« Ils sont l'avenir, mais qu'allons-nous leur laisser ? » Je me le demandais... Une terre déchirée ? Des guerres intestines ? Un seul empire ? Des royaumes en guerre, encore dans 20 ans ? Je priais que non... j'aspirais à la paix, à pouvoir élever mes enfants tranquillement. Même si le Nord n'avait jamais été en paix, j'avais été relativement protégée, derrière les hautes murailles de Winterfell...

Je commençais à perdre le fil. J’essayais de me renconcentrer, de me garder occupé et focalisé sur mon environnement, mais je me sentais mal. Vraiment mal. J’avais du mal à respirer correctement, la douleur au visage me donnait chaud, aussi, horriblement chaud. Et dans le même temps, j’avais très froid, à certains endroits assez localisés de mon corps. Mes jambes, par exemple, même si j’avais la désagréable sensation qu’elles étaient recouvertes de sueur, vue l’épaisseur des couettes et fourrures rajoutées par-dessus. J’avais l’impression d’étouffer, et mon corps battait lourdement dans ma poitrine, qui me donnait la sensation d’être comprimée. Dans tous les cas, je n’étais pas bien. Ni à l’aise, ni rassuré. Je ne pardonnerais jamais à Mathie Rivers de m’avoir volé ma mort pour m’avoir ramené crever dans un mouroir, si les choses devaient se passer ainsi. Même si la nouvelle de ma fille me ramène à un degré de joie suffisant pour repousser un temps la douleur et l’inconfort, je ne sais pas si le sourire que j’essaie de lui offrir apparaît convainquant. De toute façon, je ne sais même pas si j’ai encore un visage, vu le puits de douleur qu’il est devenu et l’inquiétude de ma fille à propos de mon état, alors que je ne sentais aucune grave blessure ailleurs sur le corps, à part l’impression tenace d’avoir été passé à tabac avec les douleurs corrélées. Je ne rebondis pas sur le point de vue de Jeyne.


Ca n’en vaut pas la peine. Elle veut que je sois content. Je le suis, je ne peux pas le nier. Mais je suis embarqué depuis tellement longtemps dans la gestion de mon royaume et des querelles politiques qui en émaillaient le quotidien, que je ne pouvais pas m’empêcher de redouter quantité de choses, de réactions. Elle pleure. De joie. Jeyne a toutes les raisons de l’être. Son premier, et je sais déjà qu’elle aime son mari. Pas besoin de me le dire. Je la connais ; elle est mon sang. Jeyne me rassure. Je sais qu’elle le pense. Mais tout change. Il y a un an, j’étais veuf, j’étais seul, et j’étais Stark. L’an prochain, que serons-nous ?


Serais-je encore seulement là ? Je déglutis, encore, avec la même difficulté que les fois précédentes.


| Apprends-lui ….à … à ….aimer le Nord…. et à le ….défendre. Les gens de … L’o… l’Ouest sont venus…. Piller…. Tuer… ici… il n’y a pas … si longtemps. Je ne veux plus jamais … que ça arrive. |


Je regarde Jeyne, j’essaie de tendre la main vers son visage. Le geste me fait mal à l’épaule, à la poitrine, mais je serre les dents, fronce les sourcils et déclenche une énième fois la douleur de mon visage, avant d’y parvenir enfin. Je suis en nage.


| SI… Si… |


Si je survis, mais je me reprenais. Inutile d’affoler Jeyne. Quand bien même serais-je devenu repoussant, privé de nez et d’un œil, que je le ferais sans doute malgré tout. Survivre.


| Je verrais… Ton… Beau-père… Tully m’a dit qu’il… venait… te ramener… Au Roc… Je le… Préviendrais… Je suis peut être… pas… Fringuant… Comme tu … Comme tu me vois… Mais ses… hommes … Ont tué… beaucoup de gens… ici. Je ne veux… Pas la guerre. |


Pas avec lui, du moins.


| Mais… Si pas le choix… Je la… Ferais… C’est… Ce que je suis… Fais-en … Fais-en so-sorte… Que ce ne… Soit pas.. Jamais… Son cas. |


