J’étais extrêmement fatigué, mais résolu. La veille avait apporté son lot d’informations, de tensions et de dénouements imprévisibles. Je n’avais que peu dormi, déjà du fait de l’installation de l’armée dans le bourg et ses environs, mais aussi par toutes les entrevues que nous avions pu enchaîner. Et tard dans la nuit, sitôt toutes mes obligations sociales et militaires accomplies, lorsque j’avais retrouvé Rhaenys… Je m’étais laissé allé à la passion et à l’abandon, à la gratitude la plus charnelle et expressive que l’on avait pu imaginer. D’autres nouvelles m’avaient accaparé, alors que ma jeune impératrice dormait, nue et bouillante, à mes côtés. Je n’avais pas su rester longtemps au lit, même si j’avais le corps rompu de fatigue et de la tension physique de la chevauchée et de l’inquiétude qui m’avaient guidées toute la journée. Peu importe.


J’avais donc travaillé depuis très tôt sur les informations reçues la veille. Des mouvements ennemis, mais une mauvaise estimations de leurs effectifs, en particulier de ceux de la colonne de croisés. Les choses n’auraient pu être plus troubles, mais qu’importait. Je pensais maintenir mes ordres pour mon fils et pour Sa Majesté le Roi du Conflans. Il fallait prendre le nord du pays, qui nous servirait autant d’artère pour le ravitaillement avec le contrôle de tout le fleuve jusqu’à la mer, mais aussi de base de repli au cas où les choses se passeraient mal au sud. Restait à faire venir encore des renforts, ou à assister l’Orage. La nouvelle de batailles entre rebelles alliés de nos éclaireurs dans le sud du Conflans nous était également parvenue, et Joren Hoare avait choisi de combattre –enfin- cette menace sur son flanc droit. Il y avait encore tant à faire… Et ce matin je continuais de recevoir bien des gens. Mon fils était fiancé, désormais. Et allait devoir bientôt officialiser l’union, et si possible engendrer à son tour pour consolider son pouvoir et son emprise sur le Nord. Je décidais de rencontrer la jeunesse concernée. Une dame de haut parage, qui avait seulement appris la veille qu’elle était princesse, en passe de devenir Reine. Je n’avais aucune idée de comment les choses s’étaient passées lors de cette révélation, mais qu’importe.


On m’annonce son arrivée alors que je suis en train d’effectuer avec deux clercs de Peyredragon des calculs complexes sur le ravitaillement de l’armée. Je congédie les deux érudits qui s’éclipsent rapidement alors que les gardes Demalion encadrent la jeune princesse du Conflans qui s’avance vers moi. Assez grande. Visiblement déjà mature, physiquement parlant. Mon fils la trouverait sans nul doute à son goût. Je l’accueille d’un air relativement neutre, même si j’incline la tête en signe de respect. Elle me salue également, et je lui fais signe de se redresser.


| Votre altesse. Il me plaît de faire enfin votre connaissance. Votre père, m’a déjà chanté vos louanges, alors que nous conversions sur la route de cette forteresse. On ma confié vos revers de fortune sur la route, et le rôle joué par nos troupes et ma Dame. Je suis heureux de constater de mes propres yeux que vous n’avez pas eu à payer l’impudence des cavaliers ennemis de votre santé. Votre père vous-a-t-il déjà partagé tout ce qui a pu être décidé, à propos du Conflans, de l’Empire, du Nord… Et de votre propre statut et avenir ? |

Je n’y allais pas par quatre chemins, ceci pour deux raisons. La première était que j’étais quelqu’un de franc et de direct ; je ne pensais pas avoir besoin de composer avec les individualités de chacun ; j’étais l’Empereur et j’avais une vaste armée pour me suivre. J’avais prouvé depuis longtemps qui j’étais et ce que j’étais capable de faire. Inutile dès lors, de s’embarrasser de gants. En tous cas pas avec les gens que je ne connaissais pas, et qui n’avaient pas forcément un poids politique suffisant pour me mettre en danger. En bref, j’étais fatigué et las, et il y avait encore tellement à faire que c’était un peu inquiétant ; jamais je n’aurais le temps suffisant pour faire ce que je voulais faire. Je devrais déléguer, même s’il y avait de ces sujets, comme celui qui m’occupait à cet instant précis, que j’aurais du mal à refiler à quelqu’un d’autre sans me sentir coupable après. Même si rencontrer la Princesse du Royaume des Rivières et des Collines ne re^vetait pas d’un intérêt stratégique direct et incontournable, je ne pouvais pas envoyer quelqu’un comme Conrad ou un de mes généraux de division sans craindre ensuite que mon absence ne soit remarquée et décryptée comme un manque de considération ou pire, une insulte. Je ne pouvais pas me permettre ce genre de malentendu avec un nouvel allié, ancien transfuge d’ailleurs des rangs de mes ennemis.


