Le menton fièrement relevé, la sauvageonne regarde droit devant elle, tenant fermement une double hache entre ses doigts si serrés que les jointures en sont presque blanches. Elle a froid depuis qu'elle a abandonné la lourde pelisse qui ne l'avait pourtant pas quittée tout au long de la route jusqu'à Motte-la-Forêt. Mais, depuis cette nuit de carnage, elle l'a perdue, elle ne sait même plus où. Elle ne se souvient d'ailleurs pas vraiment de ce qui s'est passé tant la rage l'a gagnée lorsqu'ils ont attaqué la ville. Tout ce qui lui revient quand elle y pense, c'est une odeur de sang, de bois brûlé. Et de mort. Cette riche odeur, comparable à nulle autre, qui s'est insinuée entre les murs de la ville alors qu'ils rapinaient, égorgeaient et violaient la population. Et depuis cette nuit, elle en veut encore, jusqu'à plus soif.

   Elle a l'impression de sentir son pouls battre au rythme du martèlement des bottes sur le sol. Ils avancent, en rang serré et d'aussi loin qu'elle se souvienne, jamais elle n'avait vu les siens aussi unis. Ils ont passé outre leurs rancoeurs séculaires pour s'attaquer à l'ennemi, le seul. Celui qui réside au-delà du mur. Et chacun trouvera enfin sa place lorsqu'ils auront vaincu, c'est que Hrotgar n'a cessé de leur répéter depuis qu'ils ont entamé cette marche sans fin qui pourrait bien être la dernière. En tout cas, le monde, leur monde, va changer après cette journée, à n'en pas douter. Il parait que le vieux loup monte aussi à leur rencontre mais elle n'en a cure. Comme les autres autour d'elle.  

   Il les a menés, tambour battant, jusqu'à la grande plaine. Ou tout se jouera. Ils sont à l'orée des bois et ils attendent, gagnés par l'impatience alors que le jour se lève. Elle a déjà le goût du sang dans la bouche et rêve de planter sa lame dans le corps de ces pseudo nordiens qui ne savent rien du vrai Nord, de celui dans lequel elle a grandi et qui ont fait d'eux le peuple libre. Ils méritent plus ces terres qu'eux et ils les auront, même s'ils doivent verser jusqu'à la dernière goutte de leur sang. Si ce n'est pas aujourd'hui, ce sera demain mais un jour ils seront vraiment chez eux.

   Elle est éblouie l'espace d'un instant par le soleil qui transperce à travers les bois et se réverbère sur la neige à un tel point qu'elle ne voit plus rien. Elle n'entend que cette clameur sourde, qui fait battre son cœur un peu plus vite et, quand son regard finit par faire le point. Elle les voit. Ils sont des centaines, des milliers. Peu importe leur nombre, elle ne sait de toute façon pas compter. Mais qu'ils soient plus ou moins nombreux, qu'ils soient mieux armés, qu'ils aient plus de chevaux qu'elle n'en a jamais vu de toute son existence, rien de tout cela n'a d'importance. Ils ne savent pas ce que c'est d'être le peuple libre, d'avoir faim, d'avoir peur, de ne connaitre que cette violence depuis si longtemps que rien d'autre ne semble possible.

   Elle se fige, se demandant tout de même un instant s'ils ne vont pas courir à leur propre mort. Mais il est impossible de faire marche arrière. La masse humaine derrière eux ne pourra être réunie de sitôt et, après leurs victoires, c'est maintenant ou jamais.

   Alors elle hurle de concert avec les autres. Elle puise toute son énergie dans cette rage qui l'habite depuis toujours. Ils ont autant de droit que les sudiens sur cette terre et ne doivent pas être chassés de là parce qu'ils ont sont nés du mauvais coté du mur. Et elle court. Comme elle ne l'a jamais fait avant, sa hache brandie en direction de ses ennemis alors que le silence n'est plus qu'un lointain souvenir. Si elle doit mourir, elle le fera pour son peuple, pour qu'ils gagnent le droit de vivre eux aussi et pas uniquement de survivre en attendant un moment plus propice.