Je plisse les yeux, à cause de la difficulté à m’exprimer et mon visage m’envoie de partout des piques de douleur difficiles à maîtriser, qui me donnent instinctivement les larmes aux yeux, comme après un bourre-pif ; ça ne se contrôle pas.


| Méfie-toi… Lannister… Plusieurs tableaux… En même…temps. Tu as… Eté… Mise en… En danger… A Haye-Pierre… Sont pas… Bêtes… Avaient prévu… Les risques. T'ont envoyée... Quand même... |


J'ai si chaud, j'étouffe.


| Harren... Où est Harren? |


S'il avait les moyens de nous poursuivre, ce serait une catastrophe.

J'avais très envie de croire en l'avenir. De penser que mon enfant pourrait connaître un peu de bonheur et de douceur, connaître autre chose que la guerre, même si ma raison me rappelait que c'était un espoir qui était un peu vain malheureusement. Pas alors que les choses se profilaient ainsi, que le conflit faisait rage, que la guerre m'avait déjà enlevé tant d'êtres chers... Que Père avait failli m'être arraché lui aussi. Il avait déjà le corps couturé de cicatrices, mais cette fois, il en porterait une terriblement visible. En espérant qu'il n'en ressorte pas amoindri pour autant. Je ne souhaitais pas parler de guerre avec lui en cet instant. Je voulais juste... Mon père. Un peu. Après l'avoir veillé si longtemps, avoir craint pour sa vie, pleuré pour lui. Je voulais être sa petite fille. Pas l'épouse d'un quelconque ennemi. Nous ne serions jamais d'accord concernant ses prétentions, son but et les intérêts de l'Ouest désormais.

Je tentai de le rassurer alors qu'il me demandait de faire de mon enfant, de ceux à venir, des hommes, ou des femmes, d'honneur. Comme l'étaient ceux du Nord. Chose que je pouvais promettre aisément et sans avoir besoin de réfléchir. C'était déjà ce que je comptais faire, quitte à me battre bec et ongles contre ma belle-mère. Je n'oubliais pas mes racines, jamais. Je hochai sombrement la tête quand il me rappela que les Ouestriens étaient venus piller le Nord, tuer... Si mes enfants apprenaient à aimer mon royaume, il y aurait peut-être de l'espoir... Si je restais en bons termes avec mon frère, le roi... Je ne pensais pas être capable de manipuler Lyman, ni l'influencer, mais au moins l'amener à comprendre que le Nord n'était pas l'ennemi de l'Ouest. Restait à savoir si le Nord comprendrait cela également, ce qui n'était pas certain au vu de ma conversation avec Jon. « Moi non plus. » Peut-être que la prochaine génération serait celle de l'unité ? Si seulement...

Je posai ma main sur celle de mon père sur ma joue. Je notai sa faiblesse, mais je ne dis rien et ne l'aidai pas. Je fus soulagée qu'il ne termine pas sa phrase. Pas besoin, je savais ce qu'il voulait dire. Et je ne voulais pas l'entendre, pas y penser. Il était sorti d'affaire... En théorie... Et pourtant, il ne savait garder l'esprit tranquille bien longtemps. Il ne pouvait s'empêcher de penser à la guerre, à la politique... Il me parlait déjà d'un entretien à venir avec Loren... naturellement. Je soupirai. Que dire de toutes façons ? Sa colère était plus que légitime. Je l'avais été aussi alors que j'assistais avec impuissance à la décision de laisser les croisés aller mener bataille au nom de la Foi...