La jeune femme ne se laisse pas totalement intimider et me fait une révérence distinguée. Les gens du sud sont si friands de bonnes manières. Elle me sourit par contre lorsque je lui parle. Ceci est un peu moins protocolaire et j’espère que cela signifie que la famille Tully s’est bel et bien rangée à l’avis du nouveau Roi des Rivières et des Collines, qu’aucun individu ne se tienne en dehors véritablement de ce que nous sommes en train d’essayer de construire. La jeune femme me dit que c’est un honneur d’être présentée à moi, et qu’elle remercie indirectement son père pour ses bons mots.


| L’honneur est partagé, ma Dame. |


Lorsque je lui parle du trajet jusqu’ici, la jeune femme se fait rougissante, comme intimidée, ou je ne sais pas, coupable de ses pensées. Belle et féroce. C’était effectivement tout à fait Rhaenys, ça. Un petit bout de femme, extrêmement séduisant et charismatique, mais capable de vous cogner avec une épée comme si elle vous expédiait toute sa rancune et sa tristesse en pleine figure. Ca plus sa relation avec Meraxès, et vous aviez une guerrière terrible, implacable. Un peu trop téméraire aussi, sans doute.


| Mon impératrice. | la corrigeais-je doucement, sans faire preuve de brusquerie. | Oui, on m’a conté son action du jour. Elle a bien agi. Et je comprends tout à fait ce que vous voulez dire. J’ai passé ma vie à me battre, voyez-vous. Et lors de la bataille de Paege, lorsque j’ai rencontré votre père face à face sur le champ de mort, ma vision de la guerre a à jamais changé lorsque je l’ai vue tomber du ciel au milieu des charges de cavaleries de nos vaillants adversaires. |


Je touchais déjà à un sujet douloureux, dans le sens où c’était à Paege que Lyham avait été blessé, vaincu, mais couronné. Cette bataille représentait beaucoup pour la famille Tully. Elle m’explique, visiblement un peu plus intimidée sur ce sujet, que son père l’a mise au courant.


| Et donc, Princesse, pouvez-vous mef aire part de vos sentiments sur ces sujets ? Ce n’était pas forcément votre destin, de devenir princesse, puis Reine du Nord. |

J’étais direct, presque frontal. C’était volontaire, mais pas seulement. D’une part parce que j’avais bien conscience que je ne disposais que d’un temps limité avec toutes ces audiences, car je devais rencontrer beaucoup de monde mais seulement en très peu de temps. Forcément les choses n’étaient pas très faciles à mener dans un tel contexte d’urgence. C’était une complexité à laquelle je m’adonnais pourtant volontiers, car je ne me sentais jamais vraiment moi-même qu’en campagne. J’étais né pour ça, j’avais été élevé pour ça. Je ne pourrais en aucun cas me passer de ces moments de danger, d’urgence constante, de prises de décisions par défaut instinctives dans le feu de l’action. Je n’étais pas fait pour l’immobilité et le faste des cours, que j’appréciais, comme tout un chacun sans doute, mais qui ne m’occupaient ni me retenaient dans la durée. J’étais toutefois moins familier des manœuvres diplomatiques à l’étranger, car pendant longtemps je n’avais eu comme zone de chasse que le Nord, mais me voilà aujourd’hui forcé d’exporter mes compétences…


La jeune femme rougit lorsque je la reprends sur le titre exact de celle qui était maintenant sa suzeraine. Je ne la tance pas, même si j’aurais pu le faire de plein droit. J’essaie de faire des efforts de diplomatie, et en sus, on ne pouvait pas dire que j’étais traditionnellement très porté sur les titres. Elle se reprend formellement et elle se dit honorée d’avoir pu rencontrer Rhaenys sous ses augures. Je parle du même ton. Calme, posé, sans juger ni rien.


| Honorée sans doute… Même si la première fois que je vis Meraxès, je ne me suis pas vraiment senti dans ce genre de disposition. |


C’était dans les monts brumeux entourant Blancport, et le monstre chassait dans le ciel. J’avais été sublimé, terrifié, et je n’avais jamais eu un tel sentiment de fragilité. J’avais l’habitude de me sentir fort, confiant. A combien de batailles et d’escarmouches avais-je survécu ? Un grand nombre, aujourd’hui. Mais rien ne m’avait jamais autant apeuré que la perspective d’être dans l’ombre de cette terrible bête. Je secoue doucement la tête, acceptant le compliment même sans le cautionner tout à fait.


| Il y a des modes d’existence plus honorables que d’être pour partie responsable de la mort de dizaines de milliers de personnes, au cours de sa vie. J’espère que votre Altesse ne connaîtra pas de sitôt le spectacle d’un champ de bataille. Quant à surpasser les autres… Je pense que vue notre situation, c’est souhaitable. Harren le Noir ne laissera pas votre père empiéter sur ses plates-bandes, et doit brûler de réparer l’affront que je lui ai infligé. |