   Les épées s'entrechoquent, les chairs sont tranchées et le sang commence à se mêler à la neige. D'ici la fin de la journée, toute cette vaste plaine ne sera plus qu'un charnier et le sol ne sera plus qu'une mare de boue et de sang. Mais avant, il faut lutter. Pour sa survie. Pour les éliminer et prendre ce qui leur est dû.

   Elle ne sait plus combien d'hommes elle a tués. Des dizaines ? Plus ? Elle ne s'est d'ailleurs même pas rendue compte qu'elle est blessée tant elle est couverte par le sang et que la rage ne la quitte pas même un instant. Pourtant, elle a un trou sur le coté et une flèche cassée qui en sort. Quand elle s'en rend compte, elle achève de la briser en deux, se gardant bien de tenter quoi que ce soit de plus et elle se précipite à nouveau dans la mêlée, sans même réaliser qu'il devient impossible ou presque de reconnaitre ses alliés de ses ennemis.

   Tout le monde hurle, les hommes et les femmes autour d'elle s'effondrent et si, l'espace d'un instant, elle a cru qu'ils pourraient survivre à cette journée, elle réalise que non. Pourtant, elle continue, ignorant la douleur, ignorant les siens qui tombent, terrassés par un ennemi plus fort, mieux organisé, plus sûr de lui peut-être. Elle ne le saura jamais. Et ça n'a pas la moindre importance de toute façon.

   Elle manque de laisser tomber sa hache quand elle voit Hrotgar s'écrouler, à quelques pas d'elle à peine. Tout est fini. Elle le sait. Mais elle hurle de plus belle, se précipitant contre ses ennemis sans même une once d'hésitation. Avant de s'écrouler au sol, baignant dans son propre sang alors qu'elle a senti le fer de la lame lui lacérer le dos. Elle se mord la lèvre jusqu'au sang pour ne pas hurler de douleur, pour ne pas leur donner cette satisfaction. Et elle bouge à peine quand elle sent qu'on la traine hors d'ici alors que la nuit commence à tomber.

   Ca ne fait qu'une journée ? Une seule ? Rien de plus ? Elle aurait dit qu'ils ont passé toute une vie sur ce champ de bataille. Leur dernier. Demain, les nordiens finiront de massacrer le peuple libre mais ils auront réussi à les blesser jusqu'au profond de leur âme. Ils mettront du temps à s'en remettre, s'ils le font vraiment et elle espère que d'autres leur porteront le coup de grâce. Même si ce ne sera pas ceux qui vivent au-delà du Mur.

   Mais elle ne sera pas là pour voir ça. Comme tant d'autres. Car devant elle se dresse des dizaines, des centaines ou plus encore de poteaux. Elle crache sur l'homme qui est en train de la relever et qui réplique en lui assénant un violent coup en plein visage. Pourtant elle s'en moque et lui sourit d'un air mauvais. Elle ne baissera pas les yeux. Jamais. Et l'homme se souviendra longtemps de son regard, tandis que son cadavre sera dévoré par les corbeaux avant que ses restes ne tombent en poussière.

   Il lui faudra des heures de calvaire avant de s'éteindre pour de bon.
   Heureusement ses blessures s'infecteront et la fièvre sera tellement forte que le reste n'aura plus la moindre importance. Et elle finira tout de même par hurler. Comme tous les autres. Jusqu'à ce que le matin voit son dernier souffle arriver et qu'elle finisse par se vider de son sang pour de bon.

   L'Hiver vient vraiment cette fois. Et peut-être que ces damnés sudiens comprendront enfin ce que ça veut dire. Et qu'ils crèveront, jusqu'au dernier. Car la mort ne les lâchera plus jamais.