Et la suite... Fit courir un long frisson le long de mon échine. Parce que les paroles de mon père trouvaient un écho funeste en moi. Oui, j'avais été mise en danger alors même que je portais l'héritier du trône... Mais... Megara aussi était enceinte. Et mariée à un Ouestrien, alors que Lyman l'était à une hérétique du Nord. J'avais été envoyée en ambassade, un honneur... Mais j'étais probablement sacrifiable. Jordane était trop intelligente pour ne pas avoir pensé à tout, mesuré les risques et décidé de ce qui était acceptable ou pas. Et cela me hantait. Et m'amenait à me méfier d'elle. « Je serai prudente. Et je ne me laisserais pas manipuler par eux, quoique vous en pensiez tous. Si Jordane me pense docile, elle sera moins vigilante à mon encontre. Comme tu me l'as dit, c'est une grande souveraine et j'ai beaucoup à apprendre d'elle. Mais il n'appartient qu'à moi de me servir de cet apprentissage comme je l'entends, sans devenir une copie de la lionne. » Je parlais avec résolution, bien qu'à voix basse. Je récupérai un longe et le trempai dans une bassine à proximité, avant de le passer avec douceur sur son visage. « A Burron aux dernières nouvelles. » Je répondis avec calme. « Il faut que tu te reposes et reconstitues tes forces pour mener tes prochaines batailles. Tu as demandé à ton épouse de faire de même. Et je sais que tu n'es pas de ceux qui exigent des autres ce qu'ils ne sont pas capables de faire eux-même. »

J’étais éreinté. Je ne tenais plus debout. Je n’avais pas réussi à surmonter mon état de fatigue, mais ma résolution n’était pas aussi ferme qu’avant. Fatigué et nauséeux, fièvreux, j’avais mal un peu partout mais ce n’était pas tant la douleur que je regrettais, c’était l’incapacité induite par cet engourdissement général, qui découlait aussi bien de la souffrance que du fait que j’étais allongé depuis un moment. On ne pouvait pas dire que cela m’aidait à être vif, alerte. Je sentais mes membres comme ankylosés, mais sans que je puisse savoir avec certitude si c’était parce que j’y avais été blessé ou si j’étais resté trop longtemps inactif, physiquement parlant. Jeyne compatissait, Jeyne s’inquiétait. Je ne voulais pas lire la pitié dans son regard, alors je préférais éviter, quand je le pouvais, lorsque j’y pensais, mais les sujets que nous abordions étaient bien trop graves. Ils m’inquiétaient. Je savais que je ne pourrais sans doute pas lutter contre le sommeil. Pas maintenant ; j’étais mort, au bout du rouleau. Je devais avoir l’air d’un mourant, tout juste récupéré sur un champ de bataille parmi les cohortes de soldats touchés par le destin funeste de ceux qui misent leur vie.


Ma main touche la joue de Jeyne, et la sienne qui vient se surajouter au dessus me fait du bien, me réchauffe la main. J’ai l’impression d’avoir la main raide et fragile d’un vieillard, mais je sais au fond de moi que ce n’est qu’une sensation. Que les choses vont s’arranger avec le temps, si je ne meurs pas de la fièvre dans les jours et semaines à venir, comme cela arrivait si souvent avec les blessés des champs de bataille. Bref. Jeyne a déjà une ombre qui passe sur son visage, signe qu’elle encaisse, qu’elle comprend la situation, mais cela ne la ravit pas. Cela ne ravit personne, si on voulait être honnête. J’allais devoir rencontrer Loren Lannister. Sharra Arryn. Tous les indécis, et essayer de les faire basculer dans mon camp. Je n’avais pas le choix, c’était ça ou le bain de sang. Dans tous les cas, il n’y avait pas beaucoup d’alternatives pacifiques qui soient possibles. J’ai un mince sourire qui me tord encore le visage de douleur, quand ma fille dit qu’elle ne se laissera pas manipuler.


| Je te… Fais… Confiance… Evite-nous… La… Guerre… Tu es… Notre… Prin…Principal espoir. |


Elle me confirme que Harren est toujours à Buron. Il consolide, pour faire oublier à tout le monde que j’ai écrasé une de ses armées dans sa quasi-intégralité, avant qu’il ne nous repousse dans le plus grand désordre. Il consolidait sa victoire, transformait un succès tactique en victoire politique. L’homme était avisé, et il savait fort bien ce qu’il faisait. C’était sa seule solution de toute manière, car il avait perdu l’essentiel de ses positions continentales et de ses troupes en une année de guerre. Ma fille m’essuie le visage et j’essaie de fermer un peu les yeux. J’opinais lentement du chef.


| Reste-là… D’accord ? |


Et moi de m’endormir avec sa main dans la mienne.