La perspective de faire enrager ma némésis m’enthousiasmait, car je savais qu’un être aussi calculateur serait moins efficace s’il devait perdre sa contenance et sa réserve habituelle. La jeune princesse me dit maintenant qu’elle était un peu perdue, sans doute. Honorée. Elle devait avoir entendu parler de mon fils, qui s’il n’avait pas encore connu d’exploits retentissants, devait avoir déjà la presse d’un guerrier dans le sud ; il avait commandé à ma cavalerie à La-Mort-Aux-Loups et avait su envahir une bonne partie du Conflans sans avoir à combattre. Son périple ne faisait que commencer, et la pucelle disait déjà qu’elle espérait le contenter. Bien apprise, en tout cas. Elle connaissait ses devoirs.


| Je comprends tout à fait votre désarroi. Je sais aussi à quel point il est difficile de tenir toutes ses paroles de père, quand celles-ci sont parfois contraintes par les nécessités politiques des nations comme des maisons. Mon fils, vous le rencontrerez, est un bon garçon. Il a hérité de beaucoup de traits de sa mère, remerciez vos dieux pour cela. Je pense qu’il sera un bon époux, pour vous. Sitôt la guerre terminée, en tout cas. Car tant que ça ne sera pas le cas je crains que ses pensées ne soient aussi préoccupées que les miennes par le sort de tous ceux dont nous sommes responsables. |

J’avais tellement envie d’aller me recoucher. Rarement dans toute ma vie avais-je été aussi fatigué en cours de campagne. La force de l’habitude m’avait permis à de nombreuses reprises d’aller me reposer à peu près n’importe où ; j’avais dormi à cheval, sous des tentes, à la belle étoile, sur des paillasses, sur des peaux de bête et des fourrures de route jetées à même le sol. Je ne pouvais ronfler une heure ou huit, rarement plus, mais ça me servait toujours. Mais là… L’inquiétude de la veille, terriblement oppressante, m’avait empêché de me reposer et la chevauchée s’était faite encore plus dure et plus longue encore. J’étais épuisé. Et pourtant le travail qu’il restait à accomplir était terrible tant de rigueur que de diversité, il fallait organiser le ravitaillement pour une armée si vaste que Westeros en avait peu connu de ce genre, sans parler des mouvements d’une trompe qui allait rompre sa formation par tronçons. Le tout requérait des manœuvres complexes et sans ambiguité, des talents d’organisation. Talents que je ne pouvais utiliser qu’en forme. Et pourtant je devais voir encore tant de gens différents. Je ne pouvais pas pour autant négliger cette femme, qui serait bientôt celle de mon fils.


| Vision terrifiante, même alliée je vous le garantis. Je ne pensais pas qu’il existait en ce monde pareille puissance de destruction et de mort. Votre père et ses compagnons n’avaient guère de chances, je le crains. |


Autant atténuer un peu la rancœur que certains pourraient facilement porter à Lyham Tully ; il avait fait ce qu’il pouvait contre un ennemi inconnu, obéissant à des ordres stupides et dangereux, qui mettaient en danger son armée pourtant conséquente. Je n’avais ressenti aucun plaisir à dévaster cette fière armée du Conflans, mais la satisfaction que je ne pouvais nier, tout de même, de retirer un obstacle de plus sur notre route. Et pis, de le retourner contre mon principal ennemi. De cela, Harren le Noir ne pouvait sans doute que me tenir rigueur. C’était une bonne chose, plus sa haine et sa colère seront fortes et plus il sera tenté de me combattre sur le terrain, et je savais que si j’avais une chance contre lui c’était bien sur le champ de bataille, et pas en dehors. Je ne pouvais donc pas rassurer la jeune femme en lui mentant ; le fait qu’elle se soit retrouvée catapultée jeune dame à Princesse du Conflans lui vaudrait la haine mortelle et inaltérable du Noir, c’était quelque chose contre laquelle le seul mode de guérison était la mort ; ou celle d’Harren, ou la sienne.


| Je ne vous mentirais pas ; vous avez raison de le craindre, c’est un signe de sagesse, au moins avez-vous conscience de ce que vous risquez. Vous êtes princesse, vous serez Reine, mais seulement si nous sommes vainqueurs. Voilà qui stimulera tout le monde à poursuivre le même objectif ; vaincre celui qui fut le suzerain de votre famille. |


Je parlais de Jon avec mon cœur, toute ma sincérité de père, et je ne faisais pas partie de ceux qui idéalisaient leurs gamins. Les miens avaient tous leurs défauts, et j’étais directement responsable de certains d’entre eux. J’étais lucide. Sur ma propre personne, sur ma propre nature. Je soutiens le regard de la princesse.


| Aucune idée, j’imagine que la décision revient avant tout à votre père et à votre futur mari, qui est Roi du Nord désormais. J’ai voulu cette alliance maritale mais c’est à eux et à vous-même de bâtir cet avenir. Vous devriez essayer d’aller les voir, l’un ou l’autre, alors que je dois moi-même retourner à mes préoccupations militaires ; la campagne en cours n’attendant plus que moi ! J’ai été ravi de faire votre connaissance en tout cas, ma dame, et serais honoré de vous savoir ma bru